Émile Magazine

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Crise du Covid-19 : l’art, une valeur refuge ?

Le monde de l’art et de la culture a été fortement secoué par l’épidémie de Covid-19. Le confinement a entraîné la fermeture de tous les lieux culturels, salles de spectacle, cinémas, musées, galeries, mais aussi l’annulation des foires et des salons. Un coup dur pour l’ensemble du secteur. Pourtant, la soif d’art ne s’est pas tarie pendant cette période et a bien souvent été assouvie en ligne. Émile est parti à la rencontre de trois startups du monde de la culture, fondées par des Alumni, pour connaître l’impact de la crise sur leur activité numérique. 

Clapping hours in Paris, Laura Gulshani, 2020, huile sur toile (Singulart)


Singulart est une galerie d’art en ligne, créée en 2017, par Véra Kempf (diplômée de PSIA/Sciences Po en 2013), Brice Lecompte et Denis Fayolle (ex-La Fourchette). La plateforme numérique permet à des artistes professionnels, répartis dans plus d’une centaine de pays, de gagner en visibilité et de vendre leurs œuvres à l’international. Pour le collectionneur, Singulart est une foire d’art disponible 24/24 et 7j/7. Aujourd’hui, 91% des ventes effectuées via la galerie sont transfrontalières. La jeune entreprise vient de réaliser une levée de fonds de 10 millions d’euros. En 2019, la cofondatrice Véra Kempf a fait partie du classement Forbes Europe « 30 under 30 » (30 de moins de 30 ans) dans la catégorie E-commerce. C’est lors de ses études à Sciences Po, et plus particulièrement dans le cours de Jacques-Henri Eyraud, qu’elle a pris la décision de franchir le pas de l’entrepreneuriat.

Créé en 2013, Artips est le premier média culturel en ligne avec ses quatre newsletters (Artips, Musiktips, Sciencetips et Economitips) auxquelles sont abonnées plus d’un million de personnes. Lancée par Coline Debayle (ancienne du double diplôme Corporate and Public Management, délivré par HEC et Sciences Po, promo 13), la jeune entreprise emploie aujourd'hui une quarantaine de personnes, dont de nombreux diplômés de la rue Saint-Guillaume. Devenue véritable expert des micro-contenus en ligne et du storytelling, Artips a développé Artips Factory, des cours en ligne sous forme de courtes capsules, à destination d’entreprises, d'institutions ou d’écoles. Artips Factory conçoit des formations en ligne sur-mesure autour des soft skills, des savoirs métiers / complexes ou de la culture générale. 

Hemeria est une maison d’édition dédiée à la photographie, créée fin 2018, qui se présente comme une alternative aux éditeurs traditionnels. Les photographes bénéficient de la même offre de services, tout en gardant le contrôle sur l’ensemble de la chaîne de fabrication du livre, du financement à la production. C’est surtout la qualité de ses impressions qui distingue Hemeria des autres maisons d’édition. Son modèle est basé sur la vente en ligne, notamment avec des campagnes de crowdfunding pour pré-financer les livres, mais des partenariats ont également été noués pour une distribution en librairie en France et à l’étranger. Elle est associée avec l’entreprise Printmodel® qui a développé des technologies d’impression uniques qui permettent un rendu optimal et extrêmement personnalisé du travail des photographes. La présidente et co-fondatrice, Brigitte Trichet, est diplômée de l’Executive Master Management des médias et du numérique de Sciences Po. 


Une soif de culture

L’épidémie de nouveau coronavirus a accéléré la digitalisation de nos sociétés. Ce constat est désormais bien établi et s’étend à tous les domaines d’activité. La culture ne fait pas exception. Confinés, des millions de personnes ont bien évidemment cherché à se divertir en ligne et la hausse de la consommation de contenus sur les sites de vidéo à la demande en est la preuve, comme l’a confirmé le Baromètre des effets de la crise sur le secteur audiovisuel, publié par le CSA

Mais cela ne se limite pas à un simple désir de divertissement. Beaucoup ont surtout souhaité continuer à se nourrir intellectuellement alors que les théâtres, cinémas, bibliothèques, musées et galeries fermaient leurs portes. En témoignent les visites virtuelles de musées et d’expositions qui ont connu un grand succès. Le Louvre a, par exemple, enregistré 10 millions de visites entre le 12 mars et le 22 mai. Un chiffre record puisque le musée avait, en 2019, cumulé 14 millions de visites sur l’ensemble de l’année. 

Partenariat entre Artips et le Musée du Louvre pour présenter de manière ludique 10 anecdotes sur l’histoire du Louvre.

Une soif de culture également constatée par Amélie de Ronseray, Associée de la startup Artips qui propose des newsletters quotidiennes autour de l’art, la sciences ou l'économie, et des cours en ligne de culture générale. « Notre nombre d’abonnés a beaucoup augmenté pendant le confinement : nous avons gagné près de 400 000 abonnés en quelques jours », explique-t-elle. « Un million d’abonnés reçoivent désormais nos quatre newsletters gratuites pour la démocratisation de l’art, la musique, la science ou l’économie (Artips / Musiktips / Sciencetips / Economitips) ». Les abonnés ont également été plus investis : « Notre taux d’ouverture déjà élevé (60% en moyenne) a aussi augmenté, et nous avons constaté davantage de clics, de partages et un temps de lecture plus élevé. »

Une tendance qui se retrouve aussi pour la vente d’œuvres d’art en ligne, comme nous le confie Véra Kempf, la cofondatrice de la galerie Singulart : « Comme beaucoup de plateformes numériques ou du e-commerce en général, nous avons doublé nos ventes entre fin mars et fin avril ». Elle a constaté deux périodes différentes : « Il y a eu, je dirais, deux semaines d’adaptation à la mi-mars. J’imagine que tout le monde, les collectionneurs compris, se demandait ce qui allait se passer, si les œuvres d’art pourraient circuler et donc s’ils pourraient recevoir leurs commandes. Une fois cette phase passée, nous avons vu les connexions doubler et les ventes augmenter drastiquement. Nous avions déjà vu ce phénomène sur le marché asiatique deux mois plus tôt où nos ventes avaient triplé depuis le début du confinement en janvier. En Europe, c’est l’Italie qui nous a le plus surpris. »

We will meet again, Emelie Hryhoruk (UK), 2020, Actylique et aérosol sur canvas (Singulart)

Une fenêtre sur le monde…  

« Les biens culturels ont aidé une bonne partie d’entre nous à vivre le confinement plus sereinement », analyse Véra Kempf. « Qu’on parle de films, de romans, de musique, de visites de musées virtuelles ou de tableaux, je crois que la culture a enfin retrouvé sa place dans nos vies et son rôle dans la société - à savoir je crois, bien sûr à nous divertir, à nous extraire du quotidien, et si possible à prendre du recul, à nourrir notre vie intérieure ». 

Un avis que partage Amélie de Ronseray. « L’art et la culture sont un réconfort en temps calme comme agité. À travers deux trésors : la curiosité qu’ils mettent dans nos vies et l’émotion qu’ils y insufflent. » Un double besoin, ressenti encore plus fortement dans une période de crise inédite comme celle que nous vivons actuellement. « Lorsque notre vie sociale s’arrête et parfois notre vie professionnelle aussi, l’art et la culture sont une fenêtre irremplaçable sur le monde. Ils apportent du sens dans un moment qui nous en prive ou qui remet en cause beaucoup de nos repères. En temps de guerre, ce n’est pas un hasard si Jean Moulin rêvait du Prado. En temps d’épidémie, nous rêvons de pouvoir revoir un ballet, un film, une sculpture dans un musée », complète-t-elle. 

Le succès grandissant des newsletters d’Artips pendant la crise s’explique notamment par deux éléments selon l’équipe: « Nous proposons du contenu gratuit et de qualité depuis 7 ans à nos abonnés. Ils sont dans un format parfait pour le picorage sur mobile ; ils se glissent dans les micro-moments de chacun. L’autre raison que nous voyons est la diversité de nos sujets. À l’heure où nos abonnés n’entendaient parler que Covid, gestion sanitaire, décomptes morbides, ils ont été des milliers à nous envoyer des messages d’affection et de remerciements pour la respiration que nous leur apportions. »

Exemple de newsletters d’Artips.

… Et un ralentissement du temps

Le confinement a également changé, pour beaucoup d’entre nous, notre rapport au temps. Soudainement, de nombreuses heures se sont libérées dans l’agenda des artistes mais aussi des acheteurs, comme a pu le constater Véra Kempf. « D’un côté, les artistes étaient beaucoup plus disponibles pour refaire une beauté à leur page sur notre site et ajouter de nouvelles œuvres. Leurs expositions étant annulées, ils avaient aussi beaucoup plus de temps pour créer. On ne se rend pas compte à quel point un artiste est un entrepreneur, et doit passer du temps à se représenter, à faire de l’administratif… Du coup, nous avons eu 15% d’œuvres en plus ajoutées par les artistes sur le mois d’avril qu’en moyenne sur les derniers mois. Du côté des acheteurs, comme ils étaient chez eux, ils ont eu envie de trouver l’œuvre d’art à mettre dans leur salon, ils ont pris le temps de la chercher en ligne, de montrer à leur famille ce qui leur plaisait pour décider ensemble. Confinés, beaucoup ont aussi fait des économies sur d’autres dépenses, ce qui leur a permis d’avoir un budget œuvre d’art plus important. »

Visuel du podcat “L’Œil écoute”consacré à la photographe Olivia Gay

Les entreprises, elles-mêmes, ont aussi pris le temps de se recentrer sur des activités parfois laissées de côté en temps normal. « Plusieurs de nos projets ont été décalés : des parutions de livres, mais aussi la grande exposition que nous avions prévue d’organiser de mi-avril à mi-juin dans le Marais », nous raconte Brigitte Trichet, présidente et co-fondatrice de la maison d’édition de livres photos Hemeria. « Malgré le contexte, nous avons continué à avancer, à la fois sur la consolidation de notre programme éditorial à venir et sur la partie magazine, avec la production de deux podcasts “L’Œil écoute” consacrés à des acteurs du monde de la photographie : la photographe Olivia Gay et la Cofondatrice de l’agence Signatures Frédérique Founès. Nous travaillons également à mettre en ligne un espace "galerie" : nous allons vendre des tirages d'art en ligne, que nous pourrons produire nous-mêmes. Et cette période a surtout été propice à étendre notre réseau, à prospecter et à nouer des liens pour l’avenir ! ». . 

La prime au numérique

Les galeries traditionnelles, notamment les petites structures, sont particulièrement fragilisées par la crise. Mi-avril,  le Comité professionnel des galeries d’art (CPGA) avait tiré la sonnette d’alarme. Selon une étude menée auprès de ses 279 membres, la fermeture d'un tiers des galeries françaises serait à prévoir « dans les douze prochains mois » si elles ne bénéficient pas d'un plan d'aide. La présidente du Comité, Marion Papillon, avait rappelé à cette occasion qu’après la crise de 1990, 46 % des galeries ont fermé, tandis que plus de 30 % ont disparu après celle de 2008.

La crise et le confinement ont surtout exacerbé la fracture numérique entre les petites galeries et les grosses enseignes qui ont développé de longue date des plateformes numériques élaborées pour mettre en avant leurs artistes.

Pour autant, les grandes galeries ne sont pas les seules à mieux résister. Les startups qui ont fait le pari du tout numérique sont forcément avantagées, à l’instar de Singulart. « Notre positionnement en ligne nous a surtout permis de ne pas avoir à nous adapter à nouveau contexte », déclare Véra Kempf. « Vu notre modèle, le 17 mars nous étions en ordre de marche pour télétravailler facilement, tous nos process peuvent fonctionner à distance, les artistes sont autonomes, nous avons des partenaires pour le transport qui n’ont pas cessé de livrer, et nos clients n’entendent pas parler de nous via des événements physiques mais à travers du webmarketing. »

Le tout numérique est-il alors le nouvel idéal vers lequel tendre ? Pas forcément : « Demain si Google s’effondre, c’est nous qui devrons nous adapter. Mon équipe ne sait pas faire de la vente en physique, ce n’est pas le même métier ! », prévient Véra Kempf qui préfère rester prudente : « Nous suivons les chiffres quotidiennement, car le contexte est incertain et il pourrait y avoir un effet "post-déconfinement" ».

Coronearth, Lord Gregory Byron, 2020, création digitale sur papier (Singulart)

S’adapter à la crise

Même si leur modèle est basé sur le numérique, Singulart, Artips et Hemeria se sont toutes les trois adaptées d’une façon ou d’une autre à la crise. Dans un contexte aussi exceptionnel, il n’était évidemment pas possible de continuer à fonctionner « comme avant ».

Chez Artips, des contenus à l’accès habituellement restreint ont été mis gratuitement à disposition du grand public. « Pendant le confinement ou le déconfinement, le ton de nos contenus n’a volontairement pas changé. Nous avons continué de nous tenir à l’écart de l’actualité chaude pour offrir une fenêtre d’évasion à tous », précise Amélie de Ronseray. « Ce sont nos offres qui ont changé : au 17 mars, nous avons décidé de poursuivre l’envoi gratuit de nos 4 newsletters mais également d’ouvrir nos parcours de culture générale en ligne (normalement réservés aux entreprises et écoles qui prennent des abonnements payants) à tous les utilisateurs qui en faisaient la demande. Cela est valable pour les entreprises et leurs collaborateurs éloignés, les parents confinés avec leurs enfants, les étudiants en manque d’ouverture pour leurs études et les musées contraints de fermer leurs portes. » Et le bilan chiffré est impressionnant : « En tout, 350 000 heures de contenus culturels ont été consommées gratuitement par l’ensemble des utilisateurs autorisés (cela équivaut à près de 40 ans) ! »

De son côté, Véra Kempf a observé deux phénomènes pendant cette crise. « Tout d’abord, les artistes ont cherché leur place dans cette situation. Ils ont voulu se sentir utiles et ont donc créé des œuvres pour diffuser des ondes positives. De cette créativité positive, nous avons créé la collection De l’Art pour l’Espoir. Ensuite, les artistes ont aussi cherché à appréhender ce fameux virus et à s’approprier notre nouvelle réalité à travers leurs créations. Depuis plusieurs semaines, ils ont donc créé des œuvres autour du Covid-19 - certains pour tourner en dérision par exemple la pénurie de papier toilette, d’autres utilisent la forme du virus comme motif pictural, d’autres peignent notre nouvelle vie quotidienne, les nouveaux rituels, prennent les soignants comme modèles pour leurs portraits. Le masque chirurgical ou en tissu est devenu un accessoire ! », s’amuse la jeune femme.

Oeuvre faisant partie de la collection De l’Art pour l’Espoir : What the world needs now, Leclosier (France-US), 2020, Acrylique et Aérosol sur Canvas (Singulart)

Pour la maison d’édition Hemeria, la crise a eu un impact direct sur son activité. « Certains projets ont dû être décalés dès lors qu’ils étaient basés sur des levées de fonds : impossible de lancer une campagne de crowdfunding dans ce contexte, la priorité des dons allant plutôt au soutien des personnels soignants », indique Brigitte Trichet. « Nous avons néanmoins pris la décision de réaliser une campagne car le projet soutenu est sur le thème de la précarité : Fragile. Et nous avons également lancé les pré-commandes du portfolio d’un photographe né sur Instagram : Soul of Paris. »

Photos extraites du livre Fragile du photographe Pierre-Alain Balmer (Hemeria).

Le monde de l’art s’est aussi très vite allié à des initiatives de solidarité. « Nous avons soutenu l’initiative Les amis des artistes, précise Brigitte Trichet. « Certains des photographes et artistes que nous défendons ont participé à cette opération, qui continue de fonctionner et porte ses fruits au-delà des espérances. Nous allons vraisemblablement participer au comité stratégique qui réfléchira à comment pérenniser cette activité et donner un nouveau visage à la vente d’œuvres plastiques. » Le principe de cette initiative, mise en place par un collectif d’acteurs du domaine de l’art, est de reverser 30% des bénéfices de la vente d’une œuvre à une cagnotte solidaire au profit d’une association assurant la distribution de ces fonds à des artistes en difficulté.