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5 questions pour comprendre la situation au Liban

Le 4 août, une nouvelle tragédie a frappé le Liban. Une double explosion, d’une ampleur sans précédent dans l’histoire du pays, a fait plus de 200 morts et près de 6 500 blessés. Ce drame vient s’ajouter à une situation socio-économique déjà catastrophique. Sévèrement handicapée par la pandémie de Coronavirus qui la prive de la manne touristique, l’économie libanaise figurait déjà parmi les plus mal en point de la planète. Tandis que le contexte politique, avant même l’explosion, était particulièrement délicat. Comment expliquer la situation économique si dégradée du Liban ? Quelles seront les conséquences de cette crise sur le devenir de ce pays ? Éric Verdeil, professeur à Sciences Po, géographe et spécialiste du Moyen-Orient, décrypte pour Émile le chaos libanais.

Propos recueillis par Sandra Elouarghi et Maïna Marjany

Le port de Beyrouth le 24 août 2020, vingt jours après la double explosion qui a touché la capitale libanaise. (Crédits : Shutterstock/StratosBril)

Le Liban était avant même les explosions dans une situation de quasi banqueroute, la dette publique de l’État atteignant l’équivalent de 78 milliards d’euros soit 170% de son produit intérieur brut. Face à la colère de la rue, qui rend la classe politique responsable de l’explosion, le gouvernement de Hassan Diab a démissionné le 10 août plongeant ainsi un peu plus le pays dans l’instabilité. Comment expliquer l’effondrement économique auquel se trouve confronté le Liban ?

La crise économique et financière que connait le Liban s’explique par les impasses du modèle de développement choisi pendant les années de reconstruction, qui était depuis plusieurs années déjà en voie d’explosion. Centré sur les services financiers et le tourisme à destination des pays du Golfe et de la diaspora implantée dans ces pays, il s’appuyait sur l’immobilier et la banque. Il reposait sur l’attraction des capitaux, ce qui a impliqué un arrimage de la livre libanaise au dollar : de 1997 à fin 2019, ce taux soutenu par la Banque centrale était de 1507 LL pou 1 $. En conséquence de ces choix, les secteurs agricoles et industriels ont été sacrifiés malgré les atouts du pays. La stabilité de la livre libanaise a eu pour conséquence leur perte de compétitivité. La rareté des emplois locaux a poussé la jeunesse diplômée à quitter le Liban, vers le Golfe, l’Europe, l’Amérique du Nord, l’Australie voire l’Afrique, d’où les migrants, majoritairement des hommes, renvoyaient à leurs familles restées au pays des capitaux qui alimentaient la consommation intérieure et entraînaient une inflation immobilière. Par ailleurs, la reconstruction de l’État libanais s’est faite à travers une association des forces politiques issues de la guerre au sein du pouvoir, avec un partage et en pratique un blocage du système de décision. Les chefs de partis utilisent leur accès aux ressources de l’État pour entretenir leurs clientèles, à travers la distribution des emplois publics et le favoritisme dans l’octroi des marchés publics : une corruption dantesque qui est à l’origine de l’endettement pharaonique mentionné ci-dessus, pour une performance des institutions gouvernementales très insuffisante, comme l’illustrent les dysfonctionnements des secteurs de l’électricité et des déchets.

Ce modèle déjà pervers s’est progressivement détraqué après le début de la guerre en Syrie. Les pays du Golfe ont limité leurs investissements et découragé le tourisme de leurs ressortissants. Après 2014, la baisse du cours du pétrole a ralenti l’économie dans le Golfe, entraînant une baisse des remises des émigrés libanais. Le bras de fer entre Trump et l’Iran a conduit à un contrôle plus drastique des flux passant par les banques libanaises. Tous ces facteurs ont fortement réduit la capacité du système bancaire à attirer des capitaux étrangers, et rendu plus difficile l’achat des bons du Trésor libanais.

Pour permettre la poursuite du financement de l’État, la Banque centrale a mis en place à partir de 2016 des ingénieries financières consistant concrètement à rémunérer à des taux très supérieurs à ceux du marché les déposants en devise, qui ont ainsi permis à l’État de continuer à emprunter, et à ces prêteurs (dont les banques elles-mêmes) d’empocher des rémunérations substantielles. Ce système n’était pas viable à terme : il fonctionnait comme une pyramide de Ponzi rendue crédible par l’aura locale et internationale du gouverneur de la Banque centrale, Riad Salamé, nommé à ce poste par Rafiq Hariri en 1992. La faillite inéluctable a éclaté à la fin de l’année 2019, entraînant une dévaluation de facto de la livre, qui a perdu 80% de sa valeur chez les changeurs, et un contrôle des capitaux : les déposants ne peuvent plus retirer leur épargne en devises que dans des quantités très limitées et à un taux de change discrétionnaire. Les conséquences sociales sont terribles : une inflation très importante sur les biens de première nécessité, puisque l’essentiel de la consommation est importé, des disparitions d’entreprises et une augmentation du chômage, une augmentation massive de la pauvreté qui toucherait aujourd’hui plus de la moitié de la population.

À la crise économique s’ajoute la crise humanitaire et sanitaire due à la pandémie du Covid-19 et aux conséquences des explosions qui ont endeuillé la capitale libanaise. La communauté internationale exhorte les autorités libanaises à engager des réformes structurelles pour pouvoir bénéficier de financements internationaux cruciaux pour une relance de l’économie qui ne cesse de plonger. De quelles réformes s’agit-il ? Comment expliquez-vous les critiques sur l’inaction des responsables politiques au pouvoir ces dernières années au Liban ?

La communauté internationale avait par le passé plusieurs fois refinancé le Liban lors des conférences dites de Paris II et Paris III en 2002 et 2006. Déjà, des réformes concernant les dépenses gouvernementales et l’emploi public, ainsi que la gestion des services publics, et notamment la privatisation de l’électricité et de l’eau, étaient attendues. Mais rien ne fut fait, ce qui n’empêcha pas les aides d’être versées. En 2018, lors de la conférence CEDRE, à nouveau tenue à l’initiative de la France et d’autres bailleurs de fonds, plus de 11 milliards de dollars ont été promis, notamment compte tenu de la présence d’1,5 million de réfugiés syriens dans le pays. Mais l’exigence de contreparties était cette fois plus ferme et ces sommes n’ont pas été versées car aucune des réformes attendues n’a été réalisée.

L’inaction de la classe politique libanaise s’explique sans doute par la conviction de la plupart des responsables que la dégradation de la situation, notamment sécuritaire, pousserait finalement les traditionnels alliés du Liban à sortir le carnet de chèque. Beaucoup de responsables n’ont par ailleurs, pas cru, jusqu’au dernier moment, à la gravité de la crise économique. Eux-mêmes et leurs cliques s’enrichissaient considérablement, il faut le dire, par l’achat des titres émis par le gouvernement et la Banque centrale.

L’inaction s’explique aussi par le marchandage et le chantage permanent entre les différents partis, participant à des gouvernements dits d’union nationale, où chacun n’est là que pour surveiller les autres et s’assurer qu’ils n’engrangent pas plus que leur part des bénéfices politiques et économiques des actions entreprises. Ainsi, la réforme de l’électricité n’a cessé d’être entravée par les adversaires du Courant patriotique libre, qui a tenu le ministère responsable depuis 10 ans, au prétexte (plausible) que ce groupe en tirerait des bénéfices indus par des contrats publics opaques. Le résultat est que les solutions provisoires se prolongent, telles que des bateaux-centrales prévus pour 18 mois qui produisent un courant électrique très onéreux, tandis que les centrales électriques plus rentables ne sont pas construites.

Emmanuel Macron s’est rendu au Liban au lendemain de l’explosion, il est retourné dans la capitale libanaise ce mardi 1er septembre. La France est donc particulièrement impliquée et souhaite continuer à jouer un rôle majeur dans la résolution des graves difficultés qui touchent ce pays. Comment analysez-vous cette présence française et l’engagement personnel du président Macron ?

L’implication du Président Macron s’inscrit dans la continuité d’une politique française de soutien au Liban qui est ancienne, au nom de la francophonie et de l’amitié entre les deux peuples. La France a plusieurs fois joué, par le passé, un rôle d’intermédiaire tant à l’échelle régionale (par exemple en 1996 lors de la crise qui a suivi le bombardement de Cana, où des civils libanais avaient été tués par des bombardements israéliens qui ciblaient en principe le Hezbollah) qu’à l’échelle locale, comme en témoignent les conférences de soutien financier déjà évoquées. La France est sans doute la seule puissance occidentale qui parle à toutes les parties au Liban, y compris le Hezbollah ostracisé par les États-Unis et une partie de l’Union européenne. Alors que la France a été quelque peu marginalisée de la scène régionale après les contradictions et les impasses de sa politique en Syrie, il s’agit pour le Président de reprendre pied dans la région, via une médiation réussie au Liban.

Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que la politique macronienne s’inscrit aussi dans la continuité du soutien que Jacques Chirac n’avait cessé d’apporter à son ami Rafiq Hariri. Le soutien discret mais réel apporté à Saad le fils de Rafiq, au nom de la modération et de l’équilibre, présente le risque de laisser dans l’ombre que les politiques menées par les Hariri père et fils sont aussi l’une des causes des dérèglements économiques et financiers du pays. Cette approche « réaliste » ne correspond pas aux attentes de toute une partie de la population.

La population libanaise est touchée de plein fouet par cette spirale infernale dans laquelle est engagée le pays. Le taux d'extrême pauvreté au Liban serait passé de 8 % en 2019 à 23 % en 2020. Ces derniers évènements ont réveillé la colère de la population contre une classe politique corrompue. Des milliers de personnes manifestent chaque jour, depuis, dans la capitale libanaise. Selon vous, cette mobilisation pourrait-elle accoucher d’une véritable alternative au système actuel ? Pourrait-on assister à un « printemps » libanais ? L’influence grandissante des puissances régionales est-elle un frein puissant à la mise en place d’un nouveau système politique ? 

Depuis le 17 octobre 2019, les mobilisations de la population libanaise ont été impressionnantes. Mais malgré la démission rapide du gouvernement Hariri, elles n’ont pas obtenu de résultats tangibles. Le confinement pour cause de Covid a fait nettement baisser la fréquence et l’importance des manifestations, d’autant plus que la répression a été violente, en particulier lors de la première manifestation qui a suivi l’explosion.

Manifestation contre le gouvernement, le 12 février 2020, à Beyrouth, Liban. (Crédits : Shutterstock / Paul Saad)

De fait, ces mobilisations sont passionnées, souvent drôles et impertinentes, et elles ne manquent pas de courage. Elles illustrent l’énergie de la jeunesse. Pourtant, elles sont de nature plutôt réactive et restent atomisées. Les multiples mouvements qui y participent n’ont que très récemment réussi à s’unir pour porter une plateforme de revendications hiérarchisées et structurées, qui reste encore peu claire. Surtout on voit mal si cette plateforme pourrait peser dans les discussions politiques en cours.

Même si les protestations ont eu lieu sur une grande partie du territoire libanais, la population reste très divisée et inégalement impliquée. Le découragement est intense. Ceux qui le peuvent font des plans pour quitter le pays. De ce fait, les espoirs qu’une véritable alternative au gouvernement actuel émerge me paraissent ténus.

Si le jeu politique libanais a toujours été fortement structuré par les interventions extérieures, on doit remarquer qu’elles sont restées relativement plus faibles ces derniers temps qu’à d’autres périodes. C’est particulièrement le cas pour les pays arabes du Golfe, très en retrait depuis plusieurs années. En revanche, la tension entre l’Iran et l’alliance Israël-Etats Unis reste structurante. En tout état de cause, les interventions extérieures sont davantage motivées par les rivalités géopolitiques et s’intéressent peu au détail des politiques intérieures, qu’il s’agisse des réformes politiques ou des enjeux de la reconstruction actuelle.  

La double explosion du 4 août n’est pas la première épreuve de taille connue par Beyrouth. Elle a déjà connu la guerre, les combats, les attentats, et des quartiers entiers ont été reconstruits. Cette expérience pourra-t-elle aider à une reconstruction plus rapide de la ville ?

Il est vrai que le Liban a connu plusieurs reconstructions : après la guerre civile, après 2006 et les destructions de la guerre entre Israël et le Hezbollah, et à des échelles plus limitées, à la suite des troubles qu’a traversé le pays à diverses reprises. Mais ces reconstructions étaient spécifiques et leurs bilans sont très controversés.

La reconstruction du centre-ville par Solidere, entamée en 1994, est loin d’être achevée, près de la moitié des surfaces restant encore vide. Le choix d’une reconstruction-modernisation destinée à créer un espace de tourisme et d’affaires luxueux, qui pourrait dynamiser l’économie du pays, s’est avéré illusoire. Solidere a construit un espace aseptisé, d’où la population d’origine a été exclue. La lenteur de la reconstruction s’explique par le choix de raréfier l’offre, pour maintenir des prix – et donc des profits – très élevés. Mais aujourd’hui, les taux de vacances dans le résidentiel et dans les bureaux sont très élevés, supérieurs à 50%. L’offre commerciale n’a jamais pu se développer, parce que trop exclusive, mais aussi parce que la zone est inaccessible par les transports collectifs –inexistants (par choix gouvernemental).

La reconstruction du quartier de Haret Hreik, détruit par les bombardements israéliens, a suivi un modèle très différent : lancée sans attendre, cette opération visait à restaurer la légitimité du Hezbollah auprès des victimes d’une guerre lancée sans raison claire. Malgré la « victoire divine » revendiquée, assurer le retour des habitants dans leurs logements identiques, le plus vite possible, était pour le parti chiite une obligation vitale. Pour cela, il a écarté toute concertation avec l’État et toute proposition alternative, et il a imposé de reconstruire à l’identique un quartier qui était en partie irrégulier et qui souffrait de nombreux problèmes architecturaux et d’organisation urbaine. Mais la promesse a été tenue et les habitants sont revenus : l’opération était achevée en 2012. Le financement provenait pour moitié des indemnités perçues par les propriétaires qui ont mandaté l’organisation centralisant les travaux, dénommée justement Wa’ad (la promesse). Ces indemnités provenaient en bonne partie de la solidarité internationale. L’autre moitié du financement est venue du Hezbollah lui-même, via des collectes populaires et dans la diaspora, ainsi que de ses alliés, notamment l’Iran, dans des proportions inconnues.

Quelles leçons tirer de ces expériences ? Aucun parti politique ne dispose dans les quartiers touchés d’une assise telle qu’il voudrait prendre la tête d’une reconstruction pour défendre leurs habitants. Le gouvernement, démissionnaire, n’a pour l’instant lancé aucune initiative, pas plus que la municipalité. Par le passé, les autorités ne s’étaient guère montrées sensibles au respect du patrimoine et au maintien de la diversité sociale. Au contraire, les politiques publiques encourageaient l’investissement immobilier au profit des catégories les plus aisées et sans préoccupation pour les plus pauvres, qui constituent une part notable de la population de ces quartiers.

Beaucoup d’observateurs redoutent que la spéculation immobilière qui était déjà très active dans ces quartiers ne se poursuive. En effet, une bonne partie des résidents risquent d’être dans l’incapacité de financer les réparations, et on ignore si et quand un système d’indemnisations sera mis en place. Petits propriétaires et locataires paraissent très démunis face à l’urgence et pourraient céder leurs biens à des promoteurs immobiliers qui sont déjà à l’affût, d’autant que le blocage des comptes bancaires en devise incite les gros épargnants à placer les sommes restantes, converties en livres libanaises, dans l’immobilier pour éviter la poursuite de la dévaluation. Il en résulterait une éviction de facto de la population et une disparition non seulement du patrimoine architectural de cette zone mais aussi de son atmosphère unique de cohabitation entre anciens résidents et jeunesse branchée fréquentant les bars ou ouvrant des ateliers de design.

Les mouvements de la société civile, bien implantés dans ces quartiers, très impliqués dans les opérations de nettoyage et de premiers secours, sont porteurs d’une vision sociale et ils s’appuient sur de nombreux professionnels de l’urbanisme. Toutefois, ils manquent cruellement de leviers politiques. Par ailleurs, la question du financement reste une grande inconnue. On peut craindre une paralysie de la situation, faute de décision claire et de financement, qui aboutissent à un abandon graduel de locaux devenus inhabitables. Cela constituerait un coup terrible porté contre Beyrouth et la société libanaise.