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Cash contre bitcoin : une victoire sonnante et trébuchante ?

La pandémie de Covid-19 a relancé les spéculations autour de la fin de l’argent liquide. Pourtant, le cash ne semble pas encore prêt à tirer sa révérence, comme nous l’expliquent Marc Schwartz (promo 84), P.-D.G. de la Monnaie de Paris, et Yannis Messaoui, étudiant en économie (Yale ‘19, HEC). Alors qu’ils viennent de publier une étude pour Terra Nova intitulée « Le grand paradoxe ou pourquoi le règne du cash est loin de s’achever », ils reviennent ici sur l’histoire de l’argent liquide et nous expliquent pourquoi les espèces ne sont pas (encore) en voie d’extinction.

Propos recueillis par Emma Barrier, Catherine Hartog et Camille Ibos

Crédits : Shutterstock

Marc Schwartz, vous êtes président-directeur général de la Monnaie de Paris. Comment expliquez-vous les rumeurs récurrentes sur la disparition des espèces ?

Les espèces voient leur rôle diminuer en tant que moyen de paiement. C’est un fait. Quand vous allez à la boulangerie, vous pouvez payer votre pain sans contact avec une carte ce qui, symboliquement, pose question. Récemment, on a pu penser que l’élévation du plafond du sans contact de 30 à 50 euros signerait la disparition du cash. Selon nous, cela n’a que très peu d’effet : on sait que le niveau où l’on bascule d’un paiement en espèces à un paiement par carte est plutôt compris entre 20 et 25 euros. En revanche, la disparition du plancher, qui ne vous oblige plus à payer en espèces pour les petits montants, a véritablement mordu sur l’usage du cash.

Quel a été le rôle de la pandémie dans ce phénomène ?

Marc Schwartz - PDG de la Monnaie de Paris.

Marc Schwartz : Le coronavirus en a été l’argument principal ! Pendant la crise sanitaire, on a vu poindre des inquiétudes concernant le paiement en espèces. Puisqu’elles passaient de main en main, elles présentaient supposément un risque de transmission plus élevé. En réalité, des études scientifiques ont prouvé que ce n’était pas le cas. Le virus a une durée de vie de 10 à 100 fois plus courte sur un billet que sur de l’acier inoxydable ou sur une poignée de porte. De plus, les pièces sont fabriquées avec du cuivre, une matière bactéricide. Donc la réalité contredit la rumeur ! Cette fausse idée a été jusqu’à s’implanter dans les publicités sur les gestes barrière, dont les pancartes indiquent qu’il est désormais préférable de privilégier le paiement sans contact. Or, il faut bien rappeler que c’est le ministère de la Santé qui décide de ce qu’est un geste barrière… Bien que payer par carte n’en soit pas un, l’idée s’est répandue et on utilise moins les espèces en ce moment.

Vous êtes tous deux coauteurs de la note « Le grand paradoxe, ou pourquoi le règne du cash est loin de s’achever », qui évoque ces questions. Quel est ce paradoxe ?

M. S. : En arrivant à la Monnaie de Paris, il y a deux ans, j’ai découvert ces rumeurs que nous évoquions sur la fin du cash. John Maynard Keynes parlait de l’or comme d’une « relique barbare » et puisque circule l’idée très moderne selon laquelle le numérique aurait raison de la monnaie, je me suis demandé si les espèces ne seraient pas les reliques barbares de notre temps. Nous avons donc utilisé le terme de « paradoxe » pour le titre de notre papier, car on entend d’un côté que le cash va disparaître et de l’autre, on constate que le volume d’espèces en circulation ne cesse d’augmenter.

Yannis Messaoui : L’augmentation du volume d’espèces en circulation se couple par ailleurs à une baisse de leur usage. Le second paradoxe est donc le phénomène de thésaurisation, selon lequel nous utilisons la monnaie pour épargner plutôt que pour payer. Finalement, des études d’opinion assez récentes, réalisées en Europe et aux États-Unis, montrent que la population n’est pas pour la disparition du cash. C’est cela que nous avons voulu mettre en évidence dans notre rapport.

Ce paradoxe de la thésaurisation pourrait-il s’expliquer par une défiance vis-à-vis de l’État ?

Yannis Messaoui, étudiant en économie à Yale et HEC.

Yannis Messaoui : C’est une question importante et il peut en effet s’agir d’un tel phénomène de protection bien que, à partir du moment où les revenus sont déclarés, l’État sera de toute façon au courant de nos situations monétaires. On peut néanmoins penser que la population souhaite s’éloigner de l’État lorsqu’il s’agit de ses propres finances. C’était le propos de Friedrich Hayek en 1970, dans un livre en faveur de la dénationalisation de la monnaie, au profit des monnaies privées et des monnaies locales. Il faudrait une étude sociologique pour analyser cette volonté de mise à distance de l’État central… Mais ce que l’on sait aujourd’hui, c’est que l’État est massivement intervenu dans l’économie pour soutenir financièrement les salariés et les secteurs en difficulté l’année dernière, y compris dans des entreprises privées.

Vous argumentez, dans votre rapport, en affirmant que « le règne du cash est loin de s’achever ». Pourquoi ?

M. S. : Si les espèces étaient vraiment vouées à disparaître, alors les montants de celles-ci actuellement en circulation – et publiés chaque mois par la Banque centrale européenne dans le cas de l’euro, ou par le Federal Reserve System pour le dollar – devraient être en baisse constante. Pourtant, c’est tout le contraire. Nous allons fêter les 20 ans de l’euro et depuis 20 ans, le montant des espèces en euros en circulation n’a cessé d’augmenter, plus ou moins vite évidemment selon les périodes. La valeur des euros en circulation a ainsi été multipliée par six depuis l’introduction de cette monnaie. Notre premier argument est donc évident : si le cash devait disparaître, on n’observerait pas cette courbe-là. Concernant la rumeur de disparition du cash lié à la pandémie, nous avons été surpris d’apprendre une accélération de la circulation des espèces à partir de mars 2020. De fait, les gens se sont précipités sur les distributeurs pour retirer de l’argent avant le confinement !

Finalement, on utilise de moins en moins la monnaie pour payer, mais on la thésaurise de plus en plus. La crainte face à l’avenir et le chômage qui explose n’ont en aucune manière signé la fin du cash : au contraire, ils ont accéléré la demande d’espèces dans le monde entier  !  À titre de comparaison, la circulation des espèces a augmenté de 11 % dans la zone euro à la fin de l’année dernière et de 15 % pour le dollar. Mon homologue américain, le président de l’U.S. Mint, m’a même annoncé qu’il y avait eu une pénurie de pièces aux États-Unis durant cette période et qu’ils avaient dû augmenter la production de 40 % ! Ce n’était pas arrivé depuis 20 ans et cela nous conduit à penser que l’argent liquide a de très beaux jours devant lui…

Quels sont les avantages du cash par rapport à la monnaie scripturale ?

Y. M. : Selon la Banque centrale européenne, l’argent liquide est finalement assimilable à un bien public. C’est un mode de paiement gratuit, universel et facile à utiliser. En cela, il est aussi inclusif : environ 20 % de la population française n’est pas à l’aise avec les outils numériques, d’où une grande difficulté à utiliser les paiements de cette sorte. Je pense aux personnes âgées, mais aussi aux personnes vulnérables économiquement, aux migrants et aux sans-abri, pour qui l’argent liquide est le seul moyen de se procurer des biens essentiels. Le cash est également un mode de paiement résilient : en cas de panne d’électricité, de cyberattaque ou de tout autre phénomène qui mettrait à mal l’infrastructure de paiement numérique, on pourra toujours l’utiliser pour survivre. Cette éventualité peut paraître très lointaine en France, mais c’est un scénario qu’a déjà vécu, par exemple, l’île de Porto Rico en 2017, quand les distributeurs de billets et les terminaux de paiement ont été mis hors service par un ouragan.

M. S. : L’argent liquide présente également l’avantage de protéger les données personnelles. On ne peut pas tracer l’historique d’un paiement en espèces. C’est par ailleurs souvent l’argument utilisé pour décrier l’argent liquide : il favoriserait les activités illégales. Or il est loin d’être le seul mode de paiement susceptible d’être utilisé à des fins frauduleuses  !

Justement, cette idée qu’au-delà d’un certain montant, l’argent liquide est synonyme d’illégalité a la vie dure. Malgré cela, peut-on encore défendre le cash en France ?

Y. M. : Ce n’est pas simple. Les commerçants français ont l’obligation d’accepter des espèces, mais nous sommes aussi le premier pays à avoir mis en place des plafonds pour payer en espèces afin de lutter contre l’économie souterraine. Aujourd’hui, des réglementations interdisent le paiement en espèces au-delà de 1 000 euros. Tout ceci vient de l’idée que l’argent obtenu illégalement passe par le liquide, comme s’il ne pouvait pas passer par des moyens électroniques ! En 2017, le rapport CAP22, demandé par le Premier ministre, a fait en ce sens la proposition d’une limitation du cash, même si elle n’a pas été retenue. En revanche, dans d’autres pays, comme l’Allemagne ou l’Autriche, les citoyens sont considérés comme des « cash lovers ».

M. S. : On dit beaucoup en France que le cash est le support des activités illégales, mais regardez ce qui se passe sur les comptes en banque ! Quand Bruno Le Maire fait passer une ordonnance, à l’hiver 2020, pour réguler strictement les cryptomonnaies, c’est bien pour limiter les cas de blanchiment d’argent. Les Panama Papers, par exemple, n’impliquaient aucun argent liquide, ce n’était qu’une histoire de virements de fonds entre banques et particuliers. Aujourd’hui, la majorité de l’argent illégal qui circule dans le monde ne le fait pas en espèces.

Vous avez évoqué, plus tôt, l’idée émise par Friedrich Hayek d’une monnaie privée…

M. S. : C’est la question la plus brûlante sur l’avenir de la monnaie et notamment de la monnaie numérique. Ces dernières années, on a beaucoup entendu parler des cryptomonnaies et du bitcoin. Notre opinion, partagée par les banques centrales et les gouvernements, est que ceux-ci ne sont pas de la monnaie au sens évoqué plus haut. Nous préférons donc le terme de « cryptoactif ». Le bitcoin, par exemple, est très volatil et n’offre pas les garanties de stabilité de valeur que l’on peut observer avec les grandes devises en tant qu’unités de compte. 

En revanche, on peut voir se développer ce qu’on appelle des stable coins comme la Libra [désormais appelée Diem, NDLR] par Facebook. La volonté de cette entreprise est de créer une monnaie internationale d’une nature différente, à laquelle auraient accès les trois milliards d’utilisateurs de Facebook. Ce serait une menace importante pour les banques centrales, dont le rôle est de réguler l’offre monétaire disponible et de surveiller la stabilité financière. Accompagnées des ministres, elles ont donc élevé la voix pour une régulation des cryptomonnaies et prévenu Facebook que pour créer de la monnaie, il fallait d’abord devenir une banque.

On voit désormais se développer des stable coins comme Diem de Facebook, qui souhaite créer une monnaie internationale d’une nature différente, à laquelle auraient accès les trois milliards d’utilisateurs du réseau social. (Crédits : Shutterstock)

Les banques centrales auraient-elles donc intérêt à créer leur propre cryptomonnaie ?

Y. M. : Une cryptomonnaie développée par une banque centrale ferait office d’alternative aux stable coins et aux cryptoactifs. À l’usage et à la forme, elle ne serait pas si différente des monnaies scripturales qu’on utilise avec nos cartes bancaires. La seule différence proviendrait de l’émetteur, qui serait la banque centrale. La valeur de cette monnaie ne dépendrait ni de l’offre ni de la demande, comme c’est le cas pour le bitcoin, mais serait justement basée sur la valeur de la devise en elle-même. Les réflexions en sont encore au premier stade et on ne sait pas actuellement quelle forme ces monnaies numériques de banque centrale pourraient prendre. 

M. S. : Ces monnaies digitales devront également présenter tous les atouts qu’offre le cash, ce qui n’est pas chose facile. La Banque de France a déjà conduit avec succès de premières expérimentations il y a un an, elle les poursuit aujourd’hui. La Banque centrale de Chine a fait de même avec le « yuan digital ». La BCE, qui a réalisé plusieurs travaux exploratoires, devrait se prononcer cet été sur ce projet d’émission d’euro numérique.

Une toute dernière question au P.-D.G. de la Monnaie de Paris : pouvez-vous nous dire où en est le projet de pièce de 5 euros ?

M. S. : En réalité, il n’y en a pas actuellement ! Ce projet a été défendu par la Monnaie de Paris il y a quelques années, en écho à une question qui se pose dans de nombreux pays, car le billet le plus petit, celui de 5 euros, est souvent le mal-aimé. La décision de produire ou non cette pièce dépendra de la Banque centrale européenne et du Conseil européen. En revanche, à la Monnaie de Paris, parmi les 7 000 tonnes de métal que nous achetons chaque année sur les marchés pour les transformer en pièces de monnaie, en médailles et en décorations, nous émettons des pièces de collection de 5, 10, 20 et 100 euros. On monte même jusqu’à 5 000 euros, avec des pièces en or pur qui pèsent un kilo… et dont je peux vous assurer que ce sont des réserves de valeur bien plus solides que le bitcoin  !

Cet entretien a été initialement publié dans le numéro 22 d’Émile magazine.


Les trois fonctions de la monnaie

  • Unité de compte : Elle permet de mesurer un prix, de tenir des comptes.

  • Conservation de valeur : La monnaie est un support d’épargne.

  • Moyen de paiement : Grâce à elle, nous sommes passés d’une économie de troc à une économie monétaire. Elle permet les échanges économiques au quotidien.

Les formes de la monnaie

  • Fiduciaire (du latin fidus, confiance) : La valeur de la pièce est celle qui est marquée dessus, fondée sur la confiance dans la Banque centrale et les institutions.

  • Scripturale : Monnaie présente sur les comptes bancaires, utilisée via le chèque, les virements, les prélèvements, la carte bancaire et les systèmes comme Apple Pay.