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Enquête - Le sport à portée de clic, un tir non cadré

Même le Covid-19 n’a pu entacher la popularité du sport, qu’on aime à regarder encore plus qu’à pratiquer. Mais la diffusion sportive en France n’a rien d’un long fleuve tranquille, entre scandales retentissants et semi-échecs à moitié avoués. Plongée dans un monde où acteurs historiques français comme challengers américains se heurtent à des difficultés que la technologie seule ne saurait résoudre.

 Par Laurence Bekk-Day (promo 18)

Photo d’illustration (Crédits : Marco Iacobucci/Epp/Shutterstock)

« C’est un très bon cru ! », s’exclame Laurent-Éric Le Lay. En ce 8 août 2021, jour de clôture des Jeux olympiques de Tokyo, le directeur des sports de France Télévisions affiche un satisfecit justifié : plus de 50 millions de téléspectateurs français ont été au rendez-vous, une augmentation de 15 % par rapport à l’édition précédente. « Ces événements rassemblent, y compris un public jeune, qu’on dit éloigné de la télévision », déclare-t-il.

Cette année, le public a en effet répondu présent, avec des audiences qui battent des records. Pour la finale de Roland-Garros, un pic à 7,6 millions a été atteint – du jamais-vu depuis 2008 –, tandis que l’édition 2021 du Tour de France a été la plus regardée de l’histoire de la compétition. Quant à la huitième de finale de l’Euro 2021, qui a vu s’affronter la France et la Suisse, elle a tenu en haleine plus de 16 millions de téléspectateurs ! De quoi faire oublier 2020, l’annus horribilis, avec ses confinements à répétition, qui a vu l’arrêt quasi complet de la plupart des événements sportifs.

L’irruption du Covid-19, avec comme conséquence une montée en puissance fulgurante du streaming, avait pu faire croire que le public se détournerait durablement d’une télévision jugée vieillissante, incapable de conquérir de nouveaux marchés. Mais grâce au sport, la vieille dame résiste. Dans un contexte d’émiettement irréversible des audiences télévisuelles et d’une segmentation tous azimuts, le sport prouve qu’il reste capable de fédérer.

Le foot sur la touche 

Malgré ces nouvelles réjouissantes, le marché a toutefois engagé depuis quelques années une mue progressive, sur fond de malaise lié aux soubresauts du monde du football, où tout ne tourne pas rond. Au mitan des années 2010, une succession d’événements a bousculé un marché que se partageaient principalement des gentlemen franco-français  : TF1, France Télévisions et Canal+. Or l’irruption de beIN Sports, en 2012, rebat les cartes. Financée par la maison-mère qatarie Al Jazeera, qui souhaite en faire une vitrine de la marque, elle met le paquet et rafle un certain nombre de contrats, dont celui de la Ligue 1 – et un certain nombre de collaborateurs – au nez et à la barbe de Canal+.

Au lancement de beIN Sports, l’abonnement est proposé à un tarif très inférieur aux standards de l’époque : 10 euros par mois. La chaîne creuse ses pertes, à hauteur d’un milliard d’euros en 2016. Un exercice ruineux, mais assumé, assure Yousef Al-Obaidly, à l’époque président de beIN Sports France : « À partir du moment où vous désirez construire une chaîne en partant de rien, vous savez que cela nécessitera d’importants investissements. Il nous a donc fallu beaucoup investir, mais cela va rapporter. »

La course à l’échalote, avec une inflation démesurée du montant des droits du foot, est lancée. Nouveau rebondissement en 2018, avec l’arrivée de la chaîne Téléfoot, propriété de Mediapro (un conglomérat sino-espagnol), qui se retrouve au cœur d’un imbroglio sportivo-financier. Au terme d’une surenchère dépassant toutes les espérances, Mediapro obtient les droits de diffusion de la Ligue 1 pour plus d’un milliard d’euros ! Un record… trop beau pour être vrai. Appâtée par cette manne inespérée, la Ligue de football professionnel (LFP) omet de vérifier la solidité des reins de l’acquéreur. Fin 2020, Mediapro se retrouve en défaut de paiement et le milliard espéré n’arrivera jamais. L’ancien directeur de la LFP, Didier Quillot, le reconnaît : « Le “business plan” de Mediapro était particulièrement compliqué. Mais nous pensions qu’au bout de deux ou trois ans, l’équilibre pourrait être atteint. Nous avions confiance. »

La crise a failli emporter dans son sillage une partie des clubs de football français, tandis qu’en parallèle de ce chambardement, peu de réelles innovations technologiques sont à signaler. C’est que réinventer la manière de regarder le sport n’a rien d’une sinécure tant il s’agit d’une pratique liée à des calendriers, des règles et des modes de fonctionnement spécifiques. Certes, Free avait espéré frapper un grand coup au lancement de sa nouvelle Freebox, en 2020, en proposant une nouveauté séduisante. Tous les abonnés, sans surcoût, pouvaient désormais accéder à l’ensemble des buts et des meilleures actions des matchs du Championnat de France en quasi-instantané, grâce à l’application mobile Free Ligue 1. Xavier Niel promettait alors « une nouvelle façon de regarder le foot ». Mais le succès reste modeste : l’application est 10 fois moins téléchargée que celle du Paris Saint-Germain, qui n’offre pourtant qu’un éventail de fonctionnalités assez restreint. Difficile de révolutionner ainsi le secteur, d’autant que la valeur d’un match repose surtout sur sa diffusion en direct.

Les Gafam peinent à entrer dans la mêlée

C’est la difficulté que rencontrent les majors américaines du streaming. Le succès du streaming de fiction, sorte de télévision « à la demande », est difficile à transposer au monde du sport. Pourtant, les Gafam, à la recherche de nouveaux horizons face à un marché qui arrive à saturation, commencent à lorgner sérieusement du côté des diffusions sportives. En besoin permanent de contenu frais pour attirer toujours plus de clients, elles font un constat évident : et si le sport était un élément clé qui les différencierait de la concurrence ? Pour s’octroyer leur part du gâteau, pourquoi ne pas calquer les recettes mises en œuvre pour le streaming de fiction : moyens illimités, contenus exclusifs, publicité sur tous les canaux et matraquage médiatique ?

Une fois n’est pas coutume, c’est Amazon qui ouvre les hostilités, réalisant plusieurs coups d’éclat qui semblent avoir pris ses concurrents à revers. La firme de Seattle s’est lancée avec frénésie dans une stratégie d’acquisition tous azimuts. En Amérique, elle a déjà aligné un milliard de dollars pour récupérer une partie des droits de diffusion de la NBA, la ligue de basket-ball américaine. Mais elle n’est pas en reste en France, où elle a établi son premier partenariat en 2019, en décrochant une partie des droits du tournoi de tennis de Roland-Garros, jusqu’alors l’apanage de France Télévisions. C’est une première en France : Amazon propose désormais en exclusivité – et uniquement à ses abonnés Prime – certains matchs. Le géant l’annonce fièrement, en s’offrant une double page dans L’Équipe et en placardant tous les abribus de Paris.

Après ce ballon d’essai réussi, l’entreprise américaine ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. En juin dernier, Amazon remportait les enchères pour les droits de diffusion de la Ligue 1 et de la Ligue 2 jusqu’en 2024. De quoi couper l’herbe sous le pied de ses concurrents directs, qui n’ont aucune offre de sport à lui opposer, et d’égratigner encore un peu plus Canal+, qui a déjà beaucoup souffert de la concurrence des plateformes de streaming américaines. Aurélien Robert, qui suit l’actualité de ces plateformes pour CNET, un site de référence sur les nouvelles technologies, l’analyse ainsi : « Le football est le sport le plus fédérateur en France, en tout cas celui qui a le plus de fidèles. On se dit donc que, si l’offre tient la route, cela pourrait faire entrer la plateforme dans une nouvelle dimension. » 

Pour acquérir ces droits, Amazon déboursera 259 millions d’euros par saison. Une somme qui peut paraître importante, mais qui s’avère finalement quatre fois moins élevée que celle que promettait le mauvais payeur Mediapro. Ainsi revus à la baisse, ces montants sont peut-être annonciateurs d’une nécessaire réorganisation du football français. Pour Jean-Pascal Gayant, économiste du sport, un déclassement de la Ligue 1 à l’échelle européenne serait même à craindre : « Les clubs français sont des entreprises qui, dans une activité normale, seraient nombreuses à mettre la clé sous la porte. Ils vont devoir dégraisser leurs effectifs et tenter de réduire leur masse salariale. Et peut-être faire passer le nombre de clubs de L1 de 20 à 18. »

Une multitude de marchés aux spécificités nationales

Surtout, ces montants n’ont rien de démesuré face à ceux déboursés outre-Manche, voire outre-Atlantique. Tous droits annuels confondus, la Premier League britannique touche un peu plus de deux milliards de dollars, tandis que la NBA, elle, en perçoit en moyenne 10 milliards. C’est peut-être là l’élément fondamental qui ralentit les Gafam américaines : la segmentation nationale du sport. Si universel soit-il, ce dernier peut aussi se montrer fondamentalement national. Les Britanniques sont fascinés par le cricket, tandis que les Américains ne s’intéressent guère à notre football, qu’ils ont baptisé « soccer » pour mieux le distinguer du foot américain, dont la majorité des Français ne comprennent guère l’attrait qu’il suscite.

Si avec Hollywood l’Amérique a réussi à imposer une certaine hégémonie culturelle, les sports favoris états-uniens n’ont pas essaimé en Europe : la Nascar, les MMA et le hockey sur glace restent confidentiels. Difficile alors pour une entreprise transnationale de se lancer dans une coûteuse acquisition de droits pour chaque pays, d’autant que les frontières demeurent étanches : la NBA intéresse peu les Français… alors qu’un show tel que Squid Game (regardé par 111 millions de comptes, en 28 jours, sur Netflix) n’a besoin d’être produit qu’une fois avant d’être diffusé mondialement. Ainsi, le pas de côté d’Amazon reste incertain et l’heure du bilan n’a pas encore sonné.

D’autant que le précédent DAZN (prononcez « di-zone »), lancée en 2015, n’engage guère à l’optimisme. Surnommée la Netflix du sport – un peu précocement –, DAZN est l’une des toutes premières plateformes de streaming exclusivement sportif. D’origine britannique et implantée dans neuf pays, elle revendiquait près de huit millions d’abonnés fin 2019… avant d’en perdre 400 000 en 2020, DAZN ayant souffert de la mise à l’arrêt du sport en direct en raison de la pandémie. Mais cette dernière ne peut à elle seule expliquer une telle contre-performance. Pour Patrick Crakes, ancien cadre de Fox Sports, la plateforme souffre du problème de la poule et de l’œuf : « Ils n’ont pas assez de clients pour atteindre la taille nécessaire afin d’acquérir du contenu. » Des sommes importantes ont pourtant déjà été englouties : en 2019, la société était déficitaire à hauteur de 1,2 milliard d’euros. À court de fonds, DAZN quadruple ses tarifs en Angleterre et se lance malgré tout en France, en plein deuxième confinement. Faute d’avoir pu acquérir du contenu français exclusif, elle tente malgré tout de faire son bonhomme de chemin avec une offre minimale – principalement de la boxe – et un tarif en conséquence : 1,99 euro par mois. Avec une telle proposition de niche, le démarrage en France de DAZN s’annonce d’ores et déjà confidentiel et son avenir, plus qu’incertain.

Le piratage fait mouche

Reste un outsider de taille, peut-être le plus dangereux : le piratage. À partir d’une simple recherche Google comprenant certains mots-clés pertinents, il est en effet très facile d’accéder à un streaming gratuit – et tout à fait illicite – de nombreuses retransmissions sportives. Foot, tennis, rugby, course automobile : en quelques clics et sans bourse délier, tout internaute peut accéder à ces contenus instantanément.

Comme toujours lorsqu’il s’agit de piratage, difficile d’estimer précisément sa portée, même si le phénomène n’a rien de marginal. La Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet (Hadopi) a tenté de le chiffrer dans un rapport rendu public en décembre dernier : elle révèle qu’en septembre 2020, 3,4 millions d’internautes auraient regardé du sport en toute illégalité, en streaming ou via un boîtier pirate. Surtout, c’est une progression de 70 % par rapport à la moyenne recensée sur l’année 2019.

Comment expliquer une telle explosion ? L’affaire Mediapro et la segmentation du marché, forçant les utilisateurs à cumuler plusieurs abonnements coûteux pour visionner un même sport, sont des arguments souvent avancés. Le monde politique a saisi la balle au bond et s’est empressé de désigner des coupables. À la publication du rapport de la Hadopi, le député LREM des Alpes-Maritimes Cédric Roussel, par ailleurs président du groupe d’études sur l’économie du sport, s’emporte : « Le dernier Classico OM-PSG a été regardé trois fois plus en streaming illégal qu’en offre légale. J’ai interrogé Roch-Olivier Maistre [président du CSA, NDLR] et Denis Rapone [alors président de la Hadopi, NDLR] sur les conséquences de l’arrivée de Mediapro dans le paysage audiovisuel. Une arrivée qui a fortement contribué à l’explosion du piratage ! ».

Le sujet est pris très au sérieux par l’exécutif. Dès 2020, l’Élysée aurait promis aux détenteurs de droits que les fournisseurs de contenus piratés seraient renvoyés dans leurs buts. Résultat : une proposition de loi, qui vise officiellement à « démocratiser le sport en France ». En y regardant d’un peu plus près, dans la section trois, on trouve un arsenal anti-piratage impressionnant, avec notamment la mise en place d’un système d’ordonnance accéléré permettant de bloquer rapidement l’accès aux sites de streaming piratant les compétitions sportives. Des agents de la Hadopi aux pouvoirs étendus seront désormais habilités à récolter des preuves en ligne et à signaler toute incartade aux ayants droit. Des mesures drastiques qui n’ont pas encore été appliquées à l’heure où nous écrivons ces lignes, la loi ayant été renvoyée à la Commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat, qui n’a pas encore statué.

Alors, fin septembre, l’Assemblée nationale a ouvert une consultation citoyenne, avec pour rapporteur Cédric Roussel, dont l’objectif est que « les propositions qu’on sera amenés à faire ne soient pas déconnectées des attentes des Français ». Le questionnaire s’intéresse notamment au montant que les Français seraient prêts à payer chaque mois pour regarder leurs événements sportifs préférés – rappelons qu’en France, les événements sportifs d’importance majeure, telle une finale de Coupe du monde, ont l’obligation d’être diffusés gratuitement –, tout en s’interrogeant : « Comprenez-vous que la valeur des droits de diffusion de la Ligue 1 soit deux fois inférieure à celle des droits de la Bundesliga et trois fois inférieure aux droits TV de Premier League ? ». Le résultat du sondage est attendu pour mi-décembre. Juste avant le lancement de la campagne présidentielle de 2022, où le sport a peu de chances de s’imposer comme l’un des thèmes majeurs. Charge alors aux acteurs français, voire américains, d’organiser le match retour pour convaincre le public. 

Cette enquête a initialement été publiée dans le numéro 23 d’Émile, paru en novembre 2021.