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Alain Dieckhoff :  "La question palestinienne est devenue périphérique dans le système régional"

Le Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI) fête cette année ses 70 ans. À cette occasion, Émile a rencontré son directeur, Alain Dieckhoff, directeur de recherche au CNRS, politiste, spécialiste de l’État d’Israël, il vient de publier Israël-Palestine, une guerre sans fin ? (Armand Colin).

Propos recueillis par Louis Chahuneau

Alain Dieckhoff (DR)

Vous êtes entré au CERI en 1988 et vous en êtes le directeur depuis 2014. Quels ont été vos grands axes de recherche durant toutes ces années ?

À l’origine, mes recherches portaient principalement sur la construction nationale de l’État d’Israël et le soubassement idéologique du projet sioniste. J’ai par la suite continué à travailler sur Israël, mais dans une perspective plus sociologique. Je me suis notamment intéressé aux questions de citoyenneté et d’ethnicité, aux difficultés de cohésion d’une société constituée de Juifs venant du monde entier, avec des parcours de vie très différents, et d’Arabes chrétiens et musulmans, aux rapports entre religion et politique… Dans un second temps, j’ai élargi mon spectre en m’intéressant à certains processus de construction nationale, en particulier à ce que j’ai appelé les « nationalismes de dissociation ». Ce sont ces nationalismes qui naissent dans des États existants et visent à y créer un nouvel État. Ce phénomène s’observe chez les Écossais, les Catalans, les Basques, les Flamands, les Québécois, les Kurdes… Cela m’intéressait de voir comment, en particulier dans des pays démocratiques et économiquement plutôt bien portants, il y avait malgré tout des phénomènes d’affirmation nationale pour obtenir une autonomie très forte, voire constituer un nouvel État.

Vous venez de publier un ouvrage intitulé Israël-Palestine, une guerre sans fin ? La paix est-elle impossible dans cette région ?

Je parle de « guerre sans fin » parce que le conflit entre Juifs et Arabes dure en réalité depuis plus d’un siècle. Il a traversé tout le XXe siècle, sous des formes variables, et continue de le faire au XXIe siècle. Dans l’entre-deux-guerres, à l’époque mandataire britannique, il s’agissait d’affrontements intercommunautaires. De 1948 à 1973, ce fut l’époque des guerres « classiques » entre États. Avec les années 1980 commencèrent les guerres « asymétriques », entre Israël et divers acteurs non étatiques (OLP, Hezbollah, Hamas). En 1993, il y a eu le tournant très important des accords d’Oslo, une tentative de sortie par la négociation du conflit israélo-palestinien, qui a échoué pour tout un tas de raisons, même s’il a permis l’émergence d’un pouvoir palestinien en Cisjordanie et à Gaza. En parallèle de cette reconnaissance historique entre l’Organisation de libération de la Palestine et l’État d’Israël s’est opérée la consolidation du Hamas, mouvement islamiste qui rejetait la logique de compromis et a poursuivi la lutte contre Israël, ce qui explique la multiplication des guerres asymétriques ces 15 dernières années autour de la bande de Gaza.

En résumé, le conflit n’est plus le même qu’il y a un siècle ou même qu’il y a 50 ans. Ce n’est plus une confrontation totale ; la conflictualité a évolué, mais elle est toujours présente. La paix totale ne sera possible que lorsqu’une solution juste sera trouvée à la question palestinienne, c’est le cœur du problème et le plus difficile à régler. D’autant plus difficile que le processus de colonisation de la Cisjordanie par Israël n’a jamais été interrompu, or c’est un problème central. Il est très difficile de conclure un accord à peu près équitable en continuant à grignoter le territoire de l’autre partie.

Des membres armés du Hamas en juillet 2020 à Gaza (Crédits : Anas-Mohammed / Shutterstock)

Comment a évolué la colonisation ces dernières années ?

Dans les années 1970, la colonisation était très limitée, puis elle a connu une accélération à compter de 1977, avec l’arrivée du Likoud [parti politique traditionnel de droite, NDLR] au pouvoir. Le Premier ministre de l’époque, Menahem Begin, a fortement soutenu l’installation d’Israéliens juifs en Cisjordanie, en particulier en créant pour les accueillir des villes comme Ariel. Il y avait jusqu’alors seulement des kibboutz [exploitations agricoles collectivistes en Israël, NDLR] et des villages coopératifs. En édifiant des villes, vous attirez plus facilement et vous répondez à des besoins de logement : beaucoup d’Israéliens sont venus en Cisjordanie, car les logements y sont moins chers. Pour donner quelques chiffres, en 1972, il y avait (hors Jérusalem) 1 200 résidents juifs en Cisjordanie, ils sont aujourd’hui 415 000. La majorité d’entre eux n’avait pas de revendication politique, mais l’arrivée de ces résidents économiques a produit un mouvement démographique d’expansion continue. Il existe aussi une minorité aux motivations idéologiques qui considère que ces terres font partie du « territoire sacré » qui doit appartenir au peuple juif. Ils ont une logique messianique, qui mêle nationalisme et religion. Cette minorité de sionistes religieux contrôle les structures politiques en Cisjordanie et fait le lien avec le pouvoir central, surtout lorsque la droite est au pouvoir.

Une colonie juive en Cisjordanie (Crédits : Evanessa / Shutterstock)

Comment ce mouvement s’inscrit-il dans l’histoire du sionisme ?

Les sionistes religieux étaient minoritaires dans le mouvement des origines. Le sionisme de gauche était dominant et le sionisme de droite n’était pas religieux. Dans les années 1920, le sionisme de gauche avait un double objectif. Le premier, partagé avec la droite, était de créer un État souverain pour qu’il y ait un endroit au monde dans lequel les Juifs ne soient pas minoritaires, comme le disait Golda Meir. Le second objectif était de mettre en place un projet égalitaire, ce qui a mené à l’invention du kibboutz, une utopie de structure collectiviste qui n’a pas si mal marché, du moins pendant un temps.

Le sionisme de droite était davantage dans une logique de libéralisme économique, où l’égalité sociale n’était pas primordiale. Mais il était aussi ambitieux territorialement, considérant que la souveraineté juive à venir devait aussi s’étendre à la rive orientale du Jourdain, séparée de la Palestine en 1921 (création de l’émirat de Transjordanie).

Les sionistes religieux, eux, ont toujours considéré que le sionisme était un projet à la fois politique et religieux. C’est dans ce groupe que l’on trouve aujourd’hui les « colons messianiques », peu nombreux, mais hyper-motivés, qui s’installent à côté de grandes villes arabes ou même parfois au centre, comme à Hébron.

Le 1er novembre dernier se sont tenues les cinquièmes élections législatives israéliennes en moins de quatre ans. Comment expliquer cette instabilité ?

Le système politique israélien est assez fragile, puisqu’il est rare d’arriver au bout d’une législature. Mais l’instabilité gouvernementale israélienne s’est indéniablement accélérée. La société israélienne a toujours été très diversifiée. Il y a le clivage central entre Juifs (80 % de la population d’Israël) et Arabes (20 %), mais aussi toutes les nuances à l’intérieur du groupe majoritaire juif, notamment entre les très religieux et ceux qui ne le sont pas du tout. Le clivage entre les Juifs originaires d’Europe et les Juifs originaires des pays d’Islam est aussi important, même s’il a eu tendance à s’atténuer ces 20 dernières années. Enfin, il existe également des clivages de classe.

Ces diverses divisions se reflètent plus ou moins dans le système politique. Toutefois, des années 1950 aux années 1980, il y avait soit un parti dominant (le parti travailliste jusqu’en 1977) soit deux partis qui alternaient (le parti travailliste et le Likoud) et qui pouvaient agglomérer facilement une coalition autour d’eux. À partir des années 1990, ces deux partis ont perdu en influence, surtout le parti travailliste. Les formations sectorielles se sont multipliées (souvent avec moins de 10 députés) et jouent un rôle central comme partis d’appoint ; ce sont elles qui dictent, in fine, s’il y a une coalition ou pas, introduisant énormément d’instabilité.

Une affiche de campagne pour le Likoud lors des élections législatives de 2021 en Israël (Crédits : Roman Yanushevsky / Shutterstock)

En mars dernier s’est tenu le Sommet du Néguev entre Israël et les Émirats arabes unis (EAU), le Bahreïn, le Maroc et l’Égypte, sous le parrainage de Washington. En quoi ce sommet était-il inédit ?

Il marque la concrétisation des accords d’Abraham, signés en août 2020 entre Israël d’une part, le Bahreïn et les Émirats arabes unis d’autre part. Le Sommet du Néguev témoigne ainsi d’un tournant important d’un point de vue géopolitique : il démontre que la normalisation diplomatique d’Israël dans la région est en route. Elle a des conséquences en termes d’échanges commerciaux, de mobilité entre les pays et même en termes militaires, en particulier avec le Maroc. Elle intervient alors qu’aucune avancée n’a été faite sur le règlement définitif de la question palestinienne. Ce qui prouve, comme je le défends dans mon livre, que la question palestinienne est devenue, dans le système régional, une question périphérique. Ça ne veut pas dire que ce n’est pas une question importante politiquement, mais elle n’est plus centrale dans le système régional. Par conséquent, trois pays arabes peuvent, au nom de la défense de leurs intérêts nationaux, se rapprocher de l’État d’Israël, même sans règlement de la question palestinienne. Il y a 20 ans, cela aurait été inimaginable.

Quels avantages ont ces États à normaliser leurs relations avec Israël ?

Les raisons peuvent différer d’un pays à l’autre, mais la question iranienne joue un rôle important. L’Iran est considéré comme un adversaire tant par Israël que par les pays du Golfe. Tous s’inquiètent des velléités nucléaires de l’Iran, mais aussi du rôle politique joué par l’Iran dans la région (soutien au Hezbollah, à Bachar Al-Assad, implication au Yémen, etc.). Face à tous ces enjeux, la question palestinienne ne pèse pas très lourd. En outre, ces pays ont le sentiment d’avoir, pendant longtemps, fait le nécessaire pour soutenir les Palestiniens. Maintenant, ils veulent défendre en priorité leurs intérêts spécifiques.

Revenons sur l’anniversaire du CERI : quel regard portez-vous sur l’évolution du centre de recherche depuis 70 ans ?

Le CERI d’aujourd’hui n’a pas grand-chose à voir avec celui de 1952, en termes de taille évidemment, et de présence sur la scène académique nationale et internationale. Mais ce qui a été préservé, c’est une sorte de curiosité pour le fait international, pour l’ailleurs. Elle était assez inédite dans les années 1950, car la France de l’époque restait relativement provinciale, recroquevillée sur elle-même. Ceux qui ont lancé ce qui était alors un centre de documentation – devenu un centre de recherche – ont eu l’intuition qu’il fallait s’intéresser à ce qui se passait en dehors de l’Hexagone. La France d’aujourd’hui est beaucoup plus ouverte et en interaction que celle des années 1950. Elle s’inscrit dans un projet européen et évolue dans un monde globalisé. Mais le besoin de comprendre l’international demeure, plus entier et nécessaire que jamais. En ce sens-là, je dirais que la mission du centre est d’actualité et le restera.

Fariba Adelkhah, la chercheuse franco-iranienne détenue en Iran depuis 2019, est rattachée au CERI. Quelles sont les dernières nouvelles à son sujet ?

Son arrestation et sa détention sont une des choses les plus difficiles que mes collègues et moi avons eu à vivre depuis 2019. Il est très douloureux pour nous de savoir qu’elle est privée de sa liberté, notamment celle de pouvoir nous rejoindre en France. Arrêtée en juin 2019, elle a été condamnée en mai 2020 à cinq ans de prison pour atteinte à la sécurité nationale en Iran alors qu’elle n’avait fait que son travail de chercheur. Elle a vu son sort s’améliorer en octobre 2020 lorsqu’elle a été assignée à résidence, mais malheureusement, début 2022, elle a été réincarcérée. Au mois d’août, elle a pu avoir cinq jours de permission, à l’issue desquels, elle a dû retourner en prison, sans perspectives positives pour le moment.

Tout cela, évidemment, est lié à une situation compliquée dans laquelle l’Iran utilise un certain nombre d’otages dans des jeux politiques qui nous dépassent. Dans cette épreuve, Fariba fait preuve de beaucoup de courage. Avant de pouvoir bénéficier de l’assignation à résidence, elle avait fait une grève de la faim pendant 50 jours, entre fin décembre 2019 et février 2020, dans des conditions très difficiles. Notre position est toujours la même : nous réclamons sa libération inconditionnelle et son retour parmi nous.


Le CERI, 70 ans de recherches internationales à Sciences Po

2022 restera une année marquante pour le Centre de recherches internationales. D’abord, parce qu’après avoir occupé l’Hôtel d’York au 56, rue Jacob pendant plus de 20 ans, le centre a déménagé au 28, rue des Saints-Pères. Ensuite, 2022 marque les 70 ans du CERI. Que de chemin parcouru depuis la création, en 1952, par Jean Meyriat et Jean-Baptiste Duroselle, d’une petite structure adossée aux services de documentation !

Aujourd’hui, le CERI rassemble 52 chercheurs permanents et 76 doctorants, sans compter les chercheurs sous contrat et l’équipe de soutien à la recherche, composée de 14 membres. Toutefois, malgré la croissance démographique indiscutable, malgré l’élargissement des thèmes de recherche et des disciplines, le CERI est resté fidèle à la double mission que ces concepteurs lui avaient assignée. D’abord, étudier les relations internationales, c’est-à-dire les rapports entre les États, entre coopération et conflit.

De fait, l’étude des RI avait démarré dans l’espace universitaire français dans l’entre-deux-guerres, mais indéniablement, sa structuration en tant que champ s’est faite, avec l’encouragement de fondations américaines, grâce au Centre d’études des relations internationales (nom d’origine du CERI). En outre, dès le départ, la dimension « aires culturelles » était présente, le CERI étant d’ailleurs longtemps organisé par « sections géographiques ».

Si, dans les premiers temps, les États sont souvent étudiés par le prisme de leur politique étrangère, dès les années 1960, le CERI accueille des chercheurs qui s’intéressent aux institutions et à la vie politique des pays – pour l’essentiel hors Europe occidentale – avant de s’ouvrir à l’étude approfondie des sociétés. Cette double approche par les relations internationales/transnationales et par les études régionales reste une marque de fabrique du CERI, devenu, en 2015, Centre de recherches internationales. Notons également un très ancien et fructueux compagnonnage avec le CNRS, auquel le CERI fut associé dès 1967 avant que les deux ne fusionnent pour devenir, en 2002, une unité mixte de recherche.

Dans le cadre du 70e anniversaire du CERI, célébré de concert avec le 150e anniversaire de Sciences Po, un plan d’action en plusieurs volets s’est déployé tout au long de l’année. D’abord, une identité visuelle attachée à cet anniversaire et dévoilée à l’occasion des vœux de 2022, a accompagné tous les événements scientifiques et les productions du laboratoire. Ensuite, un site dédié a été créé et regroupe des contributions protéiformes de l’ensemble de la communauté du CERI autour de grandes thématiques. Publié à la rentrée, il poursuivra sa destinée au-delà de l’année 2022.

La célébration des 70 ans se poursuivra par l’organisation de manifestations scientifiques spécifiques rassemblant, par-delà nos propres forces, celles et ceux de nos collègues avec lesquels nous sommes en dialogue constant. Par ailleurs, le CERI a été associé à la Semaine des libertés académiques (14-16 septembre), une série de tables rondes organisées dans le cadre des 150 ans de Sciences Po via l’organisation de deux rencontres portant sur les enjeux de la liberté académique en contexte autoritaire et sur l’action des ONG défendant la liberté scientifique. Placée tout entière sous le signe de la défense de la liberté académique, cette semaine aura été l’occasion de rappeler le sort injuste des universitaires persécutés ou emprisonnés, dont, évidemment, notre collègue et amie Fariba Adelkhah, emprisonnée en Iran depuis le 5 juin 2019. Son combat pour la liberté est le nôtre. #FreeFariba.


Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 26 d’Émile, paru en octobre 2022.