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Élections américaines : Trump peut-il encore gagner ?

Les élections américaines auront lieu le 3 novembre prochain. La mauvaise gestion du Covid-19 handicape lourdement Donald Trump. Mais le précédent de 2016, quand toutes les enquêtes d’opinion donnaient Hillary Clinton gagnante, a traumatisé les prévisionnistes en tout genre. Donald Trump peut-il encore sauver sa réélection ? Sa stratégie basée sur les questions sécuritaires pourrait-elle être payante ? Les forces de gauche seront-elles unies autour du candidat Joe Biden désigné par le Parti démocrate ? La rédaction d’Émile a interrogé Denis Lacorne, politiste, professeur à Sciences Po et spécialiste des États-Unis, pour mieux comprendre les enjeux de cette élection.

TULSA, Oklahoma, États-Unis. 20 juin 2020 : Le président américain Donald Trump organise un rassemblement électoral à la salle omnisports de l’Oklahoma Center. Ce rassemblement de campagne est le premier depuis mars 2020. (Crédits : Albert Halim/Shutterstock)

Dans une récente tribune dans le journal Le Monde vous analysiez les attaques récentes de l’administration Trump contre le vote par correspondance et les services postaux comme une stratégie de dernier recours d’un président aux abois. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi dans un contexte de pandémie ces limitations pourraient empêcher certains groupes d’exercer leur droit au suffrage ? La bataille postale est-elle vraiment au cœur de ces prochaines élections ?

La pandémie aura un effet direct sur les pratiques électorales des Américains : l’anticipation de longues queues devant les bureaux de vote, un mardi (jour de travail aux États-Unis) découragera deux types d’individus d’aller voter « en personne » : les plus âgés, qui craignent le plus la contagion du Covid-19 et les résidents de grandes villes comme New York, Chicago et Los Angeles qui vivent dans des quartiers à forte densité résidentielle, où les bureaux de vote sont trop peu nombreux. Pourquoi s’exposer au virus, dans des locaux fermés (gymnases, écoles, bureaux de poste) alors qu’il est toujours possible de voter par correspondance ?

Certains États envoient directement les bulletins de vote aux résidents inscrits sur les listes électorales et leur permet de voter en plaçant leur bulletin dans une enveloppe spécialement conçue à cet effet. Pour que le vote soit valable, il faut apposer sa signature sur l’enveloppe fermée. D’autres États utilisent une procédure plus complexe, celle dite de l’absentee ballot : l‘électeur doit solliciter la commission électorale de son État ou de son comté pour obtenir un bulletin de vote qui sera ensuite posté selon les mêmes règles. Certains États demandent une justification (maladie, voyage à l’étranger ou dans un autre État), d’autres s’en dispensent.

En général, d’après de récents sondages, les électeurs républicains préfèrent voter en personne le jour du scrutin, les électeurs démocrates choisissent de préférence le vote par correspondance. Comme l’objectif de Trump est de décourager le vote de ses adversaires ou de le rendre difficile, il prétend, contre toute évidence, que le vote par correspondance facilite la fraude. Il laisse même entendre que ces votes ne devraient pas être comptabilisés s’ils arrivent trop tard dans les bureaux de vote. La réalité d’un système fédéral est complexe : certains États ne comptent les votes par correspondance que le jour même du vote ; d’autres acceptent les bulletins postés le jour du vote (le cachet de la poste faisant foi), ce qui prolongera nécessairement le décompte des voix des jours et même des semaines après le 3 novembre. Dans le cas d’une élection serrée, le comptage tardif des votes par correspondance peut modifier la majorité comptabilisée le jour même du vote. D’où une confusion probable et le risque que le président sortant prétende l’avoir emporté le 3 novembre, alors que le décompte des votes par correspondance reste encore partiel. Il faut donc s’attendre, dans cette hypothèse, à des poursuites devant les tribunaux et peut-être même à des conflits ouverts opposant des gouverneurs à leur législature quant à l’appartenance politique des Grands Électeurs choisis dans leur État.

Les derniers sondages donnent régulièrement l’avantage à Joe Biden, même si cette avance reste relativement faible alors que 43 % des Américains approuvent encore la présidence de Donald Trump. Comment analysez-vous le soutien infaillible d’une partie de la population à ce président si critiqué pour sa mauvaise gestion de l’économie et son incapacité à anticiper et à gérer les ravages de la pandémie de Covid-19 ?

95% des électeurs républicains se disent toujours prêts à voter pour le président sortant. Cela représente à peu près 40% de l’ensemble des électeurs. Les erreurs de Trump, sa mauvaise gestion de la pandémie en particulier n’ont pas eu d’impact sur ses soutiens qui le défendent envers et contre tous parce qu’ils s’identifient à lui et se comportent en « true believers ». La critique n’a pas de prise sur eux, sauf en ce qui concerne les femmes blanches résidant dans les banlieues prospères du Sud et du Midwest. C’est là que son électorat s’effrite. L’écart entre les intentions de vote de Trump et de Biden dans les États décisifs (Battle-ground states), comme le Wisconsin, le Michigan, la Pennsylvanie, la Floride, l’Arizona, reste favorable à Biden, mais il est faible : de l’ordre de 3% en moyenne.

L’issue des élections dépendra, en bonne partie, du taux de participation des électeurs et du comportement des indécis. L’archaïsme du système électoral américain, qui donne un poids excessif aux petits États dans le collège électoral, favorise Trump. Rappelons qu’Hillary Clinton l’avait emporté par près de 3 millions de voix en 2016, mais que Trump l’avait devancée de quelque 70 000 voix seulement dans trois États décisifs (Michigan, Wisconsin, Pennsylvanie). Tout va donc se jouer dans les États décisifs de la ceinture de la rouille (rust belt) et dans un État du sud comme la Floride. Si Trump perd la Floride, il perdra presque certainement l’élection.

Donald Trump devancé par son rival démocrate Joe Biden semble vouloir tirer le maximum de profit des manifestations violentes de protestation contre les violences policières depuis la mort de George Floyd à Minneapolis, le 25 mai dernier. Une campagne basée sur des arguments sécuritaires pourrait-elle suffire à faire oublier le bilan désastreux du président Trump ?

Trump a tenté de jouer la carte de « la loi et l’ordre », en dénonçant les manifestations violentes de Portland, Kenosha, Minneapolis, Washington DC, etc. —manifestations déclenchées par des arrestations violentes dont les principales victimes étaient des Afro-Américains comme George Floyd. Mais les émeutes urbaines dénoncées par Trump restent peu nombreuses à l’échelle des États-Unis. 95% des manifestations liées au mouvement de défense des Noirs, Black Lives Matter, sont pacifiques.

NEW YORK, États-Unis, 5 septembre 2020 : Un agent de police de la ville de New York et des manifestants lors d'une manifestation antifasciste et du mouvement Black Lives Matter à Manhattan. (Crédits : Ben Von Klemperer/Shutterstock)

Pour les démocrates, le principal échec de Trump tient à son incapacité à gérer la crise du Covid, désormais incontrôlable dans l’ensemble des États-Unis, avec environ 200 000 morts aujourd’hui et plus de 400 000 morts projetés pour le début de l’année 2021. Par ailleurs, Trump a dévalorisé son programme de défense de la « loi et l’ordre » en révélant son profond mépris pour les militaires, dénoncés par lui, à plusieurs reprises, comme des « perdants » (losers) ou des « pigeons » (suckers), comme vient de le montrer Jeffrey Goldberg dans un article de The Atlantic  (publié le 3 septembre).

Joe Biden a été désigné par son Parti en bénéficiant du retrait de Bernie Sanders de la course à la Présidence. Le choix de sa vice-présidente Kamala Harris semble avoir dopé politiquement sa campagne. Pourtant, beaucoup d’observateurs redoutent que cette candidature ne fasse pas le plein à gauche malgré la détestation qu’inspire le président sortant. Comment analyser la situation des démocrates dans cette dernière ligne droite ?

Contrairement à ce qui est souvent dit, le choix d’un ou d’une vice-présidente a peu d’impact sur le vote des électeurs. Les électeurs se prononcent d’abord pour le candidat présidentiel, nommé par la convention de son parti. Du point de vue démocrate, Kamala Harris a été un bon choix : elle incarne les valeurs d’une Amérique de la diversité ethnique et culturelle par ses origines afro-américaine (son père était jamaïcain) et indienne (sa mère est originaire de l’État du Tamil Nadu). Elle incarne aussi l’une des variantes du rêve américain : le succès des enfants d’immigrés qui, dès la deuxième génération, réussissent à s’imposer dans leur vie politique et professionnelle. Plus modérée que Sanders, il n’est pas sûr qu’elle récupère toutes les voix de la gauche radicale. Mais celle-ci n’a pas d’autre alternative, en particulier parce qu’aucun candidat « vert » ou « socialiste » d’un parti alternatif n’a réussi à s’imposer.