Pauline Türk : "Il est urgent de réaménager la Ve République"
À l’heure où certains partis politiques appellent à un changement de République, Émile a demandé à une spécialiste si la Constitution actuelle pouvait encore s’adapter à notre époque. Professeure de droit public à l’Université Côte d’Azur, auteure des Institutions de la Ve République (éd. Gualino, 2021), Pauline Türk explore les pistes pour moderniser notre système politique et renouveler la confiance entre élus et citoyens.
Propos recueillis par Maïna Marjany et Laure Sabatier
À l’heure où l’on constate une abstention croissante, une montée de la défiance des citoyens vis-à-vis de leurs représentants, pensez-vous que la Ve République est à bout de souffle ?
La “crise” est une donnée inhérente à la démocratie représentative, depuis ses origines. La défiance envers le politique dont vous parlez n’est pas spécifique à la France, ni à la Ve République. Elle met en cause, au XXIe siècle, les fondements mêmes de la représentativité, la nature des rapports qui lient les gouvernants et les gouvernés. Cela dit, la Ve République présente des défauts réels : insuffisance des contrepouvoirs ; découplage entre l’autorité (celle du président) et la responsabilité (celle du gouvernement) ; distorsion entre la pratique institutionnelle et les dispositions de la Constitution. On a là de véritables problèmes qu’il faut résoudre et la Ve République doit être réaménagée.
Elle l’a été insuffisamment en 2008. Cela fait des décennies que l’on achoppe sur une alternative : basculer dans un régime de type présidentiel, ce qui n’est plus un tabou, mais n’est pas sans risques ; ou bien, comme le souhaitent les partisans de la VIe République, établir un régime parlementaire de type primo-ministériel [régime où le Premier ministre détient le pouvoir exécutif et où le chef de l’État a un rôle essentiellement protocolaire, NDLR] à l’allemande ou à l’anglaise. Je ne suis pas convaincue par cette dernière proposition, parce qu’elle remet en cause des acquis réels de notre système politique, obtenus après beaucoup de tâtonnements : la stabilité du gouvernement, l’efficacité de l’exécutif, notamment. Surtout, un tel projet est peu compatible avec l’élection du président de la République au suffrage universel direct telle que nous la pratiquons et à laquelle les Français sont très attachés. Je crois donc, à l’inverse des partisans de la VIe République, qu’il est urgent de conserver la Ve République ! Et de la réaménager.
Si on conserve les institutions de la Ve République, qui dispose donc, selon vous, d’un certain nombre de qualités et permet une stabilité politique, quelles sont les réformes à envisager ?
Je pense qu’il faut assumer l’hybridation de notre régime actuel, la typologie classique des régimes politiques étant dépassée, et consacrer dans le texte constitutionnel la logique présidentialiste qui le gouverne. Bien entendu, cela ne peut se faire qu’à condition de rebâtir un nouvel équilibre institutionnel avec le Parlement, y compris l’opposition parlementaire. Il faudrait commencer par clarifier la question du partage des responsabilités au sein de l’exécutif et consacrer l’autorité du président de la République, qui n’est plus seulement un arbitre, en réécrivant les articles 5, 20 et 21 de la Constitution comme l’avait proposé le Comité Balladur, en 2007.
Vient ensuite la question de la durée du mandat présidentiel : je propose un septennat “sec”, c’est-à-dire non immédiatement renouvelable. Cela permettrait d’assurer la mise en œuvre du programme présidentiel, le temps d’un seul mandat, mais pleinement “utile”, car non amputé de plusieurs années consacrées à la préparation de la réélection. Il me semble qu’il faut éviter que le président de la République se “préministrise” en abîmant son quinquennat, comme il le fait en intervenant beaucoup dans le jeu politique, parce qu’il est candidat à la réélection. D’aucuns diront que la non-rééligibilité signifie l’absence de responsabilité. Mais on a déjà admis ce principe de non-rééligibilité après deux mandats, en 2008.
La responsabilité du président peut et doit aussi s’exercer par d’autres mécanismes, à l’instar du référendum, des élections législatives et des autres rouages permettant de “ tester” la confiance des Français, appelés à davantage participer, sous différentes formes. Évidemment, une telle proposition laisse imaginer un possible retour de la cohabitation pour deux années, du fait d’un découplage entre la durée des mandats du président et des députés. On peut l’assumer, dans une logique de transition et de contrepouvoir, si les Français ont souhaité cette configuration.
Quelle serait la place du contrôle parlementaire dans cette Ve République “présidentialisée” ?
Si on veut acter la logique présidentialiste de la Ve République, il faudra renforcer le contrôle parlementaire. La réforme de 2008 a initié sa revalorisation, fondée sur le rôle des commissions permanentes, des commissions d’enquête et le renforcement des moyens d’information et d’évaluation des assemblées. Mais il faut tirer les conséquences de l’échec de la “semaine mensuelle de contrôle” prévue par l’article 48 de la Constitution, du manque d’écho donné aux travaux d’enquête et d’information ou des difficultés des assemblées à exercer un contrôle dans certains domaines sensibles, surtout en période de crise. Il faut mieux coordonner les initiatives des deux assemblées et je crois utile aussi de doter celles-ci d’organismes extérieurs dédiés à la production sur commande d’études, de statistiques, de données précises et chiffrées sur tous les sujets, sur le modèle du National Audit Office à l’anglo-saxonne.
Cela permettrait aux parlementaires d’avoir du répondant face aux services ministériels. Nous sommes assez réticents à ce sujet en France, d’autant que le Parlement peut compter sur l’expertise de la Cour des comptes et des services des assemblées, mais en réalité, ces dernières commandent déjà des études ponctuelles à des organismes publics ou privés, à des cabinets d’audit… En augmentant et en institutionnalisant ses capacités d’expertise pour plus de précision et de réactivité dans la préparation de contre-propositions et d’évaluations, le Parlement serait en mesure de porter la contradiction plus efficacement face au gouvernement et de se faire davantage entendre. Les faiblesses du contrôle parlementaire pendant la crise sanitaire ont démontré également l’importance de cette expertise autonome sur des enjeux sensibles et techniques, pour lesquels les ministères ont un coup d’avance par rapport aux parlementaires.
Quel regard portez-vous sur l’injonction croissante de l’intégration des citoyens à la vie politique en dehors des élections ?
Il me semble que cette injonction est liée à deux phénomènes. Le premier est plutôt négatif puisqu’il s’inscrit dans la défiance accrue envers les élus. Il est le signe de la nécessité de restaurer la confiance et des solutions ont déjà été apportées, à l’instar de la loi Transparence de 2013 ou de la loi Confiance de 2017. Il convient d’approfondir les efforts de moralisation de la vie politique : les immunités et inviolabilités sont mal comprises ; les conflits d’intérêts doivent être mieux détectés ; les cas de “pantouflage” raréfiés ; la déontologie promue, pas seulement du côté des parlementaires, mais aussi du gouvernement, et d’ailleurs des collectivités territoriales. Mais il y a un second aspect, plus positif, qui tient dans l’émancipation de l’individu, son “empowerment”, son aspiration à être un citoyen actif en dehors du moment électoral. Cela est lié aussi à l’évolution de la société dans laquelle nous vivons, à l’heure des réseaux sociaux, de la facilitation des échanges et de la prise de parole, de la promotion du rôle de la “société civile” dans la vie politique.
Vous appelez à concilier les nouvelles formes de démocratie et le renforcement du rôle de représentation des élus. Quelle place occupe le numérique dans ce processus ?
Rappelons-nous le rêve de démocratie directe de Jean-Jacques Rousseau, organisée autour d’un corps de citoyens réunis en agora pour décider collectivement des affaires de la cité. Jusqu’alors, une telle démocratie ne pouvait être qu’imaginée, dans des États trop grands, où les populations étaient trop nombreuses et trop occupées pour se réunir régulièrement. Mais les technologies numériques pourraient permettre de concrétiser ce projet. Certains imaginent déjà des plateformes collaboratives permettant à tous de se réunir en un même lieu – virtuel – pour délibérer et décider des propositions à promouvoir. D’autres lancent déjà des expérimentations, tels les partis pirates dans l’est de l’Europe, en Allemagne ou en Autriche. D’autres travaux connaissent un regain d’intérêt, tels ceux de Bryan Ford relatifs à la “démocratie délégative”, fondée sur un système très fluide de délégations à des personnes différentes selon les sujets, selon les moments, révocables à tout instant, que les technologies numériques rendent praticables. Enfin, je crois qu’il ne faut plus avoir peur de l’initiative citoyenne. Il faudra bien créer ce fameux référendum d’initiative citoyenne en France, manqué lors de la réforme constitutionnelle de 2008, permettant par exemple à 500 000 personnes de porter une initiative et d’en obtenir le vote par voie de référendum, sous réserve de conditions à prévoir.
À l’aube de ces changements technologiques et sociaux, dans quelle direction devons-nous faire évoluer notre Constitution ?
Elle fonde notre pacte social et ce n’est pas seulement un texte fondamental qui organise les institutions politiques et garantit nos libertés. La Constitution porte aussi un projet de société, comme le montrent ses tout premiers articles. Et je peine à imaginer comment, contrairement à de nombreuses Constitutions dans le monde, la nôtre pourrait continuer à ignorer certains sujets majeurs, au XXIe siècle, pour nos sociétés humaines. Ainsi, il me semble qu’il devrait être fait mention de la société numérique et de ses enjeux. Par exemple, sous la forme d’une disposition générale relative à l’inclusivité de la société numérique et au droit de chacun d’y participer, ce qui conditionne l’égalité entre les individus et l’effectivité de nombreux droits.
Ou, dans un format plus ambitieux, à défaut d’une charte du numérique – qui présente sans doute plus d’inconvénients que d’avantages –, reconnaître certains droits précis (tels le droit à la libre communication numérique, le droit à la protection des données ou, sur le modèle allemand, le droit à l’autodétermination informationnelle, c’est-à-dire le droit de chacun à disposer d’un droit de regard quant au devenir des données qu’il génère dans l’espace numérique) pourrait avoir du sens. Compter sur le droit européen pour pallier le silence de notre Constitution et espérer pouvoir continuer à interpréter la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 pour y trouver des réponses à des problématiques complètement nouvelles ne me semble pas, pour l’avenir, suffisant.
Surtout compte tenu des enjeux, pour nos démocraties, du recours à l’intelligence artificielle dans les services publics ou des conséquences de la désinformation dans le débat public, parmi de nombreux exemples. Un deuxième point mérite attention, selon moi. Notre Constitution est l’une des rares qui ne fasse aucune mention des autres formes de vie, y compris dans la charte de l’environnement qui lui est adossée depuis 2005. Je sais bien que c’est un sujet très sensible en France, mais si l’on s’intéresse au futur de nos sociétés humaines, on ne peut plus ignorer que l’être humain et son avenir sont dépendants des autres formes de vie qui l’entourent. Je pense que le débat politique et constitutionnel devrait s’ouvrir davantage à ces questions.
Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 24 d’Émile, paru en mars 2022.