Olivier Duhamel et Laurent Bigorgne : les mots du coronavirus
En cette période de confinement, la rédaction d’Émile a décidé de vous faire découvrir les plus récentes sorties littéraires. Après Anne Sinclair et Frédéric Beigbeder, nous poursuivons cette rubrique avec l’ouvrage Les mots du coronavirus, coécrit par Olivier Duhamel, président de la FNSP, et Laurent Bigorgne, directeur de l’Institut Montaigne. Avec cet abécédaire, ils font le pari de rendre compte du bouleversement multiforme que représente la crise. Ces mots du coronavirus ont été collectés à chaud, dans les journaux, les médias, sur les réseaux sociaux, en interrogeant experts et amis, pour nous renseigner sur ces semaines invraisemblables que nous venons de vivre, et nous encourager à en tirer les leçons nécessaires. Entretien.
En pleine crise du coronavirus, comment vous est venue l’idée de créer cet abécédaire et comment avez-vous sélectionné, les propos rassemblés dans cet ouvrage ?
C’est Laurent qui a eu l’idée, laquelle m’a immédiatement ravi. Deux manières de choisir les entrées : une systématique, lister les mots indispensables à traiter, médicaux, politiques, économiques, juridiques, sociaux, culturels, et même comiques, ou autres. Et une empirique, quasi ludique : au fil de nos lectures, écoutes, visionnages, échanges, retenir les citations significatives ou celles qui nous plaisaient.
Dans l’avant-propos, votre ouvrage est décrit comme « un outil pour savoir ce que furent ces semaines, ces mois invraisemblables. Pour ne pas oublier. Pour servir de base afin d’en tirer, aujourd’hui et demain, les leçons ». Quels enseignements pouvons-nous tirer de tous les propos – parfois contradictoires – entendus pendant cette crise ?
D’abord, la nécessité d’être très humbles face à ce moment inattendu et global, qui a touché tous les pays du monde ou presque. On sait encore peu de choses de ce virus, de son comportement, et de la maladie – le Covid-19 – qu’il provoque. Les scientifiques du monde entier sont mobilisés. Les gouvernements ont déployé, pour nombre d’entre eux, des efforts considérables. Prenons les Européens. La réaction sanitaire est ce qu’elle est, à la mesure de l’état du système de santé de chaque pays. Mais la réaction économique, elle, est pour le moment impeccable, de la BCE à… même Bercy, qui n’a pas empêché. Un Président libéral qui n’hésite pas à « nationaliser 12 millions de salaires et les comptes d’exploitation d’un million d’entreprises » , comme l’écrit Gérard Courtois. Pour l’instant, nous semblons avoir appris de nos erreurs de 2008 et ce n’est pas assez souligné.
Les institutions politiques françaises étaient-elles préparées à une telle crise et notre Constitution est-elle adaptée pour faire face à de telles urgences sanitaires ?
La Constitution n’est pas le problème ; le système médico-administratif, si. Il a été défaillant pour les décisions de prévention et le système politique pas mieux pour les contrôles. Il est clair qu’en Italie, en Espagne, au Royaume Uni, en France, presque personne parmi les politiques, bien peu parmi les experts de la santé n’ont su prendre cette crise au sérieux alors qu’elle a inquiété les démocraties d’Asie du Sud Est – Corée du Sud, Taïwan, Singapour, Hong Kong – dès le mois de janvier. Il faudra chercher à comprendre pourquoi.
Puis les réactions des pouvoirs publics ont été marquées par de nombreuses habitudes bureaucratiques (excès de norme, lenteur à décentraliser et déconcentrer la mise en œuvre) ou des biais idéologiques parfois (hôpital public contre hôpital privé, médecins de ville négligés). Sans doute le numérique n’a-t-il pas encore été suffisamment considéré comme devant faciliter la vie des citoyens et des fonctionnaires en période de crise comme en temps normal. Viendra – le plus tôt sera le mieux – le temps de l’introspection et des leçons, en espérant éviter la passion des boucs émissaires, qui renverrait quelques personnes devant les juges, pour lui préférer l’exercice éventuel de la responsabilité politique, et, surtout, l’évaluation et la mise en œuvre des transformations nécessaires de nos gouvernances.
La progression fulgurante qu’a connue l’épidémie de Covid-19 semble avoir démontré une chose : le respect des libertés publiques fondamentales des citoyens, principe au cœur des démocraties, est difficilement compatible avec la gestion sanitaire d’une crise de cette ampleur. Notre système démocratique nous protège-t-il d’une possible dérive ?
Guerres, attentats, pandémie ravageuse exigent de déplacer le curseur dans l’arbitrage entre sécurité et liberté, dans les démocraties avec des limites. Vous préférez le régime chinois, qui arrête le lanceur d’alerte, ment sur les chiffres, plombe les portes d’appartements ? Personne ne peut sérieusement soutenir que les régimes autoritaires, chinois, iranien ou autre, aient agi plus efficacement que les démocraties du Sud-Est asiatique. Et dans les démocraties, les populistes, tels Trump ou Bolsonaro, ont failli, les semi-populistes, tel Johnson, failli faillir, et les démocrates ont conjugué à moindre mal le respect des libertés, évidemment restreint, et les mesures sanitaires, évidemment prioritaires.
Comment envisager le rôle du Parlement lors d’une crise sanitaire comme celle-ci : doit-il être repensé ? Le recours large aux ordonnances s’imposait-il en de telles circonstances ?
Restrictions fixées par la loi, questions hebdomadaires au gouvernement, missions d’information, le Parlement reste très présent, les ordonnances nécessaires. Le chef de l’État n’a pas eu recours à l’article 16. Le pouvoir exécutif ne s’est pas servi de la théorie des circonstances exceptionnelles. Le Parlement n’a pas été mis en congé. Encore heureux, direz-vous. Soit, encore heureux – dans l’autre sens, les deux interprétations de cette expression sont justifiées. La critique devrait viser les carences du contrôle parlementaire en amont, sur les restrictions imposées aux hôpitaux, les défaillances de la prévention…
Comment envisagez-vous l’après coronavirus ? S’oriente-t-on vraiment vers un “nouveau monde” ?
Attention aux mirages et ne nous précipitons pas. Nous sommes au beau milieu d’une crise sanitaire majeure et pointe une crise économique dont on nous prédit qu’elle n’a pas d’équivalent dans l’histoire du monde depuis qu’existent des outils statistiques un peu robustes.
Si nous savions déjà répondre à cette question, nous n’aurions pas écrit un abécédaire, sorte de livre-reportage, mais un essai. Quelques idées commencent à émerger qui pourraient faire consensus : mieux traiter « les premiers de corvée », étendre le télétravail, l’enseignement à distance, la téléconsultation du médecin, conquérir une indépendance européenne en matière de médicaments et de protections en cas de pandémie, revoir le complexe « médico-administratif »…
Pour le reste, méfions-nous de la supposée démonstration par la pandémie de la validité de son idéologie : la preuve qu’il faut décroître, ou nationaliser, ou fermer les frontières, ou plus de libéralisme, ou sortir de l’Union européenne, etc… ce que nous appelons les covidéologies.
L’ouvrage Les mots du coronavirus est disponible en ligne dès aujourd’hui et sera publié en version papier le 3 juin. L’intégralité des droits d’auteurs sera reversé à la Librairie de Sciences Po.