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Loïc de la Mornais : "J'ai pu avoir la carrière idéalisée de Tintin reporter"

Correspondant permanent de France Télévisions aux États-Unis et ancien correspondant permanent à Londres (2013-2018), Loïc de la Mornais s’est orienté vers le journalisme après des études à Sciences Po. Entre le Brexit, les années Trump et la pandémie du Covid-19, il revient sur une carrière marquée par l’histoire récente du monde anglo-saxon occidental. Cet article fait partie de la série de portraits « Alumni around the world », réalisé en collaboration avec les entités internationales de Sciences Po et Sciences Po Alumni.

Propos recueillis par Olivier Marty, président du Cercle franco-britannique, et Danielle Bush, présidente du Cercle franco-américain

Loïc de la Mornais, à Wilmington, au Q.G. de Joe Biden, le jour de l’élection présidentielle du 3 novembre 2020 (D.R.)

Vous avez débuté vos études supérieures en 1992 par une prépa littéraire au Lycée international de Sèvres, avant d’intégrer Sciences Po en 1993 dans la section « Communication et Ressources Humaines » (CRH). Vous avez terminé votre cursus par l’École de journalisme de Lille. Quels souvenirs gardez-vous de Sciences Po ?

Je garde d’abord le souvenir de professeurs exceptionnels, brillants, stimulants, qui nous ouvraient sur le monde, ou changeaient la perception que nous en avions au début de l’année. Je me souviens notamment d’un cours annuel sur la dissuasion nucléaire, assuré conjointement par Pascal Boniface et Hubert Védrine, qui m’a beaucoup marqué.  Il y avait cette sensation de faire « ses humanités » ou, plus exactement, de prolonger les humanités classiques que j’avais découvertes et adorées en hypokhâgne, mais de manière plus contemporaine, plus ouverte sur le monde d’alors. 

Il y avait aussi, bien sûr, cette émulation politique, les grands débats passionnés, les premières ambitions personnelles. Je me rappelle encore de certains camarades de première année qui disaient dès 18 ou 19 ans qu’ils voulaient connaître les cercles du pouvoir, et j’en connais plusieurs qui y sont parvenus ! Je me rappelle aussi, de manière tendrement amusée, que les représentations étudiantes étaient très marquées à gauche. Il n’y avait quasiment aucun élu centriste ou de droite. Je ne suis pas sûr que tous les étudiants de l’UNEF aient gardé à ce point le même ancrage politique aujourd’hui une fois leur belle carrière lancée !

Et la situation géographique de l’Institut était, et reste, absolument extraordinaire. Je garde une vraie nostalgie de ces années en plein cœur de Saint-Germain-des-Prés, c’est encore aujourd’hui une image d’Épinal de la vie étudiante assez merveilleuse. Je me rappelle aussi de l’incroyable vitalité culturelle, associative et sportive. Avec des amis étudiants, j’avais cofondé une petite association aéronautique, « l’Albatros ». Nous étions jeunes pilotes privés et nous organisions des baptêmes de l’air et des voyages. Nous avons été jusqu’au Maroc avec plusieurs petits avions sur les traces de l’Aéropostale, de Mermoz et Saint-Exupéry. Nous rencontrions des banques et des chefs d’entreprise pour nous financer. C’était formateur.

Comment vous est venue l’envie d’être journaliste et quel regard portez-vous sur l’évolution de la profession depuis une vingtaine d’années que vous la pratiquez, a minima en ce qui concerne la télévision ?

À Sciences Po, j’ai changé de plan professionnel un peu au dernier moment. Je voulais initialement travailler dans la communication ou le marketing aérospatial. Entre la deuxième et troisième années, j’avais fait un long stage de six mois au Centre national d’études spatiales (CNES). Je travaillais à la communication et médiatisation des astronautes français. Et je me suis rendu compte que les opportunités offertes aux journalistes étaient formidables ! J’ai commencé à « piger » pour Science & Vie Junior : le journal m’a envoyé en reportage à la Cité des étoiles, en Russie, ou faire des vols paraboliques (« zéro G ») d’entraînement des astronautes en apesanteur. Là, je me suis rendu compte de la vie extraordinaire, au sens propre du terme, du métier de reporter. Et au tout dernier moment, j’ai passé in extremis les concours des écoles de journalisme… et j’ai bifurqué.  Je ne l’ai jamais regretté de ma vie ! 

Depuis que j’ai commencé à France 2, j’ai vu évoluer énormément le métier de journaliste et de reporter. Notre génération fut marquée par l’évolution fulgurante des moyens de diffusion et encore plus des réseaux sociaux. Je me rappelle ma toute première mission à l’étranger, au fin fond du désert en Afrique, où il fallait encore des moyens de diffusion qui mettaient la nuit entière pour envoyer un sujet à Paris. Aujourd’hui, nous avons des moyens de diffusion qui nous permettent de faire un direct pendant le « 20 heures » et d’envoyer un sujet en quelques secondes avec des équipements qui font la taille d’une boîte à chaussures. La généralisation des « smartphones » et de leurs caméras ainsi que des réseaux sociaux a aussi fait qu’aujourd’hui, il est quasiment impossible pour un journaliste d’être le premier à diffuser des images ou à rapporter une information. C’est à la fois un outil formidable et un piège.

L’évolution c’est aussi la multiplication des canaux. À France Télévisions, année après année, nous travaillons de plus en plus pour tous les supports, toutes les antennes, France 2, France 3, France Info ou parfois France 5 ou France 24. C’est une chance, car on a encore plus de canaux pour s’exprimer, diffuser un panel de reportages plus varié, mais c’est aussi un rythme et une charge de travail effrénés. Cela dit, l’ancien monde n’est pas encore tout à fait mort : quand j’étais à l’École de journalisme de Lille, il y a plus de vingt ans, on pronostiquait que bientôt les 20 heures auraient complètement disparu. Vingt ans plus tard, les deux 20 heures de TF1 et France 2 font encore 10 millions de téléspectateurs tous les soirs. C’est énorme !

Je sais que l’évolution du métier de journaliste, et surtout celui de reporter, peut aussi décevoir beaucoup de jeunes générations. Aujourd’hui une très large majorité de journalistes travaille derrière des écrans, et ne met presque plus jamais le nez dehors. J’ai eu, et j’ai encore, l’immense chance de faire partie d’une poignée de privilégiés : j’ai pu avoir la carrière idéalisée de « Tintin reporter », en voyageant aux quatre coins du monde, en ayant été envoyé couvrir ces grands événements qui pour certains feront l’Histoire, à avoir une vie d’aventure au quotidien. Je pense sincèrement que France Télévisions est de loin, la meilleure entreprise où travailler pour un journaliste TV. Encore aujourd’hui, les 10 bureaux à l’étranger de France Télévisions sont quasiment uniques sur la place médiatique française. 

Vous avez été correspondant permanent de France Télévisions à Londres de 2013 à 2018, où vous avez vu le Brexit arriver et se négocier. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué au cours de cette période ?

Avec le bureau de Londres, nous réalisions beaucoup de reportages avant le scrutin, et nous sentions bien monter cette défiance envers l’Europe qui, comme chacun sait, ne date pas d’hier chez les Britanniques. Mais je ne vais pas avoir la malhonnêteté intellectuelle de dire que je pensais que le « Brexit » passerait. Je croyais connaître les Britanniques, leur légendaire pragmatisme et je pensais qu’au dernier moment, dans l’isoloir, une majorité d’entre eux choisirait la stabilité, surtout sur le plan financier et économique. Je me rappelle cette nuit-là m’être couché à 3h du matin, alors que les sondages de sortie des urnes donnaient le « Brexit » perdant. J’ai dormi une heure pour me réveiller avant les éditions de Télématin, et là je n’en croyais pas mes yeux : le Brexit était passé !

La suite a été un tourbillon qui chaque jour apportait son lot de coups de théâtre, d’absurdités et de révélations qui nous laissaient bouche bée. Moi, Français, je pensais tellement, à l’origine, que les politiques britanniques nous étaient supérieurs par leur éthique et leur pragmatisme. Il faut quand même se rappeler que Nigel Farage, l’un des deux artisans du Brexit avec Boris Johnson, n’a pas attendu un an ou six mois, mais juste le lendemain du résultat du référendum, pour avouer en direct à la télévision que certaines promesses du Brexit, en particulier sur le financement du système de santé, étaient irréalistes et ne seraient pas tenues. Ce furent des années à la fois palpitantes et parfois, il faut le dire, assez sidérantes.

Je me rappelle aussi que la parole, parfois ouvertement xénophobe, partout se libérait. Ma femme, d’origine asiatique, en a été victime. Je me souviens aussi de toutes ces interviews avec des électeurs britanniques, souvent assez âgés, qui me répétaient qu’au « siècle dernier » le Royaume-Uni avait régné sur la moitié du monde et qu’il allait le refaire. Et quand je leur demandais de quel siècle ils me parlaient, ils me répondaient « le XIXe, bien sûr, avec Victoria », alors que nous avons tous en tête le XXe ! Je me rappelle aussi ces agriculteurs qui avaient voté Brexit et réalisaient qu’ils allaient perdre toutes leurs subventions de la PAC. Ou encore de ces reportages dans les Cornouailles, où l’on voyait que tant de routes ou d’universités avaient été financées par l’UE, et où l’on demandait à Londres si la région allait bien recevoir le même niveau de subventions. Réponse négative de Westminster …

Je ne donne pas là une opinion politique, ça n’est pas notre fonction, ce n’est pas notre métier. Mais nous pouvons rappeler des faits. Voir qu’il y a eu autant de mensonges, autant de manipulations des masses est un souvenir assez douloureux et triste pour nos démocraties. Je parle de manipulation des masses, car pour bien connaître le Royaume-Uni, on a vu que l’élite politique a orienté un vote tout de même très marqué socialement. Et je pense que les banquiers londoniens s’accommoderont très bien du Brexit. J’en suis moins sûr pour les ouvriers, « brexiteurs » en nombre, du Nord ravagé de l’Angleterre. Le Brexit est un vote des milieux populaires qui risque de déboucher sur des inégalités et des divisions accrues. Je ne suis pas sûr que le Royaume-Uni en ait besoin.

La pandémie a marqué votre séjour aux États-Unis, où vous êtes correspondant permanent depuis 2018. Comment la crise sanitaire a-t-elle changé le fonctionnement politique à Washington ? À votre avis, quelles seront les conséquences à long terme sur le système politique américain ?

La crise sanitaire a un peu changé le fonctionnement à Washington, et bien sûr la vie quotidienne, même si les mesures n’ont rien eu à voir avec ce qu’a connu la France. Interdire des déplacements me semble irréalisable aux États-Unis ! Le district de Columbia, où se trouve Washington mais aussi les États voisins, comme le Maryland, où j’habite avec ma famille, sont des États assez, voire très démocrates, c’est-à-dire à gauche, et ont clairement pris le parti de la science, des politiques sanitaires, et de la vaccination. Mais ces régions ne sont pas représentatives de l’Amérique, loin s’en faut.

Au-delà de la crise sanitaire, qui a été un révélateur, et qui a exacerbé les tensions sociales et politiques, la vraie ligne de fracture que j’ai pu observer depuis que j’habite dans ce pays a bien sûr été la présidence de Donald Trump. Là encore je ne fais pas de politique, mais il faut imaginer ce qu’était vivre et couvrir médiatiquement un pays avec un président et une administration qui tous les jours nous faisaient faire des montagnes russes dans un train lancé à pleine vitesse ! Je ne suis pas historien, ni politologue : c’est l’Histoire qui dira si l’Amérique a bien résisté après ce mandat complètement hors normes. Pour ma part, je peux voir que de grandes institutions américaines ont tenu bon sur les piliers de la démocratie, et en premier lieu le Congrès américain. Mais d’un autre côté, on peut aussi estimer que les fondations de la République ont été durablement ébranlées, que la notion de vérité est devenue « alternative », selon la phrase tristement célèbre.

Voir comment une bonne partie d’Américains aujourd’hui doute de, voire insulte leurs institutions et des corps aussi légendaires que le FBI, la NASA, les grandes universités américaines, les grands centres de recherche, est assez vertigineux. J’étais, avec mon caméraman et journaliste reporter d’images Thomas Donzel, au Capitole durant l’assaut du 6 janvier 2021. Ce que nous avons vécu là-bas nous semble encore aujourd’hui complètement irréel pour une démocratie comme l’Amérique, du moins dans l’idée que nous nous en faisions… 

Comment votre immersion au Royaume-Uni et aux États-Unis vous ont-elles marqué au plan personnel ? 

Ces deux expatriations ont été fabuleuses. Ma vie de correspondant aux États-Unis est extraordinaire, je peux démarrer ma semaine au-delà du cercle polaire, en Alaska, et la finir dans les cénotes du Yucatan, au Mexique. Pour ma famille aussi, c’est une immense chance. Ma fille est arrivée à Londres à l’âge de trois ans, mon fils y est né, mes enfants sont complètement biculturels. Mais mes deux expatriations à Londres et à Washington n’ont en fait absolument rien en commun.

Malgré le Brexit, le Royaume-Uni reste un pays fondamentalement européen, et j’ai adoré y vivre, notamment pour constater et m’amuser de cette excentricité des Britanniques, bien réelle. Les États-Unis sont complètement différents. Bien sûr, il s’agit d’un pays occidental, mais il est beaucoup plus exotique pour nous, Européens, et beaucoup plus conservateur. Les valeurs, la culture, les aspirations dans la vie sont radicalement différentes de ce que nous connaissons. Et c’est pour cela que c’est passionnant d’y vivre et si instructif !

J’adore chaque seconde de ma vie et de mes reportages ici, dans cet immense et fantastique pays, que je considère d’ailleurs encore aujourd’hui comme le plus beau de la planète. Mais je serai sans langue de bois : vivre aux États-Unis, voir sa société et son système politique jour après jour, c’est aussi une vraie désillusion. La démocratie américaine est beaucoup plus fragile que je ne le pensais. Le système politique est fondamentalement vicié : ce système est la confiscation d’une certaine démocratie au bénéfice d’une minorité conservatrice. Le redécoupage électoral proprement hallucinant, le nombre de sénateurs absolument pas proportionnel à la population des États, le droit de vote (députés et sénateurs) interdit aux 800 000 habitants de Washington, tout cela nous paraît impensable pour nous, Européens. Bien sûr, la France et l’Europe ont beaucoup de défis devant eux, et notre année électorale le montre. Mais ma vie aux États-Unis m’a permis de comprendre à quel point nous arrivions ici avec un complexe d’infériorité face à nos amis américains. Et ce complexe n’est pas tout à fait justifié !