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Bruno Patino : "Il nous appartient de déterminer dans quelle société numérique nous voulons vivre"

Président d’Arte GEIE depuis juillet 2020, Bruno Patino peut se targuer d’être à la tête de l’une des chaînes télévisées les plus populaires du moment. Après avoir dirigé tour à tour la rédaction du Monde, de France Culture ou encore de France Télévisions, ce passionné inquiet de l’ère numérique a reçu Émile pour évoquer sa vision de la chaîne et la « plateformisation » des médias.

Propos recueillis par Louis Chahuneau

Bruno Patino, président du directoire d’Arte France (Crédits : Audoin Desforges)

Arte fête cette année ses 30 ans et les audiences n’ont jamais été aussi bonnes. Comment expliquez-vous ce succès ?

Il y a d’abord le résultat d’une histoire. Chez Arte, nous avons toujours pensé que l’écran pouvait émanciper les gens et qu’il fallait parier sur la curiosité, l’intelligence et l’éclectisme du téléspectateur. Un média, c’est une rencontre entre un public et une proposition éditoriale. Celle d’Arte s’est d’abord construite à travers un récit. Nous ne sommes pas une chaîne de flux ni de plateau, mais de documentaires, de séries et de cinéma. Nous parions sur des formats éditoriaux à la fois innovants et exigeants.

La deuxième chose, c’est que nous vivons une époque d’accélération générale de la sphère médiatique, qui se concentre de plus en plus sur la réaction à la réaction. France Culture et Arte creusent le même sillon depuis longtemps, mais elles se différencient de plus en plus des autres propositions éditoriales. Ça ne veut pas dire que ces dernières n’ont pas de qualités, mais disons que France Culture et Arte ne participent pas à cette accélération et c’est à cela que tient une partie de leur succès.

Enfin, notre stratégie consiste à accentuer l’éclectisme culturel de notre offre éditoriale, dans le sens allemand du terme, c’est-à-dire qu’il s’agit de faire comprendre le monde, d’en partager les beautés et de comprendre la vie des idées. D’un point de vue musical, Arte c’est aussi bien Bach et Beethoven que Boulez, Bowie, Brel ou les Beatles, ainsi que les musiques urbaines. Voilà pourquoi de plus en plus de gens se sont retrouvés dans notre chaîne.

Vous avez également misé sur une plateforme indépendante de la chaîne télévisée.

Nous avons lancé les podcasts en 2002, donc bien avant Radio France. Nous avons aussi inventé le replay et transformé notre site dédié en plateforme, il y a six ans, avant tout le monde, c’est-à-dire qu’on ne construit plus la plateforme sur la base de la rediffusion, c’est une proposition autonome. D’ailleurs, 65 % du contenu que l’on trouve sur Arte.tv aujourd’hui n’est pas du replay. 

Le troisième axe stratégique que nous avons suivi est l’européanisation. Arte est passée d’une chaîne franco-allemande à une chaîne européenne du point de vue de l’offre avec 450 coproductions européennes en 2021, un réseau de 11 chaînes publiques partenaires et des institutions culturelles comme les opéras. Depuis six ans, l’offre d’Arte se décline aussi en six langues : français, allemand, espagnol, italien, polonais et anglais. Cette stratégie fait que la chaîne n’a jamais été en aussi bonne forme. Un média, c’est un outil qui doit bâtir une relation de moyen-long terme avec celui qui la regarde, nous sommes un tiers de confiance. Si vous changez tout le temps de stratégie, vous obtenez des relations d’opportunités, mais ce n’est pas la même chose qu’une relation de confiance.

Vous qualifiez parfois Arte d’« utopie ». À l’heure de la guerre aux portes de l’Europe, et de l’europhobie, pensez-vous que la chaîne peut revêtir une dimension politique de rapprochement des peuples, comme lors de sa création, en 1992 ?

Je pense qu’Arte porte en elle un projet politique et une utopie. Ce qui est étonnant dans cette histoire, c’est que la naissance d’Arte se fait avant la réunification allemande. À cette époque-là, il y a une grande angoisse en France quant au devenir de la relation franco-allemande : est-ce que l’Allemagne va regarder vers l’Est ou vers l’Ouest ? Est-ce qu’elle va vouloir redevenir une puissance continentale et dominer à nouveau ? Parmi les décisions politiques qui sont prises par François Mitterrand et Helmut Kohl pour réaffirmer le lien franco-allemand et la construction européenne, il y a notamment cette proposition étrange de créer une chaîne de télévision franco-allemande qui a pour mission d’œuvrer au rapprochement des peuples par la culture.

Honnêtement, sur le papier, cela avait toutes les chances de rater. Il a fallu le talent des équipes de Jérôme Clément, le premier président, une volonté de fer et le fait qu’on embarque dans cette utopie politique des gens qui avaient une utopie artistique : que serait un service public exemplaire ? Une télévision idéale, qui pourrait émanciper les gens ? Ces dernières années, avec la remise en cause de la construction européenne et le retour de la guerre sur le continent, nous pensons qu’Arte n’a jamais été aussi nécessaire. Certes, nous sommes une proposition éditoriale sur écran, mais nous faisons travailler les Européens tous ensemble et je pense que notre travail consiste à construire ce sentiment d’appartenance. L’Europe ne se résume pas à ses institutions à Strasbourg ou à Bruxelles, c’est aussi un espace partagé et une histoire commune. J’aime bien cette phrase d’Umberto Eco : « La langue maternelle de l’Europe, c’est la traduction. »

Aujourd’hui, l’ambition de la chaîne est-elle de concurrencer les grandes plateformes de streaming comme Netflix ou Amazon Prime ?

Nous ne sommes pas dans l’univers de la concurrence. Faisons un peu de sociologie comportementale… Quelquefois, des inventions technologiques sont adoptées par les gens sans retour en arrière. Comme le téléphone portable, vous avez eu la plateforme audiovisuelle avec Netflix. Cela tombe sous le sens d’avoir ce que l’on veut quand on veut sur le support que l’on veut, mais je m’inscris en faux quand on dit que l’on connaît déjà les acteurs du marché. Il n’y aura pas qu’un seul modèle de plateforme. Ce qui est arrivé en premier chef, c’est la plateforme mondiale avec tous les contenus possibles. Mais cette recherche de l’exhaustivité est battue en brèche, comme toujours. 

Nous sommes donc en concurrence avec d’autres plateformes, mais sans avoir la même politique. Vous en avez qui suivent des stratégies de puissance quand nous avons un parti pris affinitaire avec une plateforme éditorialisée qui prend la couleur politique du moment. Vous avez donc un hypermarché d’un côté et une boutique spécialisée de l’autre. Ce sont deux modèles en concurrence, mais qui peuvent coexister. Notre modèle ne suppose pas la destruction des grandes plateformes mondiales. 

Pourquoi avoir fait ce choix de l’éditorialisation plutôt que de l’abondance ?

J’ai grandi dans une époque de « pénurie » audiovisuelle : pour voir un film qui n’était pas sorti dans la semaine, on pouvait parfois attendre six mois. Avoir accès à une musique, c’était se cotiser entre copains pour acheter un disque ou copier la cassette. C’était une logique où la difficulté n’était pas d’avoir le choix, mais d’avoir l’accès. Aujourd’hui, c’est l’inverse : avoir accès est hyper-simple, mais choisir est devenu compliqué. C’est ce que le psychologue américain Barry Schwartz appelle le « paradoxe du choix ». Dans cette économie de la décision, il faut que nous facilitions la tâche aux gens. On ne leur impose rien, mais il faut qu’ils puissent exercer ce choix. Certaines plateformes font confiance à l’algorithme, nous privilégions un choix à taille humaine. 

Alors que les Allemands ont augmenté le budget de la redevance audiovisuelle de 1,5 milliard d’euros entre 2021 et 2024, celle-ci est en passe d’être supprimée en France. Êtes-vous inquiet pour l’avenir du financement de l’audiovisuel public ?

Ce qui était une réalité technique – la taxe d’habitation disparaît, donc le mode de collecte devient compliqué – a été présenté par le gouvernement comme une mesure de pouvoir d’achat. Une fois que l’on a dit ça, par quoi la remplace-t-on ? Ce qui est important dans la redevance, ce n’est pas qu’elle s’appelle « redevance ». 

Du côté allemand, vous avez trois aspects importants dans le financement de l’audiovisuel public. Il y a d’abord l’indépendance, avec une commission qui évalue de façon autonome et n’est pas soumise à des arbitrages de dernière minute qui pourraient laisser croire qu’une autorité élue tente de peser sur un choix éditorial. Ensuite, la redevance est pluriannuelle, alors qu’elle est annuelle en France. Enfin, pour les Allemands, au regard de la destruction des services publics, il y a une importance accordée à un audiovisuel bien financé qui réponde à trois critères : une information vérifiée, indépendante et responsable. Aujourd’hui, si l’on passe par une budgétisation simple, on a un problème au niveau des trois critères. La dernière fois, j’ai dit en Commission des affaires culturelles, à l’Assemblée nationale, que les médias publics participaient à la transformation du public en citoyen. Mon message n’a pas été compris puisqu’on m’a répondu qu’on était déjà citoyens. Certes, mais à l’école, ça ne choquait personne quand on avait de l’éducation civique. Il y a des outils qui participent à la structuration de l’espace public. Et dans un monde idéal, structurer un espace public permet de privilégier le débat sur le combat.

Vous vous intéressez beaucoup au modèle économique des médias. De la redevance à la publicité, en passant par l’abonnement ou le don, existe-t-il un modèle qui vous semble optimal ?

Il y a une très forte corrélation entre une technologie, un modèle économique et le type de contenus que cela engendre. L’historien américain Paul Starr a parfaitement montré que le moment journalistique que l’on a vécu dans les années 1970-1980 est aussi le produit d’une sorte de miracle économique avec la révolution industrielle, l’apparition d’un média de masse et donc la publicité, qui vient en surcroît de financement. Sans ces éléments, nous n’aurions pas pu avoir de grands journaux. 

Quand j’enseignais à Sciences Po, j’expliquais à mes étudiants que lorsqu’on regarde la révolution numérique et ses implications, chercher le modèle économique comme on cherche la Terre promise, c’est être sûr de ne jamais trouver cette chose qui n’existe pas. Un média doit créer son propre business model en fonction de ce qu’il est. Il s’agit forcément d’un cocktail de plusieurs choses : de l’abonnement, du don, de la publicité, du pas-de-porte, des activités associées. Pour les médias, il est très important aujourd’hui de concevoir leur propre business model comme ils concevaient autrefois avec amour leur outil de production. Le premier souci, quand on réfléchit à un modèle économique pour un média, c’est de se dire que l’on va le fabriquer soi-même. Même avec un abonnement, il faut réfléchir si on applique plusieurs tarifs : est-ce que la stratégie, c’est d’augmenter le panier moyen ou d’augmenter le nombre de personnes ? Est-ce que c’est la life time value de l’abonné (valeur actualisée terminée de l’abonnement) ou le volume d’abonnés ? 

À l’époque, faire du payant signifiait que personne ne vous voyait, parce qu’on n’avait pas les technologies de paywall et je rappelle que 100 % de ceux qui ont fait du payant dès 2001 comme El País [principal quotidien espagnol, NDLR] se sont plantés, alors qu’aujourd’hui, faire du 100 % gratuit semble étrange. Le Guardian [quotidien anglais, NDLR], lui, est très complexe, parce qu’il a commencé par se financer grâce à la publicité, puis il a rajouté un modèle de don, avant d’introduire une zone premium. Dans le numérique, l’idée du business model doit évoluer en permanence.

Dans votre ouvrage La Civilisation du poisson rouge (Grasset, 2019), vous mettez en garde contre la tentation de l’hyperconnexion, mais vous êtes par ailleurs P.-D.G. de l’une des plus grandes chaînes de télévision françaises. Comment vivez-vous ce paradoxe ?

Comme je le disais dans mon livre, celui-ci aurait pu être écrit soit par un malade soit par un docteur. Je ne suis pas docteur. D’un point de vue personnel et professionnel, je sens bien tous les dangers de l’hyperconnexion et j’y cède souvent. La société industrielle donne naissance à la société des données. Je ne pense pas que la dystopie de Shoshana Zuboff sur le capitalisme de surveillance [Zulma, 2022, NDLR] soit notre horizon certain. Il y a des tensions qui vont dans ce sens-là et j’essaye de les pointer du doigt, mais je crois en la politique et il nous appartient de déterminer dans quelle société numérique nous voulons vivre. 

À mon petit niveau, je tente de développer des outils qui s’approchent de ce que l’on pouvait imaginer au début de l’utopie numérique : l’économie du partage, l’intelligence collective, la mutualisation d’informations. D’un autre côté, il y a une très forte centralisation des données, une captation pour en multiplier les recettes financières, que ce soit par l’économie de l’attention ou d’autres manières. J’ai certainement participé à la « plateformisation » des médias, mais j’ai essayé de le faire avec beaucoup plus d’utopie et de vigilance. Ça n’exclut pas le combat politique.


Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 26 d’Émile, paru en octobre 2022.