Le match des écrans : "Canal+ ne propose pas un simple catalogue de contenus, mais un point de vue sur le monde"
Afin de connaître les stratégies mises en place chez Canal+ et Netflix pour s’imposer sur la scène française du streaming audiovisuel, la rédaction d’Émile a interrogé deux Alumni, travaillant chacun pour l’une de ces deux entreprises, acteurs majeurs du secteur. Dans cet article, rencontre avec Brice Mondoloni, responsable éditorial des séries étrangères chez Canal+.
Propos recueillis par Bernard El Ghoul et Maïna Marjany
À quand remonte votre appétence pour l’audiovisuel ? Sciences Po y a-t-elle joué un rôle ?
L’audiovisuel était à la fois une passion et un objectif de carrière. À Sciences Po, j’ai effectué la majeure Médias/Journalisme – à l’époque, l’École de Journalisme n’existait pas encore. Dans mes différents stages, j’ai toujours navigué entre le journalisme et tout ce qui a trait au management culturel et au management des médias. Par la suite, j’ai fait le master Médias de l’ESCP (2003-2004), plus orienté vers la partie management des médias avec, assez rapidement, une passion pour la télé. J’ai commencé ma carrière chez France Télévisions, où je m’occupais d’études marketing sur les programmes, ce qui était passionnant pour connaître les habitudes des spectateurs. J’ai continué à faire cela chez M6, puis je suis entré chez Canal+ en 2005 et c’est devenu ma vraie première maison. J’y suis très attaché, à la fois comme spectateur et comme professionnel. Quand on y travaille, on développe un esprit de famille, un côté presque intime avec cette marque et les gens qui la font vivre, autant devant la caméra que derrière. Ces 15 dernières années, j’y ai fait du marketing, des études programmes, de la programmation télé à proprement parler, avant de me spécialiser sur l’éditorialisation des séries. Aujourd’hui, mon métier est donc beaucoup plus lié à la consommation sur le délinéaire que sur les antennes, même si je reste encore à cheval sur les deux.
Vous qui avez travaillé des « deux côtés », constatez-vous une baisse du visionnage traditionnel des chaînes du groupe Canal+, qui s’accompagne d’une hausse de la consommation en streaming sur vos plateformes ?
Oui, nous le constatons, mais ce croisement des courbes est commun aux chaînes du monde entier, ce n’est donc pas une surprise. Il y a différents critères d’analyse de ces chiffres. Tout d’abord, ils dépendent du type de programme. Dans le cas du sport, par exemple, c’est un programme qui a vocation à être consommé en live et à rassembler des gens en direct. Mais effectivement, sur les programmes de stock – le cinéma et les séries en premier lieu –, le gros de la consommation a basculé sur le délinéaire. Autre élément, qui est la spécificité de Canal+ et de nombreuses autres chaînes payantes, c’est que nous avons assez tôt développé la télévision de rattrapage, MyCanal. Nous avons anticipé du mieux possible ce virage-là. Nous avons aussi la chance d’avoir des abonnés – peut-être plus que le téléspectateur lambda – qui se sont habitués à « rattraper » les programmes.
Aujourd’hui, face à des concurrents 100 % digitaux, c’est une vraie valeur d’avoir à la fois une chaîne de télévision traditionnelle (avec une ligne éditoriale et une capacité de prescription culturelle) et une plateforme numérique.
Les derniers chiffres du CNC datant de juillet 2020 montrent que les trois premières plateformes de vidéo à la demande en France sont Netflix, Amazon Prime Vidéo et Disney+ (base de l’étude : internautes déclarant avoir payé pour visionner des films ou des programmes TV en VOD). Dans ce classement, le groupe Canal arrive en sixième position avec Canal VOD puis en dixième avec Canal+ Séries. Si vos services n’étaient pas comptabilisés séparément, n’auriez-vous pas une meilleure place dans ce classement ?
L’étude que vous mentionnez compare assez exclusivement les services SVOD ou VOD. Or nous sommes un service complètement hybride : nous sommes encore une chaîne de télé par abonnement et en même temps, nous sommes consommés via MyCanal, par exemple. Pour près de 50 % de nos abonnés, c’est un réflexe d’y aller tous les jours. Si on prend aujourd’hui le nombre total de nos abonnés – qui peuvent donc consommer tous les programmes de Canal+ sur MyCanal –, nous serions beaucoup plus haut dans ce ranking. Ensuite, il y a notre offre Canal+ Séries, dédiée uniquement aux séries et qui n’a pas de chaîne linéaire associée, mais ce serait réducteur de la comparer seule avec Netflix ou Disney+. Pour avoir un chiffre plus précis et plus compétitif, il faudrait cumuler tous les abonnés aux différentes offres Canal et qui consomment nos contenus.
En dépit de cet ajustement sur les chiffres, comment expliquer cette prédominance des acteurs américains ? Nous pourrions penser que les chaînes françaises, notamment Canal+, ont un avantage compétitif grâce à la chronologie des médias, puisque vous pouvez diffuser un film huit mois après sa sortie contre 36 mois pour Netflix. Pourquoi les Français ne parviennent-ils pas à être plus compétitifs ?
Nous y arrivons, nous sommes tout de même compétitifs, notamment au niveau du cinéma. Nos abonnements en France sont plutôt solides et nous nous développons au niveau mondial. Alors, certes, les acteurs américains qui s’implantent successivement sur le marché français ont plus de moyens que nous ainsi qu’une force de frappe culturelle très forte. Je pense notamment à Disney+, tout le monde connaît l’univers Disney ! Mais l’avantage de Canal est que nous sommes également un agrégateur : on peut aujourd’hui être abonné à MyCanal avec un accès à Netflix ou à Disney+. Notre but est que nos abonnés puissent consommer au même endroit tous ces contenus-là.
Face à la force de frappe culturelle et marketing des Américains, qui est loin d’être nouvelle par ailleurs, nous mettons en avant notre ancrage culturel, français et européen, très fort. Canal+ est une marque de référence en France et nous proposons une éditorialisation forte. Nous avons vocation à être un vrai prescripteur culturel. Au-delà de proposer un simple catalogue de contenus, nous proposons un point de vue sur le monde. Quand nous faisons une semaine de programmation spéciale autour des élections américaines ou que nous traitons de problématiques environnementales, c’est Canal+ en tant que média culturel global qui prend la parole sur ces sujets. L’idée étant qu’il y a de l’humain derrière notre programmation, ce qu’on propose à nos abonnés n’est pas entièrement géré par des algorithmes.
Au-delà de la force de sa ligne éditoriale, quelles sont les autres stratégies mises en œuvre par Canal+ pour résister face aux mastodontes américains ?
Tout d’abord, les productions que nous réalisons et les contenus que nous acquérons ont vocation à être complémentaires des contenus des grands producteurs américains, par exemple avec des séries qui ont un fort ancrage français ou européen et qu’on ne retrouve pas ailleurs. Ensuite, c’est aussi un traitement du sport particulier, une diffusion en live des grands événements sportifs. Enfin, notre force réside également dans le cinéma français, dont nous sommes le premier diffuseur et financeur. C’est en cela que nous sommes assez originaux et différenciés par rapport aux acteurs américains et je pense que les deux peuvent cohabiter parfaitement.
Vous mentionniez le développement du groupe au niveau mondial. Canal+ est connu pour être notamment implanté sur le continent africain. Quelle est l’évolution de la consommation en streaming sur vos plateformes à l’international ?
Aujourd’hui, nous sommes à plus de 20 millions d’abonnés au global sur l’ensemble de nos offres multi-territoires, nous sommes assez présents en Afrique, comme vous l’indiquiez, mais aussi en Pologne, par exemple. Le continent africain est un marché qui est un peu en rattrapage. D’un strict point de vue commercial, cela reste des modèles de télévision payante un peu plus proches de ce qu’on connaissait en France il y a quelques années. Dans le même temps, ce sont aussi des pays qui ont sauté une étape et qui sont très connectés sur la 4G et la 5G, avec par conséquent une forte consommation sur les outils mobiles. On observe donc un fort développement de MyCanal. Le but est d’en faire un streamer mondial avec un contenu globalisé. On a d’ailleurs lancé une nouvelle version de l’appli et du site MyCanal, le 4 novembre dernier, qui permet plus d’éditorialisation et de personnalisation. C’est ce dont je parlais précédemment, une manière de répondre aux géants du streaming consiste à décliner nos forces éditoriales et prescriptives également sur MyCanal, car c’est là que se fait le gros de la croissance et de la consommation.
Quel est le processus de sélection des séries diffusées sur Canal+ ?
Nous faisons à la fois de l’achat de créations étrangères et de la production de créations originales. Les séries produites par une autre chaîne à l’étranger peuvent être achetées soit sur script (ce qu’on appelle du pré-achat), soit sur visionnage. Certaines séries font également partie d’accords-cadres comme c’est le cas avec la chaîne américaine Showtime. Concernant la partie production de création originale, elle est initiée par Canal+ en interne, et peut être de la série 100 % française ou des coproductions internationales.
Et quel est le ratio séries étrangères/séries françaises ?
Nous diffusons huit à 10 séries (ou nouvelles saisons) françaises par an, l’idée est de monter en puissance et de passer à 10 ou 12 créations originales par an dans les prochaines années. Concernant les séries étrangères, nous en diffusons entre 40 et 50 par an. Même si les productions ont ralenti ces derniers mois à cause du Covid, c’est un marché en plein boom, notamment du fait de l’appel des streamers qui ont besoin de plus en plus de projets de séries originales. Nous sommes donc de plus en plus sollicités pour faire du sourcing d’IP (Intellectual Property) très tôt ; c’est-à-dire sourcer des talents, des scripts, des livres… afin de rejoindre davantage de projets dès le début du processus de fabrication pour les « sécuriser », notamment au niveau européen. Cela a par exemple été le cas de la série Patria, diffusée depuis fin novembre sur Canal+, première production de HBO Espagne, une série absolument formidable sur le conflit basque et la manière dont ça a déchiré deux familles dans un petit village près de San Sebastián. Nous avons suivi cette série très tôt et avons pu la sécuriser et l’acheter pour nos abonnés.
En ce qui concerne les séries américaines, nous sommes beaucoup plus tributaires de ce que font les grands streamers et nous prenons plutôt des décisions sur le visionnage qu’en amont. On essaye également de regarder ce qui se fait partout dans le monde, même si en dehors de l’Europe et des États-Unis les niveaux de production ne sont pas forcément les mêmes. Mais on sent que tout le monde s’y met et qu’il y a une vraie appétence de découvrir, à travers les séries, une géographie différente. Il y a un pays qui nous tient particulièrement à cœur, c’est Israël, qui produit depuis plusieurs années d’excellentes séries. D’ailleurs, toujours dans cette optique de diffuser un point de vue et pas seulement du contenu, nous avons fait récemment une opération sur les séries israéliennes, accompagnée d’un documentaire sur la manière dont elles sont produites, pour comprendre ce qui rend ce petit pays si particulier dans ce domaine.
Observez-vous une certaine concurrence entre le cinéma et les séries ? Sur les plateformes de VOD et de SVOD du groupe, les séries sont-elles davantage visionnées que les films ?
C’est difficile de comparer parce qu’en termes de volume, il y a plus d’épisodes de séries que de films sur nos plateformes. Cet effet « volume » explique pourquoi il s’agit du genre le plus consommé aujourd’hui sur MyCanal. Après, notre rapport historique au cinéma, notamment au cinéma français, fait que notre public nous attend beaucoup sur ce terrain-là. La consommation de films a tendance à se stabiliser, nous n’avons pas observé de désaffection de l’un pour l’autre. Nous avons en revanche remarqué que nos abonnés historiques, très cinéphiles, se sont progressivement mis aux séries, mais sans abandonner le cinéma. Et parmi ces gens d’une génération un peu plus âgée, beaucoup sont venus à la série par les créations originales de Canal+, du type Engrenages ou Le Bureau des légendes.
Concernant nos abonnés les plus jeunes, il y a clairement une appétence assez incroyable pour la série, qui est le format numéro un. Validé [série sur le rap français sortie en mars 2020, NDLR] ou La Flamme [une parodie des émissions de téléréalité de rencontre, sortie en octobre 2020] ont été des cartons phénoménaux qu’on n’avait jamais enregistrés sur MyCanal auparavant. On a comptabilisé plus de 20 millions de vues en streaming pour Validé, qui n’aurait pourtant pas vu le jour dans un modèle de programmation télé classique (en prime time). Elle a pu se développer grâce aux plateformes en ligne et nous a permis d’attirer de nouveaux publics. L’arrivée de la concurrence et des nouveaux streamers en France nous a permis de nous remettre en question et d’innover avec de nouveaux formats, sans nous reposer sur nos lauriers et piliers historiques.
Xavier Lardoux, du CNC, nous confiait qu’il remarquait une plus grande porosité entre le milieu du cinéma et des séries. La constatez-vous également ?
Tout à fait. Je suis un fan de séries depuis très longtemps et il est vrai qu’au début, c’était un genre qui n’avait pas encore gagné ses lettres de noblesse culturelle. Il était considéré un peu comme un « sous-genre ». Il y a un vrai tournant des années 2000 avec des séries comme Mad Men ou Breaking Bad, où les créatifs eux-mêmes se sont rendus compte qu’il y avait probablement plus de liberté d’expression et de créativité dans le format série qu’au cinéma. Cela a été très vrai aux États-Unis où les sorties en salles étaient de plus en plus formatées autour de blockbusters, il y avait donc de moins en moins de créativité pour les auteurs – et même les acteurs – qui avaient besoin de raconter des histoires autres que celles de superhéros ou de franchises familiales et qui se sont déplacés vers les séries.
En France, où nous continuons d’avoir un cinéma très vivace avec des propositions éditoriales qui ne verraient pas forcément le jour dans d’autres pays, cette porosité est survenue quelques années plus tard. Un de nos meilleurs exemples est Le Bureau des légendes, créée par Éric Rochant, qui vient du cinéma. Ce format a été pour lui un véritable espace de créativité. Il a également mené une révolution dans les coulisses de la production des séries françaises, en s’inspirant des writer’s rooms américaines.
De plus en plus de talents, que ce soit en France ou à l’étranger, se sont ainsi tournés vers la série. Cela s’observe notamment chez les acteurs : certains ne trouvent plus les rôles qu’ils aiment sur grand écran et viennent chercher des adaptations de livres ou des scénarios pour devenir à la fois producteurs d’une série et jouer dedans. Ils peuvent ainsi choisir les histoires dans lesquelles ils ont envie d’être mis en scène. Le développement de mini-séries (sur six-huit épisodes) donne également davantage de liberté et permet aux acteurs de ne pas s’engager pendant de longues années sur une seule série. En tant que diffuseur, ce format nous donne accès à des œuvres de très grande qualité.
Cet entretien a été publié dans le numéro 20 d’Émile, paru en décembre 2020.