Émile Magazine

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Services publics : Miracle ! Un agent au bout du fil…

Par Gérard Leclerc

Tout commence par un banal renouvellement du permis de conduire… Enfin, pas si banal, quand le concessionnaire à qui vous achetez une nouvelle moto vous fait remarquer que la moto ne figure pas sur votre permis de conduire. Diantre ! Ce permis moto, je l’ai passé en 1975 – j’étais alors étudiant à Sciences Po –, quatre ans après le permis voiture. Je circule donc à deux-roues depuis près d’un demi-siècle, avec quelques contrôles ou amendes qui semblent prouver que la police ne doute pas que je suis bien titulaire du sésame. Je réalise que le problème vient d’une « erreur de fabrication » : en 2014, j’ai remplacé mon vieux permis papier – usé par les années – par la carte plastique. 

Or, les services ont « oublié » d’inscrire la catégorie moto. Personne ne s’en était rendu compte jusque-là ! Il me faut donc refaire le permis et je découvre l’enfer d’une numérisation mal maîtrisée. Fini le temps du bureau de la mairie ou de la préfecture où vous pouviez expliquer votre cas à un interlocuteur, vous devez obligatoirement passer par le site ants.gouv.fr. Le formulaire prévoit différents motifs de renouvellement (perte, vol, détérioration, annulation), mais bien sûr, pas l’erreur dont je suis victime. 

Ma demande est rejetée au bout d’un mois, car je n’ai pas produit l’ancien permis : et pour cause, j’avais dû le rendre pour obtenir la version plastique ! Toujours dans l’impossibilité de rencontrer quelqu’un – je me suis même déplacé à l’ancien centre du boulevard Brune, à Paris, pour constater, dépité, qu’il traite aujourd’hui exclusivement des titres de séjour –, je me rabats sur un numéro de téléphone qui correspond, bien sûr, à une plateforme « Tapez 1, 2, 3 », etc. Et qui me renvoie au site ants.gouv.fr ! Je finis néanmoins, avec un peu de ruse, beaucoup d’opiniâtreté et après une très longue attente par avoir – ô miracle ! – un agent au bout du fil. Très embarrassé, il me suggère un contournement, sur le mode du « 22 à Asnières » de Fernand Raynaud : faire une demande pour détérioration du permis, même si ça ne correspond pas à la réalité. La nouvelle tentative est, cinq semaines plus tard, refusée, cette fois pour un énigmatique « rejet des images » … 

Sans être un geek, j’utilise quotidiennement internet pour mon travail de journaliste. Et je garde espoir de trouver une solution, si besoin est, en prenant contact avec le ministère. Mais je prends conscience du désarroi de ces 13 millions de Français qui n’ont ni ordinateur ni internet et qui ne maîtrisent pas le numérique : tous ceux qui sont touchés par l’illectronisme. Ce sont bien sûr les plus fragiles ou les plus défavorisés : les personnes âgées, les handicapées, les sans-diplômes, les détenus, mais aussi des jeunes habiles pour les jeux vidéo, mais désarmés pour obtenir une aide au logement. 

La Défenseur des droits Claire Hédon parle d’une forme de maltraitance institutionnelle par une administration qui oublie que ce n’est pas aux usagers de s’adapter à elle, mais à elle d’être au service du public. Au nom de quoi peut-on exiger de chaque Français d’avoir un ordinateur, une imprimante, une connexion internet et de ne pas habiter dans une zone blanche !? Les délégués sur le territoire de la Défenseur des droits témoignent de ces nombreux réclamants qui, quotidiennement, les contactent, en colère ou en larmes, parce que leur cas n’entre pas dans les cases, qu’ils sont démunis face à l’ordinateur et ne peuvent joindre qui que ce soit à la préfecture, la Caisse d’assurance vieillesse ou à Pôle Emploi. Il est urgent, insistent-ils, de rétablir les accueils physiques et de remettre, dit Claire Hédon, « de l’humain dans la maison France ». Même la Cour des comptes s’est émue de cette nouvelle fracture numérique.

Il en va de la cohésion sociale du pays, face à un sentiment d’abandon et d’exclusion de millions de Français qui ne peut que profiter aux extrêmes.


Cet édito a initialement été publié dans le numéro 26 d’Émile, paru en octobre 2022.