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Yann Algan : Comment l’individualisation de la société a favorisé le populisme

De Marine Le Pen à Jean-Luc Mélenchon en passant par Éric Zemmour, il n’y a jamais eu autant de candidats taxés de populisme que lors de l’élection présidentielle d’avril 2022. Si la définition du concept demeure très floue, l’économiste Yann Algan a tenté, avec d’autres chercheurs, d’en décrypter les ressorts dans l’ouvrage Les Origines du populisme (2019, Seuil). Professeur d’économie à HEC, ex-doyen de l’École d’affaires publiques à Sciences Po, membre du Conseil d’analyse économique et du Conseil scientifique de l’Éducation nationale, Yann Algan explique, pour Émile, comment le passage d’une société de classes à une société d’individus a favorisé la montée du populisme, de droite comme de gauche.

Propos recueillis par Louis Chahuneau et Maïna Marjany  

Crédits : Thomas Arrivé / Sciences Po

Les définitions du populisme varient selon les ouvrages ou les chercheurs. Laquelle a votre préférence ? 

Il y a plusieurs définitions du populisme, mais un de leurs points communs est ce que j’appelle le vote anti-système, c’est-à-dire la très forte défiance des individus et des citoyens vis-à-vis des institutions. Avec une crise de légitimité dans la représentation ou dans l’efficacité à apporter des réponses aux inquiétudes des citoyens. Les électeurs qui votent pour des partis anti-système ont été déçus par la capacité des politiques publiques à répondre à leurs incertitudes et aux différents risques.

Cette défiance vis-à-vis des institutions est commune aux électeurs qui votent pour des partis anti-système de gauche ou de droite, mais il est absolument central de comprendre le partage des eaux entre ces deux types de mouvance. C’est là qu’entre en jeu une deuxième dimension : la relation à autrui. Spontanément, les électeurs de partis populistes de droite seront très méfiants envers les autres. Il ne s’agit pas juste d’une défiance vis-à-vis des immigrés, même s’ils sont le totem des partis populistes de droite, qu’il s’agisse de Matteo Salvini en Italie, de l’AFD en Allemagne, d’Éric Zemmour ou Marine Le Pen en France, ou encore de Donald Trump aux États-Unis. La défiance est plus générale, elle s’exprime envers les autres : ses voisins, les homosexuels, sa propre famille…C’est un rapport anthropologique blessé à autrui et à l’altérité. 

Quelle est la différence entre le populisme de gauche et celui de droite ?

On ne retrouve pas cette blessure du côté du vote populiste de gauche. Lorsque vous vous intéressez aux électeurs d’un parti anti-système de gauche, vous constatez qu’ils partagent une très forte défiance et une grande colère envers les institutions, mais qu’ils ont une relation de confiance très élevée envers les autres. En France, les électeurs de Jean-Luc Mélenchon ont un niveau de confiance dans les autres assez similaire à ceux d’Emmanuel Macron. Cette dimension de la confiance dans les autres est centrale pour comprendre ce qui différencie ces populismes. Les partis anti-système de gauche veulent remettre radicalement en cause les institutions, mais en même temps, ils imaginent un nouveau projet de société. Typiquement, ils votent pour plus de redistribution. Cette thématique est d’ailleurs centrale et paradoxale : pourquoi les classes populaires sont-elles si peu intéressées par les questions redistributives alors qu’elles devraient normalement en bénéficier le plus ? Et pourquoi a-t-on retrouvé autant de classes populaires et moyennes déclassées dans le vote pour Trump, Le Pen ou Salvini ? Parce qu’elles pensent que la redistribution ne peut favoriser que les autres, que ce soit l’immigré, le tire-au-flanc, l’assisté, etc. L’électeur anti-système de gauche, dans la mesure où il fait confiance aux autres, pense que l’autre n’abuse pas de ce système de redistribution et que l’on peut se projeter dans un projet commun, où chaque citoyen coopère. 

Au-delà de ce rapport différent à l’altérité entre populismes de gauche et de droite, quelle est la place de l’insécurité économique et sociale dans le vote populiste ? 

De nombreux chercheurs se sont intéressés au populisme sans parvenir à appréhender le phénomène dans sa globalité. Le cultural backlash de Ronald Inglehart et Pippa Norris, qui considère que le vote populiste est le fait d’anciennes générations attirées par un retour à des valeurs traditionnelles, est incapable d’expliquer le vote populiste des jeunes. Il n’y a en réalité pas tant de différences sur le plan moral entre les jeunes et les générations plus âgées. D’un autre côté, certains économistes expliquent que le vote populisme est le fait des classes moyennes exclues des bénéfices de la mondialisation. Mais si c’était la seule conclusion, on devrait théoriquement vivre un âge d’or de la gauche. C’est pourquoi il est important d’essayer de comprendre la question de l’identité.

Ce que l’on montre dans Les Origines du populisme, c’est que le vote populiste s’inscrit dans la montée en puissance de l’individu, où chacun pense sa position sociale en des termes subjectifs. Cette montée de la société d’individus correspond à ce qu’Hannah Arendt constatait en observant le passage d’une « société de classes » à une « société de masse », au moment de la montée des totalitarismes. Dans la société post-industrielle, les individus se retrouvent beaucoup plus seuls, moins socialisés, soit dans leurs succès, leurs rêves d’autonomie et d’émancipation, soit dans leurs échecs. Lorsque le sociologue Émile Durkheim a tenté d’expliquer le suicide, il a montré que ce phénomène n’était pas uniquement lié à des raisons psychologiques, mais qu’il était aussi un fait social. Or, cette anomie sociale est spécifique à notre société post-industrielle. 

Quelles sont les caractéristiques de cette société d’individus ? 

Il y a notamment un changement très fort dans les lieux de socialisation. Bien sûr, les sociétés industrielles pouvaient être des sociétés avec un certain nombre de luttes et d’inégalités, mais les classes populaires étaient socialisées dans des entreprises. Elles avaient des luttes, des espoirs communs, on pouvait parler de « monde ouvrier », donc il existait une communauté. La société post-industrielle a fait éclater cette structuration des espaces communs : le développement des services et des nouveaux modes de travail s’est accompagné d’une plus grande solitude sociale. La relation directe au client a remplacé celle avec le collègue. Les métiers de services directs aux particuliers assurés par les artisans et les commerçants, ou encore les ouvriers non qualifiés dans les secteurs du service, ne sont plus encadrés par la densité des relations sociales qui caractérisait le modèle de l’entreprise industrielle. Ce sont ces mêmes acteurs qui sont surreprésentés dans le mouvement des « gilets jaunes » : aides-soignantes dans le privé, chauffeurs autoroutiers, un ensemble de métiers du tertiaire industriel isolés socialement, alors que les représentants des syndicats ont été tenus à distance des ronds-points.

Cette solitude se retrouve également au sein même des territoires. Dans notre société de services actuelle, ceux-ci sont concentrés dans les métropoles. Et cela s’est fait au détriment des petites villes ou des villes moyennes, qui ont subi une perte très importante des services ou d’autres lieux de socialisation. Ce ne sont pas uniquement les services publics tels que La Poste qui ont fermé, mais des cafés, des supérettes. Des lieux où les personnes pouvaient se retrouver pour échanger. En combinant la solitude au travail et la solitude territoriale, on nourrit ce rapport de plus en plus blessé à autrui. 

Comment cette double solitude nourrit-elle les relents identitaires ? 

Les êtres humains ont besoin de récits, d’éditorialisation du monde. Dans nos sociétés post-industrielles sécularisées, où les grandes idéologies collectivistes du XXe siècle se sont affaissées, les risques de perte d’emploi, les risques sanitaires dépendent du comportement des autres. Donc de la confiance que vous allez pouvoir accorder aux autres et aux institutions pour stabiliser ces risques, de votre niveau de bien-être ou de mal-être. En d’autres termes, la société de défiance est une société de l’angoisse. Auparavant, les idéologies, surtout celles du travail, dépendaient de votre classe sociale. Lorsque vous êtes dans une société d’individus, où vous êtes moins encastrés dans vos catégories socio-professionnelles, le narratif le plus simple reste celui de l’identité, parce qu’il correspond à une société post-industrielle de solitude.

Pourquoi cette défiance à l’égard des institutions est-elle croissante ? 

Lors des Trente Glorieuses, on estimait qu’en contrepartie d’un système démocratique et méritocratique, tout le monde pouvait profiter de la croissance et, d’une certaine façon, nourrir des espoirs de mobilité sociale. Ce pacte faustien s’est déchiré avec une grande stagnation économique, une vraie polarisation des emplois et une montée très forte des inégalités dans un certain nombre de pays. L’éducation ne permet plus de jouer son rôle d’ascenseur social, les dés apparaissent pipés, elle ne fait que reproduire les élites. Le fait que notre société et que nos élites ne puissent pas répondre à cette montée des attentes a aussi généré une défiance très forte envers nos institutions. 

Diriez-vous que la colère et la défiance vont être les principaux ressorts du vote pour la prochaine élection présidentielle ?

La défiance dans les institutions est très liée au niveau de satisfaction dans la vie quotidienne. La défiance envers les autres est très liée au niveau de solitude et la colère est très présente dans le vote anti-système, surtout dans le vote des partis populistes de droite. Ce qui est problématique, c’est qu’il y a une autre émotion très forte : la lassitude. Elle joue à un autre niveau, sur l’abstentionnisme. Derrière le vote, il ne faut pas oublier le poids de l’abstention [67 % au premier tour des régionales de 2021, 22 % à la présidentielle de 2017, NDLR]. Il s’agit de personnes qui ne sont plus dans le système, elles ne sont plus insérées socialement, plus en activité, elles ne sont plus dans des votes protestataires, elles ont fait sécession avec le système, ce qui présente un risque démocratique : soit ce sont des personnes qui, au dernier moment, vont basculer dans un vote identitaire très fort, par exemple pour Éric Zemmour, comme avec Donald Trump en 2015 aux États-Unis, soit il risque d’y avoir à nouveau des expressions de contestation, en dehors du cadre démocratique, qui peuvent être violentes.

Comment l’électorat de gauche réagit-il à l’influence de la thématique identitaire sur cette élection ?

Ce qui est sidérant, c’est que pratiquement aucun parti de gauche, à part La France insoumise, ne fait campagne sur les thématiques d’inégalités. Et ce n’est pas un hasard. Toute une partie des classes moyennes ou des classes populaires cherche un autre récit du monde que celui de la redistribution et se retrouve dans celui de l’identité. Est-ce que l’électorat de gauche ou les partis de gauche vont essayer de se recentrer sur un programme plus traditionnel, redistributif ? J’en doute. Je pense que si les classes populaires ont basculé du côté du vote identitaire, ce n’est pas uniquement parce qu’elles ont été trahies par les partis de gauche, mais parce que ça ne suffit plus à définir leur identité. 

La gauche pourrait pourtant travailler à un nouveau récit autour du syndicalisme du XXIe siècle, comment recréer les relations sociales dans une économie de service ou « ubérisée » ?  Mais personne n’en parle, on n’entend jamais Anne Hidalgo, par exemple, sur ce genre de champ. Résultat, toute une partie de l’électorat de gauche pourrait choisir de voter utile parce que, de toute façon, les partis de gauche n’emportent pas la mise. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ils sont si atones.


Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 24 d’Émile, paru en mars 2022.