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Comment l’armée française accélère sa féminisation

Près de 550 ans séparent la libération d’Orléans par Jeanne d’Arc et la nomination, en 1976, de Valérie André, première femme à devenir générale dans l’armée française. De nos jours, tous les corps d’armée leur sont devenus accessibles et la féminisation est désormais encouragée au plus haut niveau. Retour sur l’ouverture de nos armées à une moitié de l’humanité si longtemps laissée en civil.

Par Camille Ibos

Formation initiale au camp militaire de la Courtine, École Polytechnique. (Crédits : CC/J.Barande)


Chronologie d’une ouverture progressive

  • 1938 : Les femmes peuvent s’engager sous les drapeaux

  • 1972 : Hommes et femmes s’engagent sous le même statut

  • 1976 : Valérie André devient la première femme officier général

  • 1988 : Abrogation des quotas de recrutement des femmes

  • 2014 : Ouverture aux femmes du service en sous-marin, dernier corps à leur être fermé

  • 2016 : Christine Chaulieu devient la première femme générale de brigade de l’armée de terre

  • 2018 : Pour la première fois, une femme ouvre le défilé du 14 juillet

  • 2019 : Mise en place du Plan Mixité par la ministre des Armées Florence Parly


L’histoire des femmes dans l’armée française est celle de grandes réformes, de dates symboliques et de noms mémorables. Timidement amorcée à l’époque des guerres mondiales par besoin de bras supplémentaires et d’auxiliaires, l’ouverture progressive à cette moitié de l’humanité s’est étendue, peu à peu, à tous les grades et à tous les corps d’armée. La nomination de Valérie André comme officier général, en 1976, de même que l’engagement des premières militaires au sein d’un sous-marin, en 2014, ont fait sauter les derniers verrous. Avec ses 15,5 % d’effectifs féminins, l’armée a encore un long chemin à parcourir, mais elle revient de loin. Aujourd’hui, sous l’égide de Florence Parly, le ministère des Armées a placé son processus de féminisation sous le signe de trois impératifs : recruter, fidéliser et valoriser.

Un nouveau plan d’action

En 2019, après des mois de concertation, la ministre des Armées a proposé un Plan mixité destiné à attirer davantage de militaires femmes dans l’armée, à leur donner envie d’y rester et à leur garantir plus de responsabilités. La justification d’une telle action ? « La sécurité est l’affaire de tous, et au XXIe siècle, nous ne pouvons nous priver des talents de la moitié de la population. » Dans la lignée de l’ambition revendiquée depuis des années par les armées, ce plan s’articule autour des grands axes que sont le recrutement, la gestion des carrières et la représentation.

Entre autres mesures phares, il prévoit d’élargir le vivier de recrutement et de rationaliser les concours, par exemple en intégrant systématiquement une femme dans chaque jury et en adaptant les épreuves physiques. Il assume également une politique plus volontariste, un meilleur accompagnement par le mentorat et une amélioration de la qualité de vie au travail. Finalement, il plaide pour la valorisation des femmes militaires et pour le développement d’une véritable « culture de la mixité ». Toutes ces propositions sont de celles qui, à l’aide des outils déjà en place, devront permettre d’atteindre l’objectif de 10 % de femmes générales en 2022, voire de doubler la part des femmes générales d’ici à 2025.

L’armée de terre fait du rase-mottes

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2019, 15,5 % des effectifs d’armée étaient des femmes… mais celles-ci composent uniquement 7,8 % des officiers et des officiers généraux. Seules 30 femmes sont aujourd’hui générales sur 376 actifs à ce grade en 2019. Soit l’équivalent d’une classe de seconde dans un lycée général de taille moyenne.

La popularité des corps d’armée auprès des femmes – ou des femmes auprès des corps d’armée – varie également beaucoup : surreprésentées dans les services de santé, dont elles composent 60 % des effectifs, les femmes ne sont que 6,7 % des militaires envoyés en Opérations extérieures (Opex) selon les chiffres du ministère des Armées. Là où l’armée de l’air, plus récente, fait office de « bonne élève » avec ses 28 %, l’armée de terre a plutôt le visage du cancre avec seulement 11 % de femmes soldates. L’armée française est pourtant, derrière celles d’Israël, de la Hongrie et des États-Unis, la quatrième armée la plus féminisée au monde !

Journée mondiale des femmes de l'armée de l'air 2015. (Crédits : CC/Laurent Quérité)

À l’international, la France s’engage également activement depuis l’émission, dans les années 2000, des résolutions onusiennes sur le thème des femmes, de la paix et de la sécurité. Nommé sous-secrétaire général aux opérations de maintien de la paix de l’ONU début 2017, Jean-Pierre Lacroix, diplomate français, déclarait vouloir faire de la cause des femmes une des grandes priorités de son département, à l’heure où seuls 4 % des Casques bleus couronnent des têtes de femmes. 

Harcèlement sexuel et abus de pouvoir : briser l’omerta

Toutefois, en France comme à l’étranger, si l’ouverture des armées aux femmes apparaît hautement nécessaire pour certains, elle rencontre encore des réticences, notamment au vu de la complexité des enjeux qu’elle induit. De même que dans le reste de la société, cette dernière décennie a vu tant la parole des victimes que l’écoute des autres se libérer progressivement. En 2014, les journalistes Leïla Minano et Julia Pascual publiaient ainsi le livre choc La Guerre invisible (Les Arènes & Causette) qui, au fil d’une cinquantaine de témoignages, révélait l’omerta qui sévit toujours au sein des armées. Harcèlement sexuel, abus de pouvoir, invasion de la vie privée florissaient dans un cadre où toute dénonciation devenait délation et était perçue comme un manquement à l’esprit de corps et de solidarité qui fait règle dans l’armée. À l’époque, Jean-Yves Le Drian avait réagi en demandant un « plan d’action vigoureux » et en créant Thémis, une cellule de lutte contre toutes les formes de violences sexuelles et sexistes et contre les discriminations. Trois ans plus tard, 800 signalements avaient déjà été déposés et Florence Parly a réaffirmé son principe de « tolérance zéro ».

Mais au-delà des discriminations, un autre enjeu de la féminisation, en l’occurrence un piège dans lequel il ne faudrait pas tomber, est celui de la discrimination positive. Au micro de France Inter, une jeune sergente confiait, en mars dernier, qu’« à trop en faire, la ministre dessert la cause », tandis que des généraux estimaient que le sujet avait été « instrumentalisé » au détriment des traditions militaires. S’il y a des traditions dont on se passerait bien, d’autres semblent légitimes dans le respect qui leur était jusqu’alors accordé. En 2019, là où la règle veut qu’un général ne soit pas nommé avant ses 50 ans, Anne-Cécile Ortemann l’avait été à 48. Si l’avancement de cette militaire brillante était pour l’armée une évidence, il avait été déploré que cette précoce promotion ait pu ôter à sa légitimité simplement parce que le ministère trouvait qu’on manquait, cette année-là, de femmes au tableau d’aptitude. Le 6 avril 2017, lors du point de presse suivant son accession au grade de général, Christine Chaulieu se rappelait avec humour le moment où, une vingtaine d’années plus tôt, un camarade de classe, « durant [sa] scolarité dans ce qui s’appelle aujourd’hui l’École de guerre, [lui] avait demandé comment [elle] avait fait pour être parmi eux et quel était le processus d’admission pour les femmes », alors qu’un concours unique existait déjà et existe toujours… 

En 1943, Jean Giraudoux, qui n’était pas alors au summum de son féminisme, écrivait que les hommes avaient inventé la guerre pour y être sans les femmes. C’est raté : lentement, mais sûrement, un peu comme un véhicule blindé, l’armée s’ouvre.


Les militaires françaises représentent…

  • 15,5% des effectifs de l’armée

  • 7,8% des militaires en Opex

  • Seulement 30 officiers généraux

  • La 4ème armée la plus féminisée au monde