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Missouri, États-Unis : le cauchemar des pro-avortement

En juin 2022, la Cour suprême des États-Unis a exaucé le rêve le plus fou de l’Amérique anti-avortement : révoquer l’arrêt « Roe vs Wade », qui fit de l’accès à l’IVG un droit constitutionnel. Dans la foulée, le Missouri, État conservateur du Midwest, a été le premier à interdire cette pratique, sauf à de rares exceptions. Les conséquences se font d’ores et déjà ressentir. Reportage.

Par Alexis Buisson, envoyé spécial dans le Missouri

Manifestation le 1er décembre 2021 devant la Cour suprême des États-Unis (Crédits : Drew Petrimoulx / Shutterstock)

« Bienvenue en terre sainte », ironise le chauffeur Uber, une fois franchi un grand pont qui enjambe le majestueux fleuve Mississippi. Cette terre prétendument sacrée, c’est le Missouri, un État de six millions d’habitants niché dans le Midwest américain. Rural et conservateur, il abrite une importante population évangélique (37 %, selon les statistiques de l’Institut Pew) et catholique. Ce n’est pas un hasard si le pape Jean-Paul II s’est rendu à Saint-Louis, l’une des principales villes de l’État, lors d’une tournée nord-américaine, en 1999.

Il occupe aussi une place particulière dans le mouvement pro-life (anti-avortement) outre-Atlantique. Fin juin, il est devenu le premier de 13 États américains à interdire quasi complètement l’Interruption volontaire de grossesse (IVG) au moyen d’une « loi gâchette » (trigger law) qui attendait sagement d’être dégainée depuis 2019. Conçue pour entrer en vigueur dès la révocation de l’arrêt « Roe vs Wade », qui fit de l’accès à l’avortement un droit constitutionnel en 1973, elle a été activée le 24 juin dernier, quelques minutes seulement après que la Cour suprême des États-Unis a décidé de mettre à mort l’arrêt controversé et de rendre ainsi aux États fédérés le pouvoir de fixer eux-mêmes leur politique en matière d’IVG.

 Depuis, seules les femmes qui connaissent des grossesses à risque peuvent recourir à un avortement dans le Missouri. Les autres, y compris les victimes de viol et d’inceste, n’ont plus ce droit. Les médecins qui pratiquent une IVG non autorisée risquent de cinq à 15 ans de prison. Les patientes, elles, ne sont pas poursuivies... pour le moment. « Grâce aux décennies de travail de leaders conservateurs, le Missouri est devenu l’un des États les plus “pro-vie” de la nation », s’est félicité son gouverneur, le républicain Mike Parson, en ratifiant la nouvelle loi. « Aujourd’hui, nos efforts ont produit ce pour quoi des générations de Missourians ont travaillé et prié : nous avons remporté notre combat pour protéger des vies innocentes. »

Croisade judiciaire anti-avortement

Mike Parson peut se réjouir. Cela fait longtemps que les conservateurs américains veulent éliminer l’accès à l’avortement, synonyme pour eux de meurtre d’enfant. Qu’importe si les études ont montré que l’immense majorité des femmes ayant eu recours à l’avortement ne regrettaient pas leur choix (« The Turnaway Study », 2020) ou si la majeure partie des Américains est favorable à la pratique (autour de 60 %, selon les sondages). Leur croisade a démarré au lendemain de la décision de la Cour, en 1973. Faute d’avoir réussi à faire interdire l’IVG par la loi au Congrès, les pro-life se sont mis en tête de changer la Cour suprême, juge en dernier ressort de la constitutionnalité des lois, de l’intérieur. En plus de faire pression sur la Maison Blanche pour assurer la nomination de juges conservateurs qui pourraient revenir sur « Roe », ils ont fait passer des lois restrictives dans les États, dans l’espoir que l’une d’elles soit validée un jour par la Haute Cour, dont les décisions s’imposent à tout le pays sans possibilités de recours.

Manifestation le 4 septembre 2021 à Times Square contre la loi texane interdisant l’avortement au-delà de six semaines. (Crédits : STUDIO BONOBO / Shutterstock)

Pendant longtemps, les militants ont attendu que les présidents républicains nomment à la Cour des juges conservateurs pour les assister dans cette stratégie de longue haleine. Donald Trump a exaucé leurs vœux. Ce dernier a pu en choisir pas moins de trois entre 2017 et 2020, donnant ainsi à l’aréopage une majorité conservatrice (six juges sur neuf) en mesure de mettre fin à « Roe ». « Trump n’était pas contre l’avortement sur le plan idéologique, mais comme candidat, il a compris ce qu’il devait faire », explique Jennifer Holland, professeure à l’Université de l’Oklahoma et spécialiste du mouvement anti-avortement américain. « Pour le Parti républicain, le camp anti-avortement est incroyablement utile : il apporte à ses candidats une base d’électeurs fervente et mobilisée qui leur ferait remporter une élection face à n’importe quel adversaire pro-avortement. »

Le Missouri est l’un des principaux terrains de jeu du mouvement pro-life. Avant la révocation de « Roe vs Wade », le délai minimum légal pour recourir à une IVG y était relativement long – 22 semaines après le dernier cycle menstruel (alors que la jurisprudence « Roe » garantit l’avortement jusqu’à 24 semaines en moyenne). Bien décidés à en découdre, les parlementaires anti-avortement, majoritaires à l’Assemblée législative et au Sénat de l’État, ont rivalisé d’ingéniosité pour parvenir à leurs fins. Ces dernières années, ils ont imposé des restrictions en tous genres aux patientes, comme l’obligation de consentement d’un parent ou d’un tuteur légal pour les mineures – peu importe si ledit parent est à l’origine de la grossesse non désirée – ou l’instauration d’un délai de réflexion de 72 heures avant l’opération. 

Autre méthode employée : rendre la gestion des cliniques impossible en les soumettant à des règles draconiennes, de la largeur des couloirs jusqu’à l’obligation pour les médecins d’avoir des accès (privilèges d’admission) dans les hôpitaux locaux. « La majorité des hôpitaux du Missouri sont catholiques ou religieux. Ils ne veulent pas proposer des moyens de contraception, encore moins avoir affaire à des médecins qui pratiquent des avortements », précise Mallory Schwarz, la directrice de Pro-Choice Missouri, une association qui milite pour l’accès à l’avortement. 

Résultat : seules 160 IVG chirurgicales ont eu lieu en 2020 dans l’ensemble du Missouri. Soit une chute de 97 % en 10 ans. Le nombre de cliniques d’avortement a également fondu comme neige au soleil. Début 2022, l’État n’en avait plus qu’une seule – une antenne du centre de planning familial Planned Parenthood (PP) située dans le centre de Saint-Louis, l’une des seules villes démocrates du Missouri. Le bâtiment a des allures de citadelle assiégée tant elle a été prise pour cible par l’administration républicaine. En 2019, elle a été visée par une enquête pour décider si sa licence d’opération devait être renouvelée. Les autorités sanitaires de l’État sont allées jusqu’à passer en revue les données relatives aux cycles menstruels des femmes reçues au centre pour déterminer si des avortements avaient été ratés. « En réalité, résume Mallory Shwartz, nous vivons depuis déjà quelques années dans un monde post-avortement. »

Le centre Planned Parenthood de Saint-Louis, Missouri (Crédits : RozenskiP / Shutterstock)

L’Illinois, refuge démocrate pour les femmes enceintes

Pour les femmes du Missouri qui veulent une IVG, cela signifie parfois faire des heures de route pour se rendre dans les États voisins où les règles sont moins strictes. L’Illinois, un bastion démocrate où l’avortement tardif (entre 24 et 28 semaines) est autorisé, est leur destination de choix. En 2019, Planned Parenthood a ouvert une clinique à quelques minutes de la frontière avec le Missouri pour en faciliter l’accès. Et des associations ont levé des fonds pour soutenir financièrement les patientes défavorisées, en grande partie noires et hispaniques, qui n’ont pas les moyens de se loger ou de se déplacer. Aux États-Unis, près de 40 % des femmes qui ont recours à l’IVG sont noires, le groupe ethnique qui enregistre le plus grand nombre de grossesses non désirées.

Les parlementaires du Missouri ont bien tenté d’empêcher ces voyages. En 2021, un sénateur a proposé que les lois de l’État sur l’avortement s’appliquent aussi en dehors de celui-ci dans un certain nombre de cas, y compris quand la relation sexuelle dont découle la grossesse a eu lieu sur le territoire du Missouri, mais que les parents n’y résident pas. Et en mars 2022, la députée conservatrice Mary Elizabeth Coleman, jeune figure du combat anti-IVG, a proposé d’autoriser des citoyens ordinaires à poursuivre les individus qui aident les femmes du Missouri à accéder à l’avortement dans un autre État. 

Le « centre de grossesse de crise », cheval de Troie de la lutte anti-IVG

Militante anti-avortement, Bridget Van Means ne peut retenir ses larmes en évoquant les « centaines de milliers de vies perdues » à cause de « Roe vs Wade », oubliant de préciser que mener une grossesse non désirée à terme présente plus de risques pour la santé des femmes que de pratiquer un avortement. Quinqua charismatique à la voix grave, l’Afro-Américaine dirige ThriVe, un centre de grossesse de crise (crisis pregnancy center) stratégiquement situé à quelques pas du Planned Parenthood de Saint-Louis. Dans son bâtiment moderne aux couleurs flashy, cette structure veut offrir une alternative à l’avortement. Elle permet aux femmes enceintes d’accéder à différents services (cours de parentalité, logement, soins médicaux, aide sociale…) pour les convaincre de garder leur enfant et de tourner le dos à l’IVG. « Il y a beaucoup de pressions extérieures qui conduisent une femme à mettre fin à sa grossesse. Nous ne faisons que les extraire de ces pressions – parents, petit ami… – pour qu’elles pensent par elles-mêmes, à tête reposée », explique la directrice. L’équipe, jeune et métissée, se targue de ne pas être moralisatrice – un travers qui a parfois desservi le mouvement anti-avortement, jugé trop agressif envers les femmes. « Nous adoptons une approche de bon samaritain », poursuit-elle.

Présent dans six États, ThriVe veut désormais s’étendre à tout le territoire américain. Les entités de ce type, parfois adossées à des organisations chrétiennes, sont souvent critiquées par les pro-avortement, qui les accusent d’utiliser des fonds publics de manière opaque et de se faire passer pour des centres de planning familial afin d’attirer et de décourager les candidates à l’avortement. 

Au Missouri, le site Business Insider a récemment donné la parole à une mère de cinq enfants qui a dû se rendre au Kansas pour interrompre une grossesse non désirée. En plus d’avoir eu du mal à trouver, dans de courts délais, un rendez-vous dans les cabinets de planning familial en dehors de l’État, elle a eu le malheur de contacter, sans le savoir, un centre de grossesse de crise, qui a tenté de la convaincre de garder l’enfant. Chose qu’elle ne voulait pas en raison de complications passées et de problèmes de santé qui auraient mis la vie du futur bébé en danger.

En voyant que les conversations ne menaient à rien, ses interlocuteurs lui ont envoyé plusieurs textos pour lui mettre la pression. « Je n’étais pas seulement en colère que ces inconnus me disent ce que je devais faire de mon corps. J’étais terrifiée. Je me suis demandé ce qu’il se passerait si ces gens donnaient mon numéro de téléphone à la police. Pourrais-je être arrêtée pour avoir eu recours à un avortement en dehors de l’État ? Mes enfants ont besoin de moi. Je ne pouvais pas être séparée d’eux. » Quand des saignements se sont prolongés après la prise d’une première pilule abortive, elle a une nouvelle fois été saisie par la peur. « Je devais être examinée, mais je ne voulais pas me rendre dans une salle d’urgence au Missouri. Allait-on m’arrêter ? L’idée d’être traitée comme une criminelle pour avoir fait un choix lié à mon corps pour le bien de ma famille me donnait la nausée », a-t-elle expliqué. 

Un très dangereux flou juridique

À Kansas City (Missouri), Lisa Larson-Bunnell, avocate dans un hôpital dont elle ne souhaite pas donner le nom, constate régulièrement les difficultés d’application de la « loi gâchette » qui interdit l’avortement. En cause : le flou autour de ce qui constitue une grossesse à risques et une urgence médicale, cas de figure où l’IVG demeure autorisée. La juriste cite notamment les grossesses extra-utérines. Non traitées, elles peuvent provoquer des hémorragies intra-abdominales fatales : « Les médecins ont tendance aujourd’hui à attendre que ces grossesses atteignent un stade critique pour procéder à l’avortement et être sûrs de rester dans les clous de la loi », regrette Lisa Larson-Bunnell. Une situation d’autant plus alarmante que le Missouri se classe déjà parmi les pires États pour la mortalité maternelle (42e sur 50). Concernées de manière disproportionnée par le phénomène, les femmes noires sont les plus affectées par cette nouvelle réalité. À cause de disparités dans l’accès aux soins, elles ont quatre fois plus de risques de mourir dans l’année suivant la naissance de leur enfant que les mères blanches.

Le flou subsiste aussi autour de certains médicaments comme le méthotrexate. Utilisé pour les avortements, il sert aussi à traiter l’arthrite et le cancer. « À cause de cette zone grise, les médecins mettent plus de temps à prendre des décisions. Ils se posent des questions qu’ils n’avaient pas à se poser avant, car ils craignent de perdre leur licence et leur liberté. Or, dans le cas de certaines grossesses, on sait à quel point il est important de trancher rapidement », reprend l’avocate.

Ses craintes ont été confirmées en juin dernier quand Saint Luke’s, un grand réseau hospitalier de l’agglomération de Kansas City, a annoncé la suspension de la délivrance de certains contraceptifs de peur que ses médecins ne soient poursuivis. Il est revenu sur sa décision le lendemain, après que le gouverneur et le procureur général de l’État, chargé de faire respecter les lois, ont confirmé que les pilules contraceptives étaient bien légales.

Des répercussions imprévues

Les conséquences de cette croisade anti-IVG ne se font pas uniquement ressentir dans les hôpitaux de Kansas City. Cette agglomération en forte croissance, qui abrite de nombreuses grandes entreprises et des start-up dynamiques dans la tech, les télécoms et la logistique, redoute désormais les conséquences économiques de l’interdiction. En juillet, les organisateurs d’une grande conférence universitaire ont ainsi écarté l’idée d’y tenir leur événement en raison de la loi. 

Les répercussions de cette dernière rejaillissent aussi sur les États voisins. Dans l’Illinois, à l’est, Planned Parenthood a ouvert, en janvier 2022, un centre logistique régional chargé d’organiser la venue de patientes issues d’autres États conservateurs du Midwest (Indiana, Arkansas, Kentucky…). Avec l’abrogation de « Roe », environ 14 000 visites supplémentaires sont attendues dans la clinique. Planned Parenthood a également agrandi son antenne dans le centre de Chicago, plus au nord. 

Pour limiter les déplacements des patientes, qui peuvent s’avérer coûteux pour les femmes les plus pauvres, l’organisme investit aussi dans des solutions de télémédecine et dans le développement de l’IVG médicamenteuse. « Nous nous préparons à la fin de “Roe” depuis l’élection de Donald Trump, en 2016. En le voyant nommer trois juges conservateurs à la Cour suprême, on savait que l’accès à l’avortement serait très fortement réduit, voire interdit », explique Amy Whitaker, responsable médicale de Planned Parenthood dans l’Illinois.

Les démocrates contre-attaquent

Au Kansas, à l’ouest du Missouri, c’est l’onde de choc politique que l’on ressent. Le 2 août dernier, les électeurs ont largement rejeté un amendement à la Constitution de leur État qui aurait ouvert la voie à l’interdiction de l’IVG. Un coup de tonnerre dans un Kansas pourtant très républicain. Bien que particulièrement encadré, l’avortement y reste donc légal jusqu’à la vingt-deuxième semaine de grossesse. Observant les effets négatifs de cette interdiction chez eux, de nombreux habitants du Missouri ont traversé la frontière de l’État pour soutenir leurs voisins dans ce choix. Parmi eux, le maire démocrate de Kansas City, Quinton Lucas, qui s’est attiré les foudres du gouvernement républicain du Missouri en proposant d’accorder une aide financière aux fonctionnaires municipaux qui doivent quitter l’État pour avoir recours à une IVG.

Les histoires de femmes qui tentent tant bien que mal de mettre un terme à leur grossesse dans l’Amérique « post-Roe » ont certainement joué un rôle dans la sensibilisation de l’opinion publique. En juillet dernier, les Américains apprenaient qu’une fillette de 10 ans vivant en Ohio, enceinte à la suite d’un viol, avait dû se faire avorter dans un État où il était encore légal de le faire. 


Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 26 d’Émile, paru en octobre 2022.