Laurence Herszberg (promo 80) est la directrice générale du Festival Séries Mania, qui réunit chaque année des milliers d’aficionados ainsi que les professionnels, français et étrangers, les plus reconnus du secteur. Elle répond aux questions d’Émile sur les évolutions de ce genre qui ne cesse de séduire un public de plus en plus large.

Propos recueillis par Bernard El Ghoul, Sandra Elouarghi et Maïna Marjany

Pourquoi avez-vous décidé de créer, il y a plus de 10 ans, le Festival Séries Mania ? Aviez-vous déjà perçu, à l’époque, un intérêt croissant pour les séries ?

Quand je l’ai créé, c’était plus à partir d’une intuition. Je pressentais que quelque chose se passait en matière de création autour de la série. À l’époque, on parlait de séries télé, car ce genre était l’apanage de la télévision. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Les séries sont largement « consommées » sur ordinateur, tablette, smartphone et donc via internet. En cherchant un peu, nous nous sommes rendus compte que dans les pays avec lesquels on travaillait pour monter des festivals de cinéma, beaucoup de choses se passaient en termes de création télé, ce qui à l’époque était moins le cas dans la série télé française. Nous nous sommes dit : « S’il se passe quelque chose sur la série au niveau mondial, il faut le montrer. » C’est comme ça qu’on a eu l’idée de créer ce Festival Séries Mania au Forum des images, lieu de toutes les images.

L’essor des séries, ces dernières années, est-il dû, selon vous, au développement de l’offre des plateformes de streaming vidéo ?

En réalité, je pense que l’offre a suivi la demande ou qu’elle l’a en tout cas précédée de très peu. L’intérêt pour les séries vient du contenu, qui passionne les gens. Les sujets abordés par les séries télé, la grammaire de la création audiovisuelle correspondent à des centres d’intérêt qui couvrent une population beaucoup plus large actuellement qu’un certain type de cinéma. Les séries s’adressent à toutes les couches de la population, à toutes les strates socioculturelles. Je prends l’exemple de Game of Thrones. Cette série, qui a des aficionados dans le public populaire et fait également l’objet de thèses et de recherches, raconte l’histoire de nombreux personnages, mais tout cela à l’intérieur d’une arène beaucoup plus large et qui pose souvent des problèmes de société. C’est une forme d’ouverture sur le monde et c’est cela qui passionne les gens. En regardant une série, vous allez rentrer en détail dans la vie des personnages, avec des interactions beaucoup plus complexes, ce qui va forcer l’intérêt du spectateur. Et en même temps, vous avez souvent dans le background, ce qui « sous-tend » la série, des sujets sociaux ou politiques qui intéressent le public. 

Il peut être question de mondes clos, comme les séries israéliennes, qui se penchent beaucoup sur leur communauté orthodoxe. Cela peut être des séries qui vont se plonger dans un univers familial, par exemple This Is Us, sur Netflix, avec des familles recomposées, qui met en avant des questions que peuvent se poser les trentenaires d’aujourd’hui.

Qu’en est-il des chaînes de télévision qui ont beaucoup investi dans le secteur, que ce soit HBO avec Game of Thrones, la BBC ou encore Canal+ ?

Ce qui est sûr, c’est que la création des séries aujourd’hui ne dépend pas que des plateformes, elle est aussi portée par les chaînes nationales dans tous les pays où elles sont. C’est très clairement le genre audiovisuel le plus en vogue. Et il porte, à la fois sur le plan culturel et sur le plan économique, les espoirs sur lesquels on fonde une bonne partie de l’expansion économique de l’audiovisuel.

À terme, les séries ne risquent-elles pas de faire de l’ombre au cinéma, notamment parce qu’elles sont adaptées à la pratique du visionnage à la chaîne, ce qui n’est pas le cas pour les films ?

Je ne pense pas qu’un genre exclue l’autre. D’abord, on a montré, avec le succès du Festival Séries Mania, que les gens sont tout à fait friands de séries sur grand écran. La différence entre une salle de cinéma et ce que vous pouvez voir sur un écran d’ordinateur, de téléphone ou de télé, c’est l’expérience collective. Or, il y aura toujours un intérêt pour l’expérience collective. À mon avis, il se manifestera encore plus quand on sortira de cette période de confinement. Et je crois aussi qu’à un moment, les séries pourront avoir leur place dans les salles de cinéma. La crise du Covid accélère des mutations profondes dans l’industrie du cinéma, notamment celle de la salle de cinéma. Les genres peuvent coexister et on va voir que la porosité entre les écrans individuels et le grand écran va s’accentuer.

Cela fait écho à l’interview que nous avons faite de Xavier Lardoux, directeur du cinéma et de l’audiovisuel au CNC. Selon lui, une porosité s’est développée entre le milieu du cinéma et des séries, notamment concernant les acteurs et les réalisateurs qui passent plus facilement d’un genre à l’autre. Est-ce la fin du cloisonnement TV/cinéma ?

Auparavant, les acteurs se réfugiaient à la télévision quand ils n’avaient plus de grands rôles au cinéma. C’était un peu la même chose pour des réalisateurs qui n’arrivaient plus à monter les budgets pour de grands films. Très clairement, on n’est plus du tout dans cette optique-là aujourd’hui. Même Martin Scorsese a fait de la série. D’ailleurs, ça ne veut pas dire que lorsqu’on réussit dans le cinéma, on va forcément réussir dans la série. 

Mais tout le monde peut maintenant passer d’un genre à un autre. Regardez ce qu’Éric Rochant a fait sur Le Bureau des légendes. Venant lui-même du milieu du cinéma, Rochant, showrunner de la série, a demandé à Jacques Audiard d’écrire et de réaliser les deux derniers épisodes de la dernière saison du Bureau des légendes. On est là dans une porosité des talents. Et ça, c’est formidable. La série devient de plus en plus un genre non pas dominant, mais un genre important de la création.

Le cinéma français est reconnu à travers le monde et s’exporte beaucoup à l’international. Qu’en est-il des séries françaises qui semblent un peu à la traîne par rapport aux séries américaines ou israéliennes ?

Notre étalon ne doit pas être les États-Unis. Les séries françaises n’auront jamais le même budget ni la même force de frappe. Il vaut mieux regarder ce que font nos voisins européens. Est-ce qu’on vend autant que les Anglais, les Allemands, les Espagnols ? Pendant longtemps, on a été en retard : nos séries policières à héros positif avec un format de 90 minutes s’exportaient très mal. Aujourd’hui, pour exporter une série, il faut plutôt des formats de 45 à 52 minutes. 

On a eu beaucoup de mal au début, mais on a largement rattrapé ce retard. L’une des premières séries connues à l’international s’appelle Les Revenants. On la doit à Haut et Court, une société de production indépendante. Dix pour cent est également très connue aux États-Unis. Ils pensent d’ailleurs que c’est une série Netflix parce qu’elle s’appelle Call My Agent et qu’elle porte la mention « Original Netflix ». Le Bureau des légendes et Engrenages ont également très bien marché à l’international, nous avons donc rattrapé notre retard. On est portés également par la grande tendance des coproductions internationales. Il y a là un essor formidable que nous avons un peu initié à Séries Mania, parce qu’on a été les premiers à créer un forum de coproduction. On a même créé une résidence d’écriture franco-israélienne où des talents français et israéliens coécrivent une série commune. C’est aussi, pour nous, une manière de faire émerger des talents français. Je crois que nous n’avons pas du tout à rougir. Et on a de la chance d’avoir des chaînes en France qui portent des politiques ambitieuses, que ce soit Arte, OCS ou Canal+.

Quels seraient vos conseils, finalement, au secteur pour s’imposer encore davantage ?

Pour qu’une série s’exporte bien, curieusement, il faut qu’elle soit très locale. Plus vous êtes local, plus vous êtes mondial. Les Israéliens l’ont très bien compris. Les Australiens l’ont bien compris aussi lorsqu’ils font des séries sur les aborigènes. Il ne faut pas hésiter à travailler sur des choses qui nous sont très spécifiques et sur les fragilités de notre société. Parce que c’est ça qui intéresse le monde entier.

À quel point le volume des séries a-t-il augmenté ces dernières années ?

Il y a une augmentation exponentielle du nombre de séries depuis quelques années. Avant, l’équipe de programmation du Festival Séries Mania connaissait globalement toutes les séries diffusées. Là, très clairement, il y a des séries qui sortent dont nous n’avons jamais entendu parler. On est face à un phénomène d’accélération de la production dans le monde entier qui va probablement continuer d’augmenter, parce que les plateformes américaines ont des obligations de produire des séries dans les territoires dans lesquelles elles sont implantées. À cela s’ajoute le succès des returning seasons. Les saisons arrivent très vite les unes après les autres pour ne pas laisser le temps au public d’oublier les héros. C’était la grande force du Bureau des légendes d’arriver à produire une nouvelle saison chaque année. Mais c’est un rythme extrêmement difficile à tenir, notamment pour l’industrie européenne et française. 

Faire monter en gamme la qualité des scénarios de séries françaises est-il, selon vous, l’un des grands défis à relever ?

La plus grande difficulté à laquelle on doit faire face, c’est un déficit de scénaristes de séries de haut niveau. Aujourd’hui, ils ne sont pas assez nombreux à avoir une carrière potentielle à l’international, ce qui est l’objectif premier. Dans le cadre de Séries Mania, nous avons fait le pari de l’écriture. Nous avons décidé de créer, d’ici l’an prochain, le Séries Mania Institute, qui va proposer des formations de haut niveau. Notre but est d’arriver à faire travailler ensemble des réalisateurs et des producteurs pour mettre sur pied un réseau de créateurs européens. Il faut décloisonner pour que producteurs et scénaristes travaillent mieux afin de pouvoir réfléchir d’emblée à des histoires qui, tout en restant locales, pourraient s’exporter plus largement. 

Nous avions fait le portrait, il y a quelques années, de Fanny Herrero qui était alors la showrunner de Dix pour cent. L’engouement autour des séries a-t-il permis de faire naître des vocations pour ce métier qui vient plutôt des États-Unis ?

En réalité, il y a assez peu de showrunners en France, mais c’est très clairement une notion très américaine, qu’on n’est pas obligés de reproduire. Le showrunner américain gère à la fois la responsabilité artistique et la responsabilité financière. Il prend l’ensemble des décisions. 

On est là dans un système très américain. D’abord, l’argent est au cœur de tout. Le scénariste et le showrunner vont créer en tenant compte de l’ensemble des contraintes du système. Ce n’est pas tout à fait le fonctionnement européen et ce n’est pas vraiment notre culture. On a la chance d’avoir en France un terreau très développé de producteurs indépendants, associés à des scénaristes de bon niveau. Ils s’intéressent à la fois aux histoires, à la conception artistique et connaissent bien évidemment les développements financiers de leur métier. C’est aussi un bon modèle.

Jusqu’à présent, quels ont été les effets de la crise du Covid sur le paysage audiovisuel français?

C’est d’abord, très clairement, un excès de consommation qui a bénéficié aux séries, mais aussi au cinéma. Le confinement a accentué le phénomène du binge-watching, cette consommation à outrance, accélérée, de l’ensemble des saisons d’une série. C’est l’écriture qui veut ça : à la fin d’un épisode, il se passe quelque chose qui vous incite à regarder l’épisode suivant. Mais le problème qui se pose dans le contexte de cette crise est la vitesse de production. On risque d’avoir une difficulté d’approvisionnement sur les antennes pour les mois de janvier et février parce qu’il y a eu beaucoup d’interruptions de tournage. Ils sont en train d’essayer de rattraper un petit peu ce retard, mais certains tournages sont encore très compliqués, notamment en Californie ou dans les grands studios. 

Cet entretien a été publié dans le numéro 20 d’Émile, paru en décembre 2020.