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Covid-19 : Singapour jugule l'expansion de l'épidémie

Singapour a été l’un des premiers pays à subir les effets de l’expansion du Covid-19 hors des frontières chinoises. Mais les autorités de la Cité-État, aguerries par l’expérience du SRAS en 2003, se sont saisies de la situation d’une main ferme. La propagation de l’épidémie a pu être freinée, mais pas stoppée, le pays est donc à son tour confiné depuis le 7 avril. Mariana Losada, directrice du bureau Asie du Sud-Est de Sciences Po et de l’USPC à Singapour, et Alexandre Biotteau, chercheur à la National University of Singapor, décryptent pour Émile la situation.

Marina Bay Sands à Singapour (Crédits : Pixabay)

Quelles ont été les premières mesures prises par les autorités singapouriennes pour lutter contre l’épidémie de Covid-19 ?

À Singapour, nous avons été touchés très tôt par cette crise sanitaire, vers la mi-janvier 2020. Au moment où le virus a commencé à se propager en Asie, Singapour est devenu l’un des pays avec le plus de cas après la Chine, même si le nombre absolu restait relativement faible. Le gouvernement n’a pas tardé à prendre en main la situation et cela a été fait de manière exemplaire. Ici le mot d’ordre est l’anticipation. Singapour avait l’expérience de la crise du SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) et le pays s’était préparé au risque d’une nouvelle épidémie. Dès le 2 janvier 2020, les voyageurs revenant de Wuhan étaient soumis à des contrôles de température à leur sortie d’avion mais c’est surtout après la fermeture complète de Wuhan que les mesures se sont amplifiées. 

Le 23 janvier, nous avons reçu la première circulaire interne de notre employeur pour nous demander de reporter tous les voyages en Chine et de manière général, les déplacements à l’étranger. Plusieurs mesures ont été mise en place : une campagne de communication très efficace pour sensibiliser la population aux gestes barrières, déclaration de tous les déplacements effectués dans les 14 jours précédents, prise et déclaration en ligne de notre température deux fois par jour, prise de température systématique à l’entrée des écoles, des bureaux et des lieux très fréquentés (centres commerciaux, cinémas, restaurants, etc.).

 Le 31 janvier le gouvernement a décidé de fermer les frontières aux citoyens chinois non-résidents et à tous les visiteurs qui avaient voyagé ou transité par la Chine et ce jusqu’au nouvel ordre. Les résidents qui venaient d’une zone affectée devaient respecter une « quatorzaine » sous peine d’avoir une amende de 10 000 dollars singapouriens (environ 6500 Euros) ou de perdre leurs permis de travail pour les résidents étrangers. Cette nouvelle mesure a été très courageuse et symboliquement très forte car Singapour et la Chine entretiennent des liens privilégiés. 76% de la population de Singapour est considérée d’ethnie chinoise et le pays a reçu 3.4 millions de touristes chinois en 2018. Beaucoup de citoyens et de résidents avaient voyagé en Chine pour la nouvelle année lunaire ou recevaient la visite de leur famille à Singapour. Singapour est l’un des hubs les plus connectés au monde (2e port mondial, un avion qui décolle ou atterri tous les 80 secondes)  et avec un tel transit et une densité de population élevée, la cité risquait de devenir un foyer majeur. 

 Le gouvernement avait un objectif prioritaire : contenir la propagation avant que cela ne devienne ingérable. Le 1er février, le gouvernement a distribué plus de 5 millions de masques pour fournir chaque habitant au cas où ils deviendraient malades. Un système de traçabilité très précis a aussi été mis en œuvre pour identifier les foyers (clusters) et faciliter la maîtrise de la situation. Les personnes qui avaient été en contact avec un cas confirmé étaient automatiquement mises en quarantaine et leur état de santé suivi de très près. Au début, des détails très précis sur les personnes infectées étaient publiés quotidiennement. Sans connaître leur identité, nous connaissions leurs employeurs, leur quartier, la data d’apparition de leurs symptômes, et leurs déplacements avant la confirmation de l’infection. 

 Il n’y a pas eu de mesures de confinement ni de fermetures des écoles. En revanche, le gouvernement a lancé une application téléchargeable sur son téléphone portable pour faciliter la traçabilité des cas via les connections bluetooth avec d’autres appareils. Il n’est pas obligatoire d’installer cette application « TraceTogether », mais il est fortement conseillé de l’utiliser et des garanties de confidentialité des données ont été mises en avant pour nous encourager à le faire. Le gouvernement a également partagé le code source de l’application avec d’autres pays pour encourager le déploiement de ce système. 

Quelle est la situation actuelle ?

 Les premières mesures ont été prises très tôt et ont montré leur efficacité. Début mars, le nombre de cas stagnait et l’épidémie semblait largement sous contrôle dans la cité-État. Malheureusement, lorsque la crise a explosé en Europe et dans le reste du monde, de nouveaux cas ont été importés par des visiteurs, des résidents revenant de voyage ou des singapouriens rapatriés. Singapour, qui faisait partie des trois pays les plus affectés en février, est aujourd’hui à la 52ème place par rapport au nombre des cas (1623 au 9 avril). Des nouvelles restrictions ont été imposées pour ceux qui venaient de l’étranger, dont des mesures d’isolement obligatoire (« Stay Home Notice » ) voire de refus d’accès au territoire. Les voyages vers l’extérieur sont quasiment interdits, les ponts avec la Malaisie ne laissent plus passer que les biens de consommation essentielle, et les résidents étrangers qui étaient sortis du pays sans autorisation préalable ne peuvent plus rentrer à Singapour. 

Ces mesures très strictes ont permis de diminuer le nombre de cas importés mais n’ont pas suffit à empêcher une « deuxième vague » de transmission locale. Depuis la fin mars, le nombre de cas a augmenté rapidement, avec 70 à 140 cas quotidiens en ce début avril. Ce nombre élevé rend plus fastidieux le travail de contact tracing et les informations qui sont communiquées sont maintenant beaucoup moins précises. On sait néanmoins que les cas locaux constituent désormais la grande majorité. 

Face à cette recrudescence, le gouvernement a décidé de fermer les bars, cinémas, musées puis quelques jours plus tard, s’est résigné à fermer les écoles et tous les services non essentiels du  7 avril au 4 mai. Cette mesure, intitulée circuit breaker, n’est pas aussi contraignante que le confinement français mais tout regroupement extérieur au foyer est interdit, et le non-respect de la distanciation physique à l’extérieur peut faire l’objet d’amendes élevées (jusqu’à 20.000 $ et un an de prison en cas de récidive). Parallèlement, la fondation Temasek a financé la distribution de gel désinfectant à tous les habitants et le gouvernement a donné des masques lavables à tous les résidents en les encourageant maintenant à les porter systématiquement à l’extérieur. 

Gratte-ciel à Singapour / Crédits : Pixabay

D’une manière générale, est-ce que la population applique scrupuleusement les règles et restrictions mises en place ?

Nous sommes dans un pays dans lequel les règles sont claires et assorties de sanctions dissuasives en cas de non-respect - par exemple, des amendes très élevées, de la prison ou la perte du permis de travail et donc de séjour pour les étrangers. Le gouvernement a été très transparent depuis le début de la crise et le premier ministre de Singapour est intervenu dans les médias à plusieurs reprises en faisant preuve d’humilité face à la gravité de la situation, et prononçant des discours clairs et pragmatiques pour préparer la population à tous les scénarios possibles - sans écarter le risque d’une crise longue et difficile. Une petite partie de la population a montré des signes de panique à quelques reprises et ont pris les magasins d’assaut mais le gouvernement s’est voulu rassurant et reconnaissant envers la discipline des habitants. A l’inverse, quelques autres ont négligé les recommandations de prudence et de distanciation, (en fréquentant les bars la veille de leurs fermetures ou en ne respectant pas leur mesure d’isolement, par exemple) mais cela reste des cas isolés et la grande majorité des citoyens suivent scrupuleusement les consignes officielles.

Au quotidien, qu’est-ce que cela change pour vous ?

Les enfants continuaient d’aller à école mais cela a changé à partir du 7 avril. Heureusement, toujours dans un souci d’anticipation, toutes les écoles (locales et internationales) avaient instauré des journées « test » de Home based learning pour entrainer les élèves et les enseignants dans le cas où cela devait arriver. Cela nous a aidé à nous préparer. 

Économiquement, plusieurs mesures ont été mises en place dès le mois de février pour palier la crise et aider les travailleurs les plus affectés par la situation (chauffeurs de taxi, petits entrepreneurs, métiers du tourisme et les nombreux restaurateurs de proximité en particulier). Des allocations vont également être versées aux citoyens et les frais de scolarité et de garde d’enfants sont diminués pour la durée du circuit breaker. L’augmentation de la TVA locale, qui était prévue de longue date, a été annulée et les péages urbains suspendus. Le premier ministre, les ministres et les députés ont également renoncé à 3 mois de salaire par solidarité. 

Comme Singapour est un hub aérien, le secteur aéronautique, qui dispose d’une place centrale dans la cité-état, a été sévèrement touché. Singapore Airlines est l’un des fleurons nationaux et la compagnie a maintenant 90% de sa flotte au sol. Une initiative très intéressante pour éviter l’inactivité et le chômage des salariés a été de redéployer les hôtesses dans les hôpitaux en tant que care ambassadors pour servir des repas aux malades avec des symptômes légers. Cela permet de transférer leur savoir-faire et de contribuer ainsi à l’effort collectif face à la crise. C’est une idée fantastique, qui témoigne du pragmatisme et de la capacité d’adaptation des singapouriens. Des hôtels ont également été utilisés comme centres de quarantaine et ont ainsi pu continuer leur activité. 

Quelle est la situation médicale dans votre pays ?

Le système de santé à Singapour est d’excellent niveau et jusque-là les hôpitaux ont pu gérer la situation très efficacement. La prise en charge de cas du Covid-19, mêmes les plus légers, a été fait avec beaucoup de sérieux et de rigueur. Là encore, l’expérience du SRAS en 2003 a permis aux singapouriens de mettre en œuvre des méthodes rigoureuses pour éviter de contaminer leur personnel médical. Les malades sont accueillis dans plusieurs hôpitaux et ceux qui sont en voie de rétablissement sont isolés ensuite dans des chambres d’hôtels jusqu’à la disparition totale du virus, pour soulager les établissements médicaux. Pour l’instant, le gouvernement s’est engagé à prendre en charge tous les citoyens et résidents (en possession d’un permis de séjour de longue durée). En revanche, les visiteurs ponctuels doivent désormais régler eux-mêmes les frais médicaux. Le premier ministre a également prévenu depuis plusieurs semaines que les hôpitaux devraient se concentrer sur les cas les plus graves si le nombre de malades devenait trop élevé. 

Comment la communauté des alumni, et des Français en général, a réagi à l'occasion de cette crise ? Est-ce que vous avez le sentiment que cela a rapproché les citoyens français à l'étranger ?

La communauté française à Singapour compte 17000 personnes enregistrés auprès du consulat et environ 150 font partie de la communauté alumni de Sciences Po. Cette crise a contribué à resserrer les liens parmi nos compatriotes. Des groupes de WhatsApp se sont formés pour échanger les dernières informations sur la situation locale et la vie du Lycée français en particulier. 

Vue aérienne de Singapour / Crédits : Jxcacsi, Wikicommons

Les mesures adoptées par Singapour ont parfois créé des situations difficiles pour certains résidents français et les services consulaires se sont mobilisés pour les aider.  L’ambassade réunit aussi occasionnellement plusieurs chercheurs français autour d’un conseil scientifique pour le suivi de l’épidémie du Covid-19 à Singapour. Ces spécialistes ont été consultés sur l’évolution de la situation et la mise en œuvre d’éventuelles mesures complémentaires à celles édictées par les autorités sanitaires singapouriennes.

Enfin, il existe de nombreux acteurs de l’écosystème économique français à Singapour: l'Ambassade, la Chambre de commerce, Business France, Bpifrance, les conseillers du commerce extérieur, la French Tech, des entreprises et des opérateurs privés. Ils se coordonnent dès à présent pour concevoir la stratégie de relance post-crise. 

Des alumni Sciences Po font partie de ces équipes, comme la Première conseiller à l’Ambassade de France, Ariane Trichon, qui s’est beaucoup mobilisée pour la communauté. 

Par ailleurs, cette année nous avions un nombre record de 38 étudiants de Sciences Po en échange et en stage à Singapour, en plus d’une quinzaine en double diplôme avec la National University of Singapore (NUS). Nous avons personnellement aidé chacun de ces étudiants depuis le début de la crise, pour les assurer, gérer leurs inquiétudes et les aider à organiser leur rapatriement si nécessaire. A ce jour, environ la moitié de ces étudiants sont encore à Singapour et nous suivons leur situation de très près.