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Hubert Védrine : "Cette pandémie frappe de plein fouet la mondialisation optimiste, avide et débridée"

Ancien secrétaire général de l'Élysée de François Mitterrand, ministre des Affaires étrangères de Lionel Jospin de 1997 à 2002, Hubert Védrine est une voix qui compte dans la diplomatie, sa parfaite connaissance des dossiers internationaux étant reconnue de tous. Il assure depuis mars 2008 un cours sur les Réalités Internationales à Sciences Po. Invité par Sciences Po Alumni, il a débattu avec Pascal Perrineau, politologue et président de l’association, des contours du nouvel ordre mondial après la crise. 

Propos recueillis par Bernard El Ghoul, Sandra Elouarghi et Maïna Marjany

Hubert Védrine au Salon du livre de Paris, 23/03/14 / Crédits : Wikicommons, Wikinade

Monsieur Védrine vous avez récemment déclaré que la crise réintroduisait du tragique dans la mondialisation. Pascal Perrineau, de votre côté, vous avez indiqué que la crise sonnait le retour bienvenu du tragique. Qu’entendez-vous par cela ?

Hubert Védrine : Tout d’abord, c’est la première fois que l’humanité a peur de la même chose. Si l’on regarde les grandes catastrophes dans le passé, même les guerres mondiales n’étaient pas tout à fait mondiales. Là, pour la première fois, il y a eu cette peur absolument partout. Deuxièmement, dans la mondialisation de la dernière période – ce que j’appelle la globalisation sino-américaine, qui coïncide avec une très grande dérégulation financière, mais aussi avec un développement sans précédent des mouvements de population : l’immigration et surtout le fait que les Occidentaux, les Européens, les classes moyennes supérieures, sans parler des dirigeants de tous les pays voyagent sans arrêt – l’arrivée de cette pandémie frappe de plein fouet cette vision pleine d’optimisme, à la fois complètement dingo, débridée, avide par certains côtés mais en même temps festive et sympathique. On peut donc dire qu’il y a là un retour du tragique. C’est peut-être trop fort comme terme mais c’est en tout cas la fin d’une forme d’insouciance, que les deux-tiers du monde ne partageaient pas, mais qui donnait le ton. 

Pascal Perrineau pour vous c’est un retour bienvenu… ? 

Pascal Perrineau : En effet. La formule peut paraître paradoxale mais je vais essayer d’éclairer ce paradoxe du retour bienvenu du tragique. Je crois que depuis de nombreuses décennies, du point de vue de l’analyste politique que je suis, le sens du tragique avait peu à peu déserté la classe politique. Et tout d’un coup, de manière extrêmement brutale, l’ensemble des classes politiques du monde sont interpellées par cette dimension tragique : la litanie quotidienne des morts, l’incapacité d’accompagner nos mourants de manière digne, la question de la vie et de la mort… Cela n’arrive pas souvent au pouvoir politique de devoir gérer ainsi cette question de la vie et de la mort. Alors que pendant des siècles les hommes politiques savaient très bien que le tragique était partie prenante de notre histoire quotidienne. Ne serait-ce que sous la Cinquième République, des hommes comme Charles de Gaulle, François Mitterrand, qui avaient connu les fracas de la Seconde Guerre mondiale et les défis de la reconstruction en 1944 – 1945, étaient frottés de tragique. On le voit en écoutant leurs discours, en lisant leurs mémoires ; il y avait une forme de familiarité avec le tragique qui donnait certainement à ces hommes une partie de leur surplomb, de leur hauteur. On voit très bien comment avec une autre génération davantage intermédiaire – je pense à Valéry Giscard d’Estaing qui est né en 1926, à Jacques Chirac qui est né en 1932 – on change de rapport au tragique, bien que ces deux hommes aient connu la confrontation personnelle, individuelle au phénomène guerrier, au tragique. Le jeune Giscard à 18 ans s’engage dans les troupes du Maréchal De Lattre de Tassigny et va connaitre le feu pendant un an, même chose pour Jacques Chirac au moment de la guerre d’Algérie. Ensuite, je crois qu’au fond il y a eu une rupture avec Nicolas Sarkozy, François Hollande et l’actuel Président. Les deux premiers sont nés dans la période particulièrement insouciante, pour reprendre le terme d’Hubert Védrine, des Trente Glorieuses, et Emmanuel Macron dans un temps où l’on croyait à la grande pacification générale et où commençait à apparaitre la thèse de la fin de l’Histoire. Je pense que pour ces trois hommes, le tragique est davantage périphérique. Résonne en moi, la phrase de Raymond Aron : « le drame des hommes, c’est qu’ils ne savent pas que l’histoire est tragique ». Et je crois que c’est particulièrement vrai pour nos trois derniers présidents et tout d’un coup, avec la pandémie, le tragique revient à la fois nous interpeller et bien sûr interpeller notre Président de la République. Quelque part, je crois que ce retour du tragique est bénéfique, dans la mesure où le sens du tragique est un antidote à la peur et, pour le politologue que je suis, cela fait redécouvrir quelque chose qui me semble tomber sous le sens : la politique, c’est une activité tragique. 

Hubert Védrine : Je suis tout à fait d’accord avec l’analyse de Pascal Perrineau, mais c’est une analyse qui s’adapte parfaitement à la France ou à une partie de l’Europe. D’ailleurs, moi qui suis partisan d’une Europe qui devienne un jour une puissance dans le monde, il y a longtemps que je regrette la philosophie post-tragique, la naïveté des Européens un peu nigauds, qui croient vivre dans un monde post-tragique, post-identitaire, post-traumatique, etc. Mais n’oublions pas que pour la plus grande partie du monde, le tragique n’a jamais disparu. Ce n’est pas le même tragique que le nôtre, ce n’est pas notre relation à la Seconde Guerre mondiale, c’est autre chose. 

Pascal Perrineau : L’analyse que je développe sur cette question est en effet une analyse avant tout franco-française et européenne. Je ne cherche pas à aller au-delà parce qu’il est vrai qu’en dehors de quelques zones privilégiées dans le monde, le tragique est une expérience quotidienne dans de nombreux pays et dans de nombreux continents ou sous-continents.

La question du leadership mondial est actuellement très discutée. On lit beaucoup de choses sur un basculement de l’Ouest vers l’Est, sur la Chine qui tirerait profit de cette crise au détriment des États-Unis. Selon vous, sommes-nous réellement en train d’assister à l’émergence d’un nouvel ordre mondial ? 

Rencontre des dirigeants américain et chinois au G20 à Osaka (Japon) en 2019 / Crédits : Janne Wittoeck, Flickr

Hubert Védrine : En fait, dans le monde de la géopolitique, cela fait très longtemps que la question est débattue. Ces quarante dernières années, la phase de globalisation sino-américaine que j’ai mentionnée tout à l’heure, a coïncidé avec un transfert de la production de masse en Chine et la transformation du pays en une grande puissance. C’est d’ailleurs pour cela qu’après une quarantaine d’années d’arrangements avec la Chine, les États-Unis (Obama dans un premier temps, de façon sophistiquée, suivi par Trump, de façon brutale) ont dit « ça commence à suffire, il faut contenir la Chine. » 

C’est donc un débat très ancien, et j’emploie depuis longtemps la formule suivante : il ne faudrait pas que les Européens deviennent les idiots du village global. La naïveté européenne est sympathique mais parfois inopérante. L’autre débat, c’est : est-ce la fin du monopole occidental dans l’histoire du monde ? Ce qui est plutôt ma thèse. Il y a aussi la thèse de théoriciens asiatiques, par exemple le théoricien singapourien Kishore Mahbubani, qui dit que ce serait la fin de la parenthèse occidentale. Je ne vais pas jusque-là car je pense que les Occidentaux gardent énormément de cartes et d’atouts.

La situation actuelle a permis de faire la démonstration aux gens qui avaient l’esprit ailleurs de ce qu’est devenue la Chine. Mais il ne faut pas aller trop vite en besogne, il ne faut pas conclure que la Chine domine le monde parce qu’elle a réussi à vendre des masques aux Italiens… Ce n’est pas si simple. Parce qu’après cette affaire, qui n’est pas une crise mais un moment dans un long processus, il y aura une évaluation sévère, systématique, mondiale. D’abord des conditions dans lesquelles de plus en plus d’épidémies apparaissent, c’est notamment lié à l’effondrement de la biodiversité. Deuxièmement, il y aura une évaluation de toutes les politiques du monde y compris la Chine. Alors la Chine pourra dire « on a très bien géré la deuxième phase », mais ça a également été bien géré en Corée du Sud, à Taiwan, au Vietnam, en Autriche, en Allemagne, donc il n’y a pas la supériorité automatique du régime chinois. Et la Chine sera obligée de s’expliquer sur les origines et sur la dissimulation du virus au tout début. Comme la grande conférence sur la biodiversité doit se tenir l’an prochain en Chine, je ne vois pas comment ils pourraient passer à côté du sujet. Donc la Chine ne va pas sortir grande gagnante. Les Occidentaux non plus ! Les problèmes qu’ils connaissaient avant, comme l’épuisement de la démocratie représentative sous la pression de la démocratie directe et toutes sortes de problèmes économiques, sociaux, identitaires et compagnie, n’ont pas disparu. Et je ne crois pas à un basculement complet qui surgirait brusquement de l’année de la pandémie… 

Et donc pas de déclin automatique du leadership américain non plus ?

Hubert Védrine : Non, il y a un déclin relatif des États-Unis et des Occidentaux puisqu’ils n’ont plus le monopole, mais ce n’est pas un déclin absolu, la puissance américaine reste colossale. Pour les Occidentaux, c’est à la fois humiliant, vexant et angoissant, mais c’est exagéré, amplifié et ça se voit mieux sous l’influence du virus. 

Pascal Perrineau, pensez-vous que l’Europe peut sortir renforcée de cette situation, ou au contraire, va-t-on vers un affermissement du sentiment anti-européen, vers une Europe des Salvini, des Orban et des Le Pen ? 

Pascal Perrineau : Je pense qu’il est nécessaire de sortir d’une lecture un peu simpliste, qui met toujours en avant cette crise comme étant le symptôme de l’échec de l’Europe. Il faut avoir une lecture plus contrastée et distinguer deux éléments : d’une part, la crise sanitaire par laquelle tout a commencé, et d’autre part la crise économique extrêmement importante que cette crise sanitaire amplifie. Sur la crise sanitaire, en effet, on peut reprocher une relative inactivité de l’Europe, mais il faut savoir que le champ de la santé publique n’est pas dans les compétences de l’Union Européenne, et on ne peut critiquer l’UE si on lui demande d’exister dans un espace où elle n’existe pas. 

Pourtant, malgré cette absence de compétence de l’UE dans le domaine, je suis frappé de voir quand on regarde attentivement le dossier, que dès fin février, l’Union joue son rôle sur le terrain de la santé : l’aide au rapatriement des nationaux, la coordination de transferts d’équipements médicaux d’un pays à l’autre ou encore la création d’une réserve européenne commune de matériel médical géré par un centre européen, qui est une idée extrêmement intéressante. Si ça avait existé en amont, on se dit que ça aurait pu permettre de répondre à la crise sur le terrain sanitaire. En revanche, quand on regarde du côté de la crise économique, on constate une certaine force de frappe de l’Union Européenne et de la Banque centrale, surtout quand on compare avec la manière dont on avait réagi par le passé face à d’autres crises comme la crise économique et financière de 2008-2009.

Siège de la Banque centrale européenne (BCE) à Francfort-sur-le-Main / Crédits : Kiefer, Wikicommons

Dès fin février, des sommes importantes sont débloquées pour des financements sur la recherche, une équipe de réponse à la crise est mise en place au sein de la Commission européenne, très vite les fonds de cohésion sont amendés de plus de 30 milliards, on suspend – ce qui est une véritable révolution par rapport à ce qu’on entend depuis des années et des années – les règles budgétaires du Pacte de Stabilité et de Croissance. Ensuite des plans massifs sont mis en place, notamment de soutien aux dispositifs nationaux de chômage partiel, et bien sûr ce dont tout le monde a parlé, le « coup de bazooka » disent certains, la très forte action de la BCE, près de 1000 milliards pour soutenir les banques européennes, les entreprises, les rachats de dette… Tout ça correspond à, ce n’est pas rien, près de 7% du PIB européen. Des moyens impressionnants ont été pris. 

Cela n’empêche pas, pour le spécialiste de l’opinion que je tente d’être, que la perception de cet effort européen est très faible, et qu’une impression d’inaction, de confusion, continue à perdurer. Je dis cela après avoir regardé attentivement l’enquête qui est sortie en Allemagne, en Grande-Bretagne et en France publiée fin avril dans Le Monde et à laquelle le centre de recherche politique de Sciences Po (Cevipof) a beaucoup contribué. 

Dans un entretien récent accordé au Figaro, Monsieur Védrine, vous déploriez l’effacement exagéré des États-nations ces dernières années. La crise signe-t-elle le retour des États-nations ? Est-ce la fin, selon vous, des grandes théories de relations internationales qui justement prônaient la fin de l’État, des frontières, des territoires, de la souveraineté et des identités ? 

Hubert Védrine : Ce sont des théories qui n’étaient développées qu’en Europe de l’Ouest, ce qui n’est finalement pas grand-chose par rapport au reste du monde. Je rejoins tout à fait Pascal Perrineau d’une autre façon. C’est l’exagération des européistes sincères, pendant des dizaines d’années, qui a fait croire que l’Europe avait réponse à tout. Avec des discours condamnant les « égoïsmes nationaux » alors que ce sont des intérêts nationaux, etc. Et un discours dominant qui aboutit à ce qui se passe dans l’opinion : on attend des miracles de l’Europe, même lorsque ce n’est pas dans ses compétences. Pascal Perrineau a raison, les questions sanitaires, ce n’est pas du tout dans les compétences européennes, je ne vois donc pas pourquoi on fait des reproches à l’UE sur ce point. On est alimenté depuis très longtemps de vagues attentes qui se retournent finalement contre l’idée européenne. Il a également raison de souligner que les réponses, les décisions sur les plans économiques et financiers de l’Europe au niveau de la Banque centrale et de la Commission, sans parler de l’acceptation de la suspension par l’Allemagne de la règle des 3%, sont des réponses très puissantes. Ce qu’on appelle l’« Europe », qui est un mot-valise, on ne sait jamais ce qu’on met dedans, a été tout à fait à la hauteur de la tâche. Je ne pense pas qu’après, quand on fera l’évaluation, les gens vont demander que ce soit l’Europe, c’est-à-dire un commissaire X ou Y, qui décide si on va déconfiner ou pas, et qui décide si on va ouvrir ou fermer les écoles en Lombardie ou en Bavière. Les gens n’ont jamais demandé ça. Dans des cas comme ceux-là, il y a une demande d’État-nation, parfois même à un niveau régional. 

La formule de « retour bienvenu » utilisée par Pascal Perrineau concernant le tragique, je l’appliquerais volontiers ici. Après, tout dépend ce qu’on en fait, parce que si ce sont des États-nations enfermés dans une vision court-termiste comme dans toutes les démocraties ça va être catastrophique. Si ce sont des États-nations puissants, efficaces et qui coopèrent entre eux, c’est une bonne réponse. 

Siège de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) à Genève (Suisse) / Crédits : Yann Forget / Wikimedia Commons

En parallèle, il faudra évidemment un système d’alerte transparent et de réaction rapide s’il y a un risque de nouvelle épidémie. Ça marchera non pas si l’OMS devient le dictateur du monde, mais s’il y a des gouvernements efficaces. On n’aurait pas besoin de parler de ça pendant des heures si on était en Corée du Sud, à Taiwan ou à Hong-Kong, parce que ce serait évident pour tout le monde. Je pense donc qu’on va vers une synthèse et qu’on doit réinsérer le rôle des États-nations avec une vision moderne, pas archaïque, dans le jet de la mondialisation un peu re-régulée. Je trouve ça plutôt intéressant, mais maintenant il faudrait distinguer ce qui va changer naturellement et ce qui devrait changer. Dessinons quelques pistes. 

Pascal Perrineau : Je partage entièrement le diagnostic d’Hubert Védrine. Cette question du retour des États-nations est ambigüe puisque dans la réalité, et non dans les discours de petites minorités qui ne représentent qu’elles-mêmes, les nations n’avaient jamais quitté la scène, ainsi que les cultures nationales. C’est-à-dire ce que les gens ont en tête le sentiment d’appartenance nationale. En revanche, ce que cette crise peut marquer, je ne suis pas devin, on verra bien ce qui se passera, c’est le retour d’une certaine conception étriquée de l’État-nation. On peut avoir un retour des nationalismes.

Des thèmes qui sont portés depuis de nombreuses décennies par des formations nationalistes – la protection nationale, les frontières, le contrôle de l’immigration, la sécurité tous azimuts – parlent davantage à ce courant de pensée nationaliste qu’à d’autres courants de pensée. Et ils peuvent, nous le verrons je suis incapable de le dire pour l’instant, donner un espace politique supplémentaire à des formations nationalistes dans les pays européens. C’est un processus déjà à l’œuvre, il suffit de regarder les résultats des dernières élections dans l’Union Européenne. Il ne s’agit pas d’un raz-de-marée, mais on voit une dynamique de ces forces et on verra leur capacité à exploiter et à détourner quelque part le retour des États-nations au premier plan des préoccupations, ainsi que la mise à bas des croyances post-nationales qui faisaient florès : toutes les idéologies de type sans frontière, pour une mondialisation sans principe régulateur, la notion de « communauté internationale » – qu’est-ce que c’est que cet objet politique non identifié ?  La crise venant percuter tout cela, il peut y avoir un bon comme un mauvais usage de ce retour au premier plan des États-nations.

Monsieur Védrine, partagez-vous l’opinion de Pascal Perrineau sur la notion de communauté internationale, cet « objet politique non identifié » ?

Hubert Védrine : Cela fait très longtemps que je répète la même chose. Déjà quand j’étais ministre, je ne disais pas communauté internationale, c’était un objectif honorable à essayer d’atteindre, mais évidemment ça a été mal pris par certains milieux. Je pense que c’est précisément en rappelant que les frontières ne sont pas des murs, et que la demande des populations d’Europe à la maîtrise des flux migratoires est une demande tout à fait raisonnable et logique (à condition qu’on le cogère intelligemment avec les pays de départ et de transit), qu’on luttera le mieux contre les tendances régressives que l’on peut redouter. Je voudrais ajouter un mot, puisqu’on parle de l’Europe : est-ce que l’Europe va être capable de ne pas empêcher, voire même de favoriser, une politique de réindustrialisation en Europe ? Puisque quand on parle de relocalisation, il s’agit en fait de réindustrialisation. Nous les Français sommes particulièrement frappés par cette idéologie débile d’entreprises sans usines, alors que les Allemands ont résisté. Donc si l’Europe est capable de corriger sa doctrine, qui était vraiment à courte-vue sur ce point, et de recorriger les règles de la concurrence, ce serait la meilleure réponse aux craintes d’un retour à des enracinements nationaux qui seraient négatifs.

Une question qui s’adresse plutôt à Pascal Perrineau d’un participant : la souveraineté alimentaire et médicale, est-ce que c’est du nationalisme ? 

Pascal Perrineau : Non, bien sûr que non. La souveraineté alimentaire et médicale ce n’est absolument pas un signe du nationalisme, et ces souverainetés n’empêchent pas de penser avec force ce qui semble bouger déjà au sein de l’Union Européenne. Il peut y avoir des coopérations, et je citais tout à l’heure la réserve européenne commune de matériel médical qui a été mise en place par l’UE. Il y a aussi des initiatives concernant la prévention des pandémies qui seraient pilotées sur le plan européen, ce qui n’empêche pas bien sûr d’avoir les mêmes organismes sur le plan national, qui appellent à la coopération pour mutualiser ce que chaque pays a de meilleur. 

Pensez-vous que les changements qui vont intervenir dans le monde de demain, ce monde post-crise, émaneront du monde politique traditionnel ou plutôt de la société civile, de mouvements citoyens, etc. ?

Pascal Perrineau : C’est une question intéressante et qui d’ailleurs pourrait se poser concernant d’autres phénomènes. Par exemple, les mouvements sociaux qui ont récemment traversé la France, les Gilets Jaunes, la mobilisation contre la réforme des retraites…

Mouvement des Gilets Jaunes à Paris - Place de l’Etoile, le 12/01/19 / Crédits : Olivier Ortelpa, Wikimedia Commons

Quels sont les acteurs les plus capables de répondre ? Alors je sais qu’il y a un discours qui recouvre une certaine réalité qui consiste à dire que les sociétés politiques sont épuisées, et qu’on ne peut qu’attendre quelque chose des sociétés civiles qui auraient seules le monopoles de la rupture, de l’imagination et de l’inventivité. Je crois qu’il faut être là-dessus modéré. Certes, certaines initiatives sont chargées d’inventivité et on voit bien qu’un monde de demain s’invente avec eux, mais il y a aussi des réponses de la société civile qui sont marquées au coin d’une grande banalité. D’autre part, en ce qui concerne la société politique, c’est-à-dire dans les démocraties ceux que nous avons élus aux différents niveaux de responsabilité, on ne peut pas imaginer que le mouvement de recomposition fasse fi de nos représentants. Bien sûr que la société politique doit prendre en charge ces défis, doit bouger, doit faire preuve d’imagination et doit nous occuper avec autre chose que le second tour des élections municipales. Quelque part, l’imagination démocratique et politique doit se situer ailleurs. Mais on ne fera pas l’impasse de ce que certains à tort ont appelé « le vieux monde politique », en faisant confiance, parfois trop confiance, à un nouveau monde qui ne serait pas politique. 

Monsieur Védrine partagez-vous cette analyse politique de Pascal Perrineau ? 

Hubert Védrine : Oui bien sûr, mais de toute façon il y aura une interaction, ça dépendra des moments, des sujets, des pays, du comportement des gens. De nombreuses entreprises tout comme des associations ou des mouvements citoyens sont très en avance sur le monde politique en termes d’innovation… Mais, au bout du compte, nous avons besoin des dirigeants, il faut bien que quelqu’un décide de quelque chose. Je pense donc qu’on ne peut pas opposer les pseudos vieux mondes, les pseudos nouveaux mondes, c’est complètement artificiel tout ça. C’est une combinaison qui est très variable selon les pays, selon les régimes. 

Sur un autre plan monsieur Védrine, vous alertez depuis plusieurs années sur l’urgence écologique. Est-ce que la pandémie actuelle accélère les prises de conscience ? Est-ce que l’effet bénéfique du confinement sur l’environnement pourra se traduire en actes concrets demain ? 

Hubert Védrine : Je n’en sais rien. Il y aura une bataille, certains vont se dire qu’il faut redémarrer d’urgence et se débarrasser des contraintes écologiques, sociales etc. Je pense que ce serait une erreur dramatique voire criminelle, mais je ne vois pas comment on pourrait échapper à une réflexion sur la multiplication des épidémies en provenance des animaux, ce qu’on appelle les zoonoses. Je pense qu’il y a dans le monde des forces énormes qui veulent ralentir, freiner le mouvement d’écologisation (j’emploie ce terme par rapport au mouvement d’industrialisation), mais il y a aussi des dizaines voire des centaines de millions de personnes qui sont engagées dans ce mouvement. Avec des moteurs moins polluants, avec des énergies nouvelles, avec une agriculture biologique plus efficace, avec des molécules chimiques moins néfastes que celles d’avant … Il y a des inventions tout le temps. Il y a belle lurette que ce n’est plus une lubie, et que ce n’est pas simplement des slogans de petits partis gauchisto-écologiques. C’est devenu un élément du rapport de force, donc je ne crois pas que cela puisse s’arrêter, même si certains vont essayer d’en profiter, je crois que ça ne marchera pas. Par exemple, cela fait des années que dans les magasins alimentaires les gens demandent de plus en plus de bio, la demande augmente de 10% par an. Vous n’imaginez pas qu’ils vont arrêter de demander ça à la sortie du confinement. Mais il y a une bataille devant nous quand même là-dessus.


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