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Jean-Noël Barrot : "On ne peut pas laisser se creuser une fracture entre ceux qui maîtrisent les outils numériques et ceux qui les appréhendent moins"

Économiste de formation, passé par HEC et le MIT, Jean-Noël Barrot (promo 08) a été nommé ministre délégué chargé de la Transition numérique et des Télécommunications en juillet dernier, après avoir été élu député MoDem en 2017, puis 2022. Il revient ici sur son parcours politique, sa vision de la transition numérique et les nombreux chantiers engagés par la France sur le sujet.

Propos recueillis par Louis Chahuneau

Jean-Noël Barrot et Xavier Niel lors d’une visite à la Station F (Crédits Gezelin Gree)

Vous êtes issu d’une lignée d’hommes politiques appartenant à la démocratie chrétienne. Quelle a été l’origine de votre engagement ?

J’ai trouvé la source de mon engagement dans ce grand courant démocrate, auquel mon père et mon grand-père ont contribué avant moi. Cette force politique a joué un rôle très important, notamment depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec la conception de notre modèle de protection sociale, la construction européenne, le développement de la formation professionnelle, mais aussi la légalisation de l’IVG. Il y a aussi eu le salaire minimum, les Assedic ou encore l’intéressement et la participation, qui sont certes une idée gaullienne, mais qui ont été mis en œuvre par les ministres du Mouvement républicain populaire (MRP). C’est un courant qui a eu un peu plus de difficulté à émerger dans la Ve République du fait de la bipolarisation de la vie politique, mais qui a subsisté, notamment grâce à l’engagement de François Bayrou, qui a défendu un centre indépendant. Engagement qui a ouvert la voie à l’élection d’Emmanuel Macron en 2017. Aujourd’hui, ce mouvement contribue à la majorité au Parlement et est représenté au gouvernement.

Vous êtes titulaire d’un doctorat en économie à HEC, vous avez enseigné au MIT et à HEC. Qu’est-ce qui vous a conduit du monde de la recherche à celui de la politique, dont les délais de réflexion et d’action sont très différents ?

Comme chercheur, j’ai beaucoup travaillé sur l’évaluation des politiques publiques, notamment celles qui touchent au monde économique et aux entreprises. Convaincu de l’importance et de la nécessité de développer les politiques publiques en France, je me suis, ensuite, présenté comme député. J’ai d’abord œuvré à ce chantier-là en prenant la présidence d’un groupe de travail sur les moyens de contrôle et d’évaluation à l’Assemblée nationale, qui m’a conduit à faire un certain nombre de propositions, dont l’une a été de pouvoir disposer, en amont de la discussion, de moyens permettant de mesurer l’impact des amendements proposés. Nous avons désormais à l’Assemblée nationale un outil – leximpact.an.fr – qui permet aux députés de simuler des amendements sur le barème de l’impôt sur le revenu, sur la dotation aux collectivités, sur certaines cotisations sociales et d’en vérifier l’impact sur des cas types, mais aussi sur les finances publiques et leur effet sur la redistribution des revenus. 

Il y a une vraie demande des citoyens pour que des comptes leur soient rendus. Au début du mouvement des « gilets jaunes », Jacline Mouraud a notamment interpellé le gouvernement en demandant : « Que faites-vous du pognon ? ». L’article 24 de la Constitution nous dit que « le parlement vote les lois et il contrôle l’action du gouvernement » et depuis 2008, « il évalue les politiques publiques ». Nous avons donc progressé sous le quinquennat précédent et j’espère que cela va continuer.

Lors du dernier salon VivaTech, Emmanuel Macron a rappelé quelques objectifs du point de vue du numérique : atteindre 100 licornes françaises d’ici 2030, enseigner le code au collège et accélérer la transition numérique des institutions publiques. Quelles sont vos priorités pour cette première année de mandat ?

Le numérique est une affaire de civilisation. En ce qui nous concerne, il y a trois grands chapitres dans l’action que nous voulons mener. D’abord, nous souhaitons faire de la France un pays d’audace, d’entrepreneuriat et d’innovation. En cinq ans, nous sommes passés de trois à 27 licornes, c’est-à-dire que nous avons réussi à faire émerger des grandes entreprises à forte croissance, qui disposent désormais d’une envergure européenne, voire mondiale. Pour atteindre cet objectif de 100 licornes, dont 25 licornes vertes, nous voulons continuer à soutenir l’écosystème grâce à la mission French Tech et à sa déclinaison territoriale. Il faut consolider les financements qui leur permettent de poursuivre leur croissance, notamment lorsqu’elles atteignent une taille qui, jusque-là, ne permettait pas à des investisseurs français de soutenir l’étape suivante de leur développement. 

Il y a également les questions de formation, puisque le président de la République s’est engagé à ce que 400 000 professionnels du numérique supplémentaires soient formés à l’horizon 2027. La France est identifiée à l’échelle internationale comme un pays où nous avons des talents dans le numérique. Il faut que l’on puisse tenir ce rôle. J’ajoute qu’il faut réussir à féminiser les filières du numérique. Aujourd’hui, un nombre insuffisant de jeunes filles et de femmes s’engagent dans ces métiers qui sont pourtant en forte croissance. Il est donc nécessaire que l’on puisse rendre le numérique plus attractif pour les profils féminins.

Le deuxième chapitre de l’action réside dans la régulation de l’espace numérique avec le Digital Markets Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA). Ce sont des règlements européens qui viennent, l’un dans le champ économique et l’autre dans le champ de la protection des personnes, changer considérablement les règles du jeu. Le DMA vient casser le monopole que les géants du numérique se sont octroyé de fait sur des services, en rouvrant un certain nombre de marchés. Avec l’application du DMA, il ne sera plus possible pour les Gafam de mettre en valeur leurs propres produits sur leur plateforme, de nous imposer l’utilisation de tel ou tel service ou encore de priver les utilisateurs des plateformes de connaître les données qui ont été utilisées ou celles qu’a générées leur activité.

Concernant le DSA, ce sont, là aussi, des règles sévères qui vont s’imposer aux grandes plateformes, notamment en ce qui concerne les contenus illicites. Chaque plateforme devra disposer d’un mécanisme de signalement qui sera audité par des autorités indépendantes et qui permettra le retrait sans délai de ces contenus. En cas d’entorse, les sanctions pourront aller jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires du contrevenant et 10 % dans le DMA. On ne peut pas laisser se créer des monopoles dans l’espace numérique, là où nous ne les tolérons pas dans l’économie hors ligne. 

La pandémie a accéléré la transition numérique, mais dans un autre temps, près de 13 millions de personnes déclarent rencontrer des difficultés dans l’usage des outils numériques, selon le Défenseur des droits. Comment réduire cette fracture numérique, qui menace de laisser de côté une partie de la population ?

C’est le troisième chapitre qui consiste à rendre le numérique accessible à tous. La transition numérique passe nécessairement par l’accompagnement humain. D’abord, en rendant son accès véritablement universel, avec la fin du déploiement de la fibre et de la 4G. Mais aussi en améliorant l’inclusion numérique et donc l’accompagnement des millions de Français qui déclarent aujourd’hui rencontrer des difficultés dans l’accès au numérique. On ne peut pas laisser se creuser une fracture entre ceux qui maîtrisent les outils numériques et ceux qui les appréhendent moins.

Vous avez récemment fait part de vos priorités concernant la cybersécurité. En 2021, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) a relevé près d’une attaque par semaine dans les établissements de santé français. Comment mieux protéger nos hôpitaux ?

Lors du précédent quinquennat, les « parcours de sécurisation » ont été mis en place. Ils ont bénéficié à 950 administrations, collectivités et établissements de santé, dont 150 hôpitaux. J’ai annoncé, avec le ministre de la Santé, la pérennisation de l’enveloppe consacrée aux hôpitaux, permettant de doubler le nombre d’établissements bénéficiaires. 

Indépendamment de la guerre en Ukraine, la menace cyber augmente. À Corbeil-Essonnes, un hôpital de 3 700 agents a vu ses communications électroniques aussi basiques que des mails, la téléphonie, les alarmes, être à plat en quelques minutes avec un système d’information qui va nécessiter de longs mois pour être à nouveau opérationnel et qui va être coûteux à remettre en place. Ces attaques touchent aussi les petites entreprises. Il est assez vertigineux de constater qu’une PME sur deux touchée par une cyber-attaque sérieuse finit par déposer le bilan. 

Vous communiquez régulièrement sur le rôle du numérique dans la transition écologique. Selon une étude de l’Ademe de janvier dernier, le numérique représente 2% de l’empreinte carbone nationale et pourrait grimper jusqu’à 6% en 2040. Comment comptez-vous limiter la hausse de cette pollution ?

Il y a l’empreinte instantanée, qui correspond à 2 % de l’empreinte nationale et qui se décompose elle-même entre l’impact carbone des terminaux (80 %), les data centers (15 %) et le reste dans l’usage des réseaux. Une fois ce constat établi, on voit bien que la priorité réside dans l’allongement de la durée de vie des terminaux. Mais il y a d’autres dimensions du problème qu’il faut aussi prendre en compte. Nous allons progressivement remplacer le cuivre par la fibre, qui est trois fois moins énergivore, et la 4G par la 5G, qui est 10 fois moins énergivore, malgré la présence d’un effet rebond : dès lors que l’on a une meilleure connectivité, un certain nombre d’usages vont se développer. 

Il y aussi un troisième effet : en permettant à de nombreux usages carbonés de devenir décarbonés, le numérique contribue à la transition écologique. Je pense aux collectivités locales qui, grâce à des solutions numériques comme celles des « villes intelligentes » ou des « territoires intelligents » vont réussir à mieux maîtriser leurs infrastructures ou la déperdition d’eau et d’énergie dans leurs communes ou leurs départements.

Selon un rapport du cabinet McKinsey paru en juin dernier, 22 % des emplois tous secteurs confondus dans l’Union européenne (soit l’équivalent de 53 millions de salariés) pourraient être automatisés d’ici à 2030. L’un des exemples concrets porte sur les caisses automatiques que les supermarchés entendent généraliser. Quel regard porte l’économiste de formation sur les transformations de l’emploi induites par l’automatisation ?

La littérature scientifique sur le sujet a plutôt tendance à montrer que les effets de complémentarité dominent sur les effets de substitution. Là où vous avez des machines, vous avez aussi des emplois qui sont créés, notamment pour concevoir, opérer ou interfacer ces machines avec le reste du monde. Sans tomber dans l’angélisme, il ne faut pas sombrer dans un rejet systématique de l’automatisation et de la robotisation.

Ceci étant dit, nous avons observé, ces dernières décennies, que face aux grandes transformations du monde, nous sommes restés les bras ballants. Nous n’avons pas compris que lorsqu’une grande transformation intervient, elle supprime des emplois et en crée d’autres et que ce ne sont pas les mêmes. Au milieu de tout cela, il reste des personnes ou des bassins d’emplois qui se retrouvent sacrifiés, de manière totalement injuste.

Il y a deux grandes transformations en cours : la digitalisation et la décarbonation. Si nous n’y prenons pas garde, elles créeront probablement des emplois en net, mais elles risquent de perturber ou de menacer des territoires. Il nous faut accorder une attention toute particulière à ces territoires pour éviter qu’ils ne s’enlisent. 


Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 26 d’Émile, paru en octobre 2022.