Marie Mendras : "En Biélorussie, le feu couvait"
Alors qu’il est confronté à une contestation inédite depuis la présidentielle du 9 août qui devait lui assurer un sixième mandat, Alexandre Loukachenko entend conserver le pouvoir et exclut tout dialogue avec ses détracteurs. Mais la mobilisation ne cesse de gagner du terrain et conduit les autorités à une répression massive. Quelles sont les chances pour Alexandre Loukachenko de se maintenir au pouvoir dans ces conditions ? Quelle position la Russie de Vladimir Poutine entend-elle suivre pour circonscrire ce conflit à ses portes ? Comment l’Union européenne peut-elle jouer un rôle dans cette tentative de transition démocratique ? Retrouvez l’interview de Marie Mendras, politiste au CNRS et au CERI, professeure à Sciences Po Paris, et auteure notamment de Russie. L’envers du pouvoir (Odile Jacob, 2008) et de Russia Elites are Worried. The Unpredictability of Putinism (Transatlantic Academy, Washington D.C., 2016).
Propos recueillis par Corinne Deloy (CERI Sciences Po)
Pouvez-vous nous résumer les événements qui ont eu lieu en Biélorussie depuis la fraude massive à l’élection présidentielle du 9 août dernier ? D’où vient cette mobilisation inédite dans le pays ?
Un petit rappel des 26 ans d’Alexandre Loukachenko à la tête de la Biélorussie n’est pas inutile pour comprendre pourquoi la grande majorité des Biélorusses ne supporte plus le dictateur depuis des années. En 1994, l’ancien directeur de sovkhoze agricole est élu président. Il ne propose pas de dé-soviétiser l’économie et la société, et promet sécurité et bonnes relations avec Moscou. La situation économique s’améliore dans les années 2000, grâce au boom des hydrocarbures russes, dont la Biélorussie assure une partie du raffinage et du transport vers l’Europe. La courbe s’inverse dans les années 2010 et le pays s’appauvrit. La nouvelle génération ne se reconnaît pas dans ce chef vieillissant et réactionnaire.
En incarnant la république nationale et indépendante dans les années 1990, Loukachenko construit peu à peu son domaine souverain et installe une autocratie répressive. Il prend le contrôle des institutions politiques. En 2004, il impose, par un référendum manipulé, une révision constitutionnelle qui supprime toute limitation des mandats présidentiels. Il se comporte alors comme le chef à vie d’un État de dix millions d’habitants. En 2006, il harcèle et emprisonne les candidats de l’opposition à la présidentielle et se déclare victorieux grâce à des fraudes massives. Il utilisera les mêmes méthodes pour s’arroger la victoire le 9 août 2020, alors que moins de 20% des Biélorusses lui ont vraisemblablement accordé leur suffrage.
Les événements de cet été écrivent l’histoire d’une fin de règne. Ils rappellent d’autres basculements majeurs, comme le mouvement Solidarnosc en Pologne dans les années 1980, la révolution de velours en Tchécoslovaquie en 1989, l’indépendance ukrainienne en 1991, renforcée par la révolution orange en 2004 et EuroMaïdan en 2013-2014. La Biélorussie 2020 est aussi le miroir de la Russie 2020, où la protestation anti-Poutine gagne de nombreuses villes, notamment Khabarovsk, où depuis juillet dernier les citoyens contestent l’emprisonnement inique de leur gouverneur élu.
Comment est-il possible qu’en Europe nous n’ayons pas pris la mesure de la crise que traversait la Biélorussie?
Gouvernements et opinions se contentaient, par commodité, d’une vision simpliste de « la dernière dictature d’Europe », acceptée par le peuple. Il était plus confortable de croire le discours officiel et de s’installer dans l’idée qu’il fallait mieux « confier à Poutine » les affaires biélorusses, tout en appliquant quand même des sanctions contre les dirigeants. Par ailleurs, Loukachenko a bien joué en 2014 en se proposant comme médiateur dans le conflit du Donbass en Ukraine, et en accueillant à Minsk François Hollande, Angela Merkel, Vladimir Poutine et Piotr Porochenko. Les deux accords de Minsk ont été signés en septembre 2014 et en février 2015.
Et pourtant, le monde académique, les ONG, le Parlement européen ont condamné avec constance les graves dérives, et les crimes commis par Loukachenko et ses organes de répression. Au CERI, j’ai invité des collègues et experts biélorusses à intervenir dans le cadre de l’Observatoire Russie. En 2005, Alexandre Milinkievitch, candidat à la présidentielle, nous présente son programme et expose le harcèlement permanent que lui et ses alliés subissent. Il ne sera crédité que de 6% de voix à la présidentielle de mars 2006, un pourcentage très en-dessous des 28% de suffrages qu’il aurait rassemblés avant fraudes. Le scénario bien connu « répression préventive-vote manipulé-répression de la contestation des fraudes » se reproduit en 2010 et 2015, comme d’ailleurs en Russie depuis la mobilisation de millions d’électeurs contre la fraude spectaculaire aux législatives de décembre 2011.
Comment la mobilisation s’est-elle organisée cet été ?
L’hostilité au régime rassemble de plus en plus de Biélorusses depuis une quinzaine d’années. Mais la brutalité de la répression et le musellement des médias donnaient l’impression que le couvercle se refermait sur la société. En réalité, le ferment de la contestation a nourri la jeune génération et a réveillé les parents. Le feu couvait. L’étincelle a été l’arrestation ou l’exil forcé des opposants, pour refuser leurs candidatures à la présidentielle. Le plus populaire était Serguei Tikhanovski. Après son emprisonnement, sa femme Svetlana Tikhanovskaïa a déposé sa candidature et a pu concourir. Loukachenko n’a pas pris au sérieux une femme au foyer de 34 ans !
S’enclenche alors le cercle vertueux. Deux autres femmes s’allient à Tikhanovskaïa et forment un trio exceptionnel. La foule se presse dans toutes les villes pour écouter et acclamer la candidate qui défend la démocratie, les réformes, et des relations équilibrées avec les voisins européens comme avec la Russie. L’ambiance est joyeuse, estivale, optimiste, et très combative. Loukachenko a déjà perdu la bataille.
Grâce à l’internet, YouTube et les smartphones, les Biélorusses ont pu rapidement se mobiliser. Une fois acquise la participation de plusieurs milliers de personnes à une manifestation, les gens n’ont plus peur de sortir dans la rue. Et l’exemple ukrainien a été une source d’inspiration, tout comme l’exemple de l’opposition russe, autour d’Alexei Navalny, ainsi que les mobilisations en province, comme à Khavarovsk, à la frontière de la Chine. L’un des slogans était « Nous n’avons plus peur ! Loukachenko, dégage ! » Et, en effet, la violence ne dissuade plus, et au contraire renforce la détermination des Biélorusses dans leur revendication d’un changement de régime, par des moyens pacifiques et légalistes.
Il faut souligner un facteur majeur, qui a pris de court le pouvoir à Minsk. C’est la courageuse mobilisation des ouvriers et employés d’entreprises d’État. Ces « soldats » du loukachenkisme sont glorifiés par la phraséologie officielle, mais surtout sommés de produire en silence. Il leur est interdit de se syndiquer librement, et le droit de grève est très encadré. Plus grave encore, la majorité des salariés avaient un CDD d’un an, reconductible ou non. On espérait ainsi assurer la loyauté de chacun. La révolution citoyenne a pris un tournant inédit quand la plupart des entreprises d’État se sont mises en grève et ont entamé une discussion pacifique avec leurs directeurs, souvent compréhensifs. Les employés continuent le combat avec des grèves perlées.
Que peut encore espérer Loukachenko ?
Alexandre Loukachenko n’est plus président, puisqu’il n’a pas été réélu et que son cinquième mandat arrive à son terme. C’est un usurpateur. Et le fait qu’il ait mis en scène son investiture le 23 septembre, en catimini et sans annonce, souligne son isolement et sa peur des poursuites judiciaires s’il quitte son palais. L’Union européenne, ainsi que plusieurs États membres de l’Union européenne, dont la France, ont fermement dénoncé cet acte illégal et réaffirmé que Loukachenko n’est plus chef d’État.
Face à la résistance de toute une société, Loukachenko tente de gagner du temps, par l’usage de la violence extrême : disparitions, tortures, meurtres, emprisonnements, tabassages, harcèlement des familles, déportations de personnalités politiques. Il s’est mis dans les mains de Vladimir Poutine en se prosternant devant lui à Sotchi, en Russie, le 14 septembre. En emprisonnant et exilant de force les leaders de la révolution pacifique, il leur donne une aura impressionnante. Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de Littérature, est la seule des sept membres du présidium du conseil de coordination qui reste en liberté à Minsk, mais elle subit un harcèlement constant, et a choisi de se faire soigner en Allemagne. Ce conseil s’affirme aujourd’hui comme l’institution qui pourra accompagner une transition politique.
Loukachenko finira par quitter son palais présidentiel. Il peut espérer se réfugier dans un État sans foi ni loi pour fuir la justice de son pays, la justice européenne, et la Cour pénale internationale.
Quel intérêt a Vladimir Poutine à soutenir le président biélorusse, aujourd’hui honni par une grande partie de la sa population ?
Poutine ne soutient pas Loukachenko avec ferveur, loin de là, mais il gagne du temps. Il a une marge de manœuvre très étroite. Il a octroyé au camarade biélorusse un renouvellement de prêt pour éviter le krach. Il doit savoir que Loukachenko ne tiendra pas longtemps en chef prostré, et souverainement détesté, l’adverbe prend ici tout son sens…
La solution ne se trouve pas à Moscou. Nous, Européens, n’avons aucune raison d’attendre une résolution acceptable de la crise par Moscou. Plutôt le contraire. Nous comprenons, comme les Biélorusses eux-mêmes, que Poutine est le dernier obstacle à la chute du dictateur. Pour l’autocrate russe, il est insupportable de voir un autre autocrate tomber, après l’Ukrainien Ianoukovitch, après les tyrans du monde arabe, et aussi la sanction des urnes en Turquie, en Iran, au Venezuela, où les chefs sont contestés et peuvent perdre, même s’ils ne le reconnaissent pas et répriment ceux qui ont été élus.
Peut-on envisager une action militaire de la Russie en Biélorussie telle celle menée par Moscou en Crimée et dans le Donbass ?
La Biélorussie diffère de l’Ukraine sur le plan géographique, humain, économique et stratégique. Elle n’a ni péninsule de Crimée, ni l’équivalent du Donbass, c’est-à-dire une région où la population se sentirait plus proche de Moscou que de Minsk. Mogilev, à l’est du pays, lutte tout aussi farouchement pour le départ de Loukachenko que Grodno à l’ouest. Quel objectif poursuivrait l’armée russe ? Et pour quels bénéfices ? Sans aucun doute, Vladimir Poutine ne veut pas, et ne peut pas, occuper la Biélorussie, puis la gouverner. En dépit de l’accord d’union signé par Minsk et Moscou en 1999, l’incorporation de la Biélorussie dans un État fédéral contrôlé par Moscou n’a jamais été une option sérieuse. La guerre de Biélorussie n’aura pas lieu.
Une autre raison qui invite le Kremlin à la prudence est la nouvelle démonstration de solidarité des démocraties occidentales dans leur soutien aux Biélorusses, comme en 2014 en faveur des Ukrainiens. Pas un seul gouvernement européen ne reconnaît Alexandre Loukachenko comme réélu. Les leçons de l’Ukraine ont été comprises par les pays occidentaux, et par anciennes républiques soviétiques : Poutine crée le problème et prétend ensuite être le seul à pouvoir le résoudre.
Quelle leçon peut tirer Poutine, qui est un autre dirigeant soucieux de conserver le pouvoir, du réveil de la population biélorusse pour son avenir personnel ?
C’est un désastre pour Poutine de voir tomber un camarade dictateur dans une ancienne république de l’URSS. Car Poutine se trouve dans une situation de plus en plus inconfortable dans son propre pays. Rappelons qu’il a lui-même organisé fin juin 2020 un « plébiscite », tout aussi fabriqué que celui de Loukachenko le 9 août, pour s’arroger deux mandats supplémentaires. A trop vouloir le pouvoir à vie, il prend des risques et exaspère des millions de Russes. L’empoisonnement raté de Navalny s’est produit au pire moment.
Vladimir Poutine n’a jamais voulu reconstruire l’URSS. Mais, pour la survie de son propre régime, il a cherché à maintenir les pays de l’entre-deux – l’Ukraine, la Biélorussie, la Moldavie, la Géorgie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan – coincés entre l’Union européenne et la Russie, dans une dépendance énergétique et sécuritaire. En d’autres termes : les figer dans une souveraineté faible et conditionnelle, soumise au bon vouloir de Moscou. Cette stratégie semble échouer de nouveau, comme en Géorgie, en Ukraine et en Arménie, où l’alternance politique a réussi, contre la volonté de Moscou. Au lieu de renforcer sa sphère d’influence, le pouvoir russe est en train de perdre ses « États tampons » les uns après les autres.
Aucune solution ne sera satisfaisante pour l’autocrate russe, car il ne pourra ni maintenir Loukachenko en place, ni le remplacer par un loyal serviteur, ni occuper et contrôler la Biélorussie. Il espère probablement affaiblir le futur gouvernement par la poursuite de l’ingérence économique, l’infiltration de l’administration, de l’armée et du KGB biélorusse, la désinformation et la corruption.
Cessons de vouloir croire que Vladimir Poutine a « un droit historique » sur une sphère d’influence, et nous rend service en faisant le gendarme dans l’Est de l’Europe. L’Ukraine de 2014 nous a appris une leçon : toute confusion, toute incertitude sur la pleine souveraineté d’un État voisin de la Russie fragilise l’Etat en question, et crée de l’insécurité pour la population de cet État, et pour toute l’Europe.
Quid des réactions internationales à la crise biélorusse ? Les États-Unis semblent absents et l’Union européenne se mobilise mais réussira-t-elle à obtenir le départ de Loukachenko et l’organisation de nouvelles élections ?
Les États-Unis se trouvent encore plus paralysés qu’en août 2008 pendant la courte guerre russe en Géorgie, quand Bush terminait son deuxième mandat. En revanche, toutes les institutions de l’Union européenne ont bien réagi, et relativement vite, et la plupart des États européens ont apporté leur soutien à la société biélorusse.
Disons les choses clairement : Svetlana Tikhanovskaïa n’est pas la leader d’une opposition minoritaire, mais la candidate qui a gagné l’élection présidentielle à une large majorité (hors fraudes). En remportant l’élection, l’opposition est devenue la majorité et représente le peuple souverain. Pour dénoncer le simulacre du 23 septembre, les Biélorusses ont manifesté en masse pour fêter « l’investiture du peuple ».
La résolution du Parlement européen votée le 17 septembre 2020, en même temps qu’une résolution historique sur la tentative de meurtre contre Alexeï Navalny, marque l’engagement des Européens en faveur d’une issue démocratique et pacifique, sans ingérence de la Russie, afin de soutenir une transition menée dans le respect d’un processus institutionnel souverain : reconnaître un organe de transition qui organisera de nouvelles élections présidentielles et législatives, avec missions d’observation indépendante, notamment de l’OSCE.
Les prises de position des États européens ne laissent désormais plus aucune place à l’ambivalence. Avant son départ pour la Lituanie, le 26 septembre, Emmanuel Macron a dit au Journal du Dimanche : « Loukachenko doit partir ! ». Clairement, sa conversation téléphonique avec Vladimir Poutine le 14 septembre l’a enfin convaincu de l’attitude déraisonnable de son homologue russe. Poussé dans ses retranchements, ce dernier avait conclu à « l’auto-empoisonnement » d’Alexeï Navalny, un « trublion blogueur », qui s’enrichit grâce aux fausses allégations et au chantage. L’appartement de l’opposant russe et sa famille a été saisi le 24 septembre. Le 28 septembre, le président français s’est entretenu à Vilnius avec Svetlana Tikhanovskaïa, présidente en exil du conseil de coordination biélorusse. Il a accepté de proposer une mission de médiation européenne pour convaincre Loukachenko et Poutine d’accepter de nouvelles élections libres, sous observation indépendante. C’est un pari risqué de donner à Poutine un droit de regard sur l’avenir de la Biélorussie. L’important est de savoir que, dans le rapport de forces, le Kremlin n’est pas le plus fort, et d’agir en conséquence.
Cet article a été initialement publié sur le site du CERI de Sciences Po