Nils Escurat, Sciences Po mention mode
Tout juste diplômé du Collège Universitaire de Sciences Po, Nils Escurat démarre sa troisième aventure entrepreneuriale. Après des premières expériences dans l’industrie musicale et la blockchain, le voilà lancé dans le milieu de la mode. Aux côtés d’Hadrien Lonjaret, il a cofondé le label de mode AGENT 33. Leurs créations, connues par une communauté d’initiés, ont déjà été portées par des artistes tels que Billie Eilish, Rosalía ou Bad Bunny. Il raconte à Émile son parcours et la genèse de la marque.
Propos recueillis par Albane Demaret et Maïna Marjany
AGENT 33
AGENT 33 a été fondée en Janvier 2020 par Hadrien Lonjaret, jeune créateur, et Nils Escurat, étudiant en troisième année à Sciences Po. Caractérisée par des designs audacieux et imaginatifs, la jeune marque sortira sa première collection le 24 juin, en collaboration avec SWEAR London. S’appuyant sur une solide communauté d’initiés, (plus de 65 000 abonnés sur Instagram) leurs premières créations ont déjà été portées par divers artistes, tels Billie Eilish, Rosalía ou Bad Bunny. Spécialisée dans le footwear, AGENT 33 ambitionne également de développer une ligne de vêtements et d’accessoires.
De la musique à l’entrepreneuriat
À mon arrivée à Sciences Po, j’étais plutôt versé dans la musique. Je m’inscrivais alors dans une démarche créative, plus artistique qu’entrepreneuriale. Je suis pianiste : j’ai fait du jazz, de la musique classique, du rock… J’ai commencé très jeune, autour de 15-16 ans, à travailler avec Spinnin’ Records, un label de musique électronique. J’étais ghostwriter, c’est-à dire que je composais pour d’autres artistes sous la surveillance des labels. J’ai été insatisfait par cette expérience qui ne me convenait pas forcément sur le plan artistique : ce n’était pas la musique que j’avais envie de faire. À l’inverse, lorsque je faisais de la musique dans une perspective plus personnelle, j’entrais dans une démarche peu saine, qui virait parfois à l’obsession. Je travaillais énormément.
En première année, j’ai suivi les cours d’entrepreneuriat de l’incubateur de Sciences Po. J’ai tout de suite compris que c’était fait pour moi. J’ai pris un cours avec Manuel Ceva, enseignant dans les nouvelles technologies, qui m’a fait découvrir la blockchain, les smart cities, l’Intelligence artificielle, etc. Cela m’a passionné. Manuel m’a conseillé de m’intéresser tout particulièrement à la technologie de la blockchain. J’ai rejoint un projet monté par des étudiants et des Alumni de Sciences Po. Nous avons notamment travaillé avec Elastos, un projet sino-américain monumental d’operating system fonctionnant sur une blockchain. J’ai eu la chance de vivre des expériences passionnantes. Dans le cadre de ce projet, nous avons réalisé une première levée de fonds en Corporate Venture. Finalement, le projet n’a pas abouti. Nous étions trop nombreux et nous ne partagions pas les mêmes vues à long terme. Cela c’est révélé formateur.
Durant ma deuxième année, la musique a finalement repris le dessus. J’ai produit un album pour un artiste qui a eu un certain écho au Royaume-Uni. Cela m’a permis de mettre un terme à une aventure musicale débuté de longue date sur une note positive.
Mon parcours entrepreneurial a donc été marqué par la musique et une première expérience dans la blockchain. J’ai par la suite envisagé de monter un fonds d’investissement à Singapour, où je passais ma troisième année. Mais je me suis rendu compte que dans ce contexte ce n’était pas réalisable. C’est à ce moment-là qu’Hadrien est arrivé.
Tout débute par un coup de téléphone
Hadrien est un ami proche, que j’ai rencontré lorsque j’étais au lycée. Il m’a tout de suite plu. C’était l’élève qui venait en cours avec ses propres vêtements. Il avait acheté une machine à coudre et se confectionnait des habits extravagants, ce qui lui valait quelques railleries. Après le Bac, il a fait une école de mode mais en a été assez vite déçu. Il a fait ce pari fou : il s’est retrouvé à dessiner dans sa chambre, puis il a appris à monter et créer des modèles de chaussures en trois dimensions. Il a analysé les stratégies de jeunes créateurs qui fonctionnent bien aujourd’hui comme Ian Connor ou Jacquemus. Il postait tous les jours une création sur les réseaux sociaux, c’est à force de travail qu’il a réussi.
Il a acheté des modèles de marques dont il a re-designé les paires, en apportant de la matière et en collant des éléments. Il prenait régulièrement l’avion pour les États-Unis, et déployait toute son énergie pour rencontrer les artistes qu’il souhaitait. Son univers parle beaucoup à toute une génération d’artistes, je pense notamment à la vague Billie Eilish. Quand AGENT 33 était encore inconnu – et je pense que ça l’a beaucoup motivé – Billie Eilish, qui était déjà une grande star a liké ses publications. C’était il y a un an et demi. Ils partagent vraiment la même vibe, le même public, le même esprit... Les deux artistes se sont donc rapprochés et aujourd’hui Billie Eilish porte nos créations.
Il y a six mois, AGENT 33 m’appelle et me communique son envie de créer un algorithme pour envoyer des messages à sa communauté. Il savait que j’avais une expérience en tech et souhaitait savoir si je connaissais quelqu’un. J’ai contacté un ami, passé par Sciences Po également, qui est data scientist aujourd’hui. C’est ainsi que tout a débuté, un peu par hasard, par un coup de téléphone. J’avais suivi l’aventure d’Hadrien et sa demande tombait à pic puisque ma deuxième expérience entrepreneuriale venait de se terminer. J’étais encore à Singapour. On s’est associé à trois dans la foulée, pour consolider la marque.
Lancement officiel d’AGENT 33 et première collection
J’ai rejoint le projet en novembre et nous avons créé la société en janvier. Hadrien avait alors déjà été contacté par une marque anglaise : SWEAR London, qui appartient à un portefeuille très important dans la mode, celui de José Neves, un entrepreneur portugais. Un de ses collaborateurs a appelé Hadrien en lui manifestant son intérêt. Il a signé avec eux pour une collection que nous allons sortir le 24 juin. Quand j’ai rejoint le projet, j’ai repris la négociation en main.
La collection aurait dû être lancée plus tôt mais la crise du Covid-19 est passée par là. Les matières n’ont pas pu être acheminées, les paquebots ont été bloqués, les usines fermées… J’ai d’ailleurs été étonné, j’ai vraiment pris la mesure de l’internationalisation des chaines de production. Cette crise a été un défi pour une jeune marque comme la nôtre et nous ne savions pas comment la situation va évoluer.
Cette première collection est très importante pour nous. Nous avons commencé avec un capital de 3000€, ce qui n’est quasiment rien quand on lance une entreprise. Il faut bien avoir en tête qu’il est très cher de produire ce genre de créations. Lorsque vous commencez une marque comme la notre, soit vous avez un million d’euros que vous pouvez investir pour créer ce que vous voulez. Soit vous ne les avez pas, et vous devez vous débrouiller autrement. Hadrien s’est débrouillé autrement, en commençant par des modèles 3D qu’il soumettait à sa communauté. L’objectif a été de les réaliser ; c’est ce que l’on a fait. Mais nous avons conservé ce rapport à la communauté, ce fait d’envoyer des dessins, des modèles à ce public d’initiés. Cette communauté, nous en sommes très fiers.
La particularité de cette collection réside dans sa grande accessibilité par rapport aux créations originales d’Hadrien. AGENT 33 a travaillé avec des matières de SWEAR qui rendent nos modèles portables et accessibles. Malgré tout, le positionnement de la marque reste un positionnement d’initiés de la mode. Nous essayons de faire des créations qui parlent avant tout par leur esthétique, et qui correspondent vraiment à notre univers onirique.
Un retour à la fibre artistique
J’ai grandi dans un environnement artistique. Mon père est artiste peintre et j’avais une sensibilité esthétique, mais je ne suis pas un initié de la mode. J’avais d’ailleurs au départ tous les a priori sur ce milieu parce que je ne le connaissais pas. Je ne regardais pas de défilés, je ne connaissais pas bien les créateurs. C’est Hadrien qui me l’a fait découvrir et finalement, j’y trouve beaucoup de plaisir. Hadrien est venu me proposer cette opportunité à un moment où j’étais complètement dans autre chose. Je pense que c’est ce qui m’a plu. Je baignais dans des thématiques tournées vers la technologie, les mathématiques. C’était froid. Son projet porté davantage de couleurs et parlait à la fibre artistique que j’avais délaissée dans mes précédentes entreprises. Il y a encore beaucoup de choses que je découvre, c’est un univers que je connais depuis peu de temps. Je pense aussi que, quelque part, là n’est pas l’essentiel. Ce qui est important, c’est ce que nous souhaitons transmettre.
Vêtements, lunettes et « made in France » : les prochaines étapes
Pour la deuxième collection, notre objectif est de travailler sur du made in France. Nous avons rencontré récemment Philippe Puvilland, meilleur ouvrier de France en lunetterie. Nous allons réaliser des lunettes avec lui, en petite série. Puisque nous avons une clientèle prête à nous suivre, autant produire des créations françaises qui puissent contribuer à faire vivre notre industrie. En France, il subsiste un tissu industriel adéquat et si nous avons l’occasion de le faire travailler, nous le faisons. Le savoir-faire est là, parfois en périphérie de petites villes. Il est très important pour nous d’oeuvrer à la préservation ou à la redynamisation de ces espaces à notre échelle. Aujourd’hui, nous travaillons avec un fond de dotation qui n’a pas d’objectif de rentabilité et qui est là uniquement pour aider les industries du savoir-faire. Ils nous aident à trouver un appui pour produire en France le plus possible.
Malheureusement, ce n’est pas possible pour tout. Le tissu industriel en France pour pouvoir fabriquer des sneakers est insuffisant. Nous fabriquons donc également en Europe, notamment au Portugal et en Italie. De plus est, cela doit s’inscrire dans un objectif d’écologie et de responsabilité.
Et Sciences Po dans tout ça ?
Sciences Po m’a énormément apporté pour les cours, pour l’environnement, pour les gens incroyables que j’ai rencontrés. Je devais jongler entre les cours, mon double diplôme avec la Sorbonne, les aller-retours à l’étranger… Je dois à Sciences Po énormément. Cette école nous mène tous, étudiants, à pressentir une révolution des possibles. L’apprentissage que nous faisons de l’audace, de la persévérance et de l’humilité, est aussi celui des valeurs cardinales qui portent de nombreux entrepreneurs vers le succès. Je ne doute pas que Sciences Po continuera à former de nombreux entrepreneurs de talent.