Sylvie Bermann, Vladimir Fédorovski : “Poutine n’est pas irrationnel, il a sa propre logique et c’est encore plus dangereux”
Le 24 février dernier, la Russie envahissait l’Ukraine et plongeait l’Europe dans une crise diplomatique majeure. Émile a mobilisé plusieurs personnalités pour en analyser les ressorts. Dans un entretien croisé, Sylvie Bermann, ancienne ambassadrice de France en Russie et Vladimir Fédorovski, ex-diplomate russe et auteur, décryptent les racines du conflit et les objectifs de Vladimir Poutine.
Propos recueillis par Louis Chahuneau et Camille Ibos
Vladimir Fédorovski, vous êtes à la fois ukrainien par votre père et russe par votre mère. Comment vivez-vous ce conflit à distance ?
Vladimir Fédorovski : C’est un déchirement et le sentiment d’un très grand échec. Mon père était un très grand Ukrainien et dans ma famille, 11 personnes – six Ukrainiens et cinq Russes – ont été tuées au front pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce que je déteste le plus, c’est la guerre. À la fin de la guerre froide, puis en soutenant la création d’accords de non-prolifération, j’ai travaillé toute ma vie en faveur de la paix ; mais rien ne reste ! Le but de ma vie était d’être un trait d’union entre l’Europe et la Russie, or nous sommes en train d’assister, à mon sens, à une rupture définitive entre elles.
Sylvie Bermann, lors de votre mandat d’ambassadrice en Russie, vous aviez notamment pour mission de réconcilier les milieux d’affaires français et russes dans le contexte des sanctions économiques mises en place par l’UE et les États-Unis après l’annexion de la Crimée. Comment navigue-t-on entre devoirs d’ambassadrice et tension permanente ?
Sylvie Bermann : Ce que doit faire un ambassadeur, au-delà de défendre les intérêts et la position de son pays, c’est de travailler à établir la meilleure relation bilatérale possible. Quand il y a des difficultés sur le plan politique, c’est comme ça, mais il faut développer tous les autres aspects – économique, scientifique, culturel… Je me suis rendue dans beaucoup d’endroits avec une présence française forte, puisque la France était à l’époque le premier employeur en Russie. Je suis allée à l’usine Renault, à l’inauguration d’un terminal de gaz liquide construit avec Total… Tout cela est un peu détruit pour les années à venir, mais je pense que le rôle d’un ambassadeur, c’est de tisser des liens avec tout le monde, et je l’ai fait aussi avec des personnalités politiques, des écrivains, des artistes, des oligarques. Je suis, par exemple, intervenue quand Oleg Sentsov, un réalisateur ukrainien, a été arrêté [et condamné à 20 ans de prison pour son opposition à l’annexion de la Crimée, NDLR]. J’ai aussi remis une médaille à Kirill Serebrennikov [un metteur en scène et cinéaste russe critique du pouvoir, NDLR]. Quant à savoir comment l’a vécu le Kremlin, je n’en sais rien. J’aimais la Russie et je pense que cela s’est senti. J’aime d’ailleurs toujours ce pays, pas son régime, et je trouve ça tragique, non seulement pour les Ukrainiens mais aussi pour les Russes. Je pense que ce pays va devenir un pays paria, et qu’un rideau de fer étanche peut pousser les jeunes à se rallier à Poutine, parce qu’on leur aura dit que si leur pays s’appauvrit, c’est à cause des sanctions occidentales. Je ne me prononce pas sur ces sanctions-là, mais celles du passé étaient une erreur.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie intervient après des années de tensions, notamment avec l’annexion de la Crimée, en 2014. Comment expliquer cette escalade ?
V. F. : J’ai connu Poutine à l’époque d’Anatoli Sobtchak, alors maire de Saint-Pétersbourg, qui avait engagé ce jeune agent du KGB pour filtrer les visites dans son antichambre. Pendant longtemps, Poutine est resté un employé du KGB avant de monter en grade, grâce à sa loyauté absolue. Quand il est devenu cogestionnaire de la ville de Saint-Pétersbourg, il était, comme tous les Russes à l’époque, pro-occidental. Il était convaincu qu’il existait pour la Russie un avenir européen et une opportunité de symbiose avec l’Allemagne. Mais ses attentes envers l’Occident étaient exagérées, au point de vivre l’indifférence comme une humiliation. Le philosophe Alexandre Zinoviev l’a très bien formulé en disant qu’en voulant viser le communisme, on avait tiré sur la Russie. Poutine n’est pas un paranoïaque. Ce n’est pas quelqu’un d’irrationnel. Je pense, et c’est encore plus dangereux, qu’il a sa propre logique. On parle de quelqu’un qui a été choisi totalement par hasard, pour sa prétendue faiblesse et qui, de supposée marionnette des oligarques, est devenu marionnettiste. Une fois arrivé au pouvoir, il a été grisé et a commencé à considérer qu’il avait été envoyé par la Providence, non pour assurer la renaissance de l’Union soviétique, mais pour garantir la grandeur de la Russie. Nous y sommes.
S. B. : En Russie, beaucoup disent qu’il y a eu, concernant Vladimir Poutine, cinq phases qui correspondent chacune à un mandat. J’étais déjà en Russie à l’époque de Gorbatchev et j’avais été frappée par le discours, très pro-occidental et pro-américain, que Poutine avait prononcé au moment de l’attentat contre les tours jumelles. Il y faisait une proposition d’alliance et de solidarité qui n’a même pas été écoutée. Je pense qu’il est facilement vexé et humilié quand on ne le prend pas en considération. Or, il est vrai que lors de la période Eltsine, les Occidentaux ne tenaient plus compte des positions de la Russie, non par volonté d’humilier, mais parce que c’était un moment de véritable retrait diplomatique de leur part. Vladimir Poutine, depuis son arrivée au pouvoir, a eu pour souci de restaurer le rang de la Russie. Il a tout réussi, jusqu’au 23 février : il avait gagné la guerre en Syrie, les ambassadeurs des pays arabes nous disaient que Moscou était devenue leur nouvelle Mecque, mes collègues africains m’avaient confié, après le sommet de Sotchi, à quel point Poutine était populaire en Afrique… Il avait tout gagné ! Il avait même obtenu que l’Ukraine ne devienne jamais membre de l’OTAN. Mais il s’est entêté dans ses obsessions, l’une étant la trahison de l’Occident qu’il qualifie « d’empire du mensonge », l’autre étant que l’Ukraine n’ait pas d’existence propre en tant que nation et doive faire partie de l’empire russe.
Pourquoi, alors, avoir attendu le 24 février 2022 pour déclencher l’offensive ?
S. B. : Autrefois, Poutine arbitrait entre les structures de force – l’armée, la police, les services de renseignement – et quelques libéraux, par exemple Alexeï Koudrine. Mais aujourd’hui, Koudrine dit qu’on ne peut plus lui parler, qu’il n’écoute plus personne. Je me souviens de la cérémonie de remise de mes lettres de créance, en 2017 : il m’a parlé du discours de la Sorbonne du président et a dit à mon collègue américain que le temps était venu de reprendre les relations avec les États-Unis.
Je l’ai vu à Saint-Pétersbourg avec Emmanuel Macron, je l’ai vu à Brégançon ; il n’était pas, à ce moment-là, dans une logique de guerre. C’était un dur, ça a toujours été un dur, mais il était prêt à faire quelques concessions, comme à Paris, en décembre 2019, lors du format Normandie. C’était la première fois qu’il rencontrait Zelensky. On sentait, toutefois, qu’il n’avait jamais digéré l’indépendance de l’Ukraine. Lors d’un dîner à Brégançon, nous avons discuté de la Syrie, un sujet sur lequel nous étions en désaccord, et il nous est apparu totalement professionnel.
En revanche, dès qu’on a abordé le sujet de l’Ukraine, il a basculé dans le registre émotionnel. Mais contrairement à ce qu’on écrit, je ne pense pas qu’il ait planifié cette guerre depuis des années. Au contraire, depuis qu’il s’est renfermé sur lui-même, notamment pendant la crise du Covid-19, ce qui représente une sorte de ghetto mental, il n’a fait que lire des livres d’histoire. Lui qui ne se repose que sur les informations du FSB, n’utilise ni téléphone portable ni internet, était très mal informé sur l’état d’esprit des Ukrainiens. Il était convaincu que dans des villes comme Kharkiv ou Odessa, et même ailleurs en Ukraine, l’armée russe qu’il avait envoyée avec des uniformes de parade dans la besace serait accueillie avec des fleurs.
V. F. : Un jour, il faudra raconter comment se sont passées les journées qui ont précédé sa décision. Selon moi, lorsqu’il a vu Emmanuel Macron le 7 février, sa décision n’était pas prise et tout a basculé entre le 12 et le 17 février. Poutine a tout d’abord été grisé par ses succès : il avait géré lui-même les émeutes de janvier 2022 au Kazakhstan, où la situation s’est réglée en quelques jours. Il a misé sur cette audace insensée et est allé dans ce sens-là en croyant à une opération courte après laquelle il pourrait négocier avec les Occidentaux. Mais quelque chose, en février 2022, a dû accélérer sa prise de décision de manière vertigineuse : je pense notamment à un document ultra-secret qui montrait que les Ukrainiens s’apprêtaient à attaquer le Donbass. Tous les experts s’accordent à dire que l’armée ukrainienne aurait écrasé les séparatistes en moins de 24 heures.
Vladimir Poutine serait donc mal ou peu informé ?
S. B. : Cette guerre demeure, quoi qu’il en soit, celle de Poutine car c’est lui qui l’a décidée. On a vu, quand il a rencontré son Conseil de sécurité, qu’il a mis en scène, que ses membres étaient tout de même très embarrassés, quand ils n’étaient pas humiliés, comme Sergueï Narychkine, le patron du renseignement. Le pouvoir russe a une très bonne connaissance du monde, y compris de la Syrie, mais il ne connaît pas l’Ukraine, car il considère justement en savoir beaucoup intuitivement, en raison de son ancienne appartenance à l’Union soviétique. Poutine n’était pas non plus informé de l’état de sa propre armée, fier qu’il était de ses armes supersoniques et de ses missiles. Il a donc été mal conseillé avant le début de la guerre et je ne sais pas quelles sont, aujourd’hui, les informations qui remontent vers lui. Je pense que les gens ont peur de lui apporter des nouvelles qu’il n’aimera pas entendre : des rumeurs, dont je ne sais pas si elles sont fondées, font état de plus de 150 licenciements au sein du FSB. Ceci étant dit, il voit que Kiev n’a pas été prise et il doit se sentir humilié. Le premier but de cette guerre était de renverser Volodymyr Zelensky et de prendre le contrôle de Kiev. Dans sa déclaration, non pas de guerre, car, selon lui, ce n’est pas une guerre, il écrit qu’il ne veut pas occuper l’Ukraine, mais libérer le Donbass et éliminer la « junte nazie »… mais son armée a pris l’aéroport d’Hostomel, qui permettait justement de marcher sur Kiev ! Il s’est donc replié sur le but de guerre affiché : libérer le Donbass de périls inventés, comme le nazisme et le génocide.
Comment, alors, sortir d’une guerre basée sur la désinformation ?
V. F. : On est devant trois possibilités, qui me semblent toutes possibles. La première, celle qui m’inquiète le plus, est celle d’une guerre mondiale. Je pense que personne ne le désire, mais que des dérapages sont possibles, notamment à cause des 16 stations nucléaires en Ukraine [15 réacteurs nucléaires, NDLR]. On a banalisé les termes de « guerre nucléaire » aujourd’hui. La deuxième, c’est la crise. Je prédis la famine en Afrique, la crise en Allemagne et, si la fermeture du robinet de gaz russe contamine l’Europe, une flambée des prix avec des conséquences dramatiques. La troisième possibilité, et la seule issue pour moi, ce sont les négociations. Je suis très sceptique sur le résultat des sanctions occidentales. Les Russes ont vécu, sous Eltsine, 10 fois moins bien que sous Poutine et c’est un peuple très résilient. Certains Russes considèrent d’ailleurs ces sanctions comme un cadeau de Dieu qui leur permettra d’en finir avec le système oligarchique.
Je crois encore moins à l’hypothèse américaine selon laquelle les oligarques vont organiser un complot ou que le peuple de Russie va se révolter, car les gens croient à la propagande. Je discute aussi beaucoup avec des personnes qui souhaitent la dislocation de la Russie et la défaite de Poutine, mais je ne crois pas à cette issue : moi qui détestais Poutine avant tout le monde, je pense que son alternative la plus crédible, ce sont les radicaux ultra-nationalistes. Quant à lui, même mis dos au mur, il ne reculera pas. Les négociations sont la seule solution.
Les Européens pourraient proposer une forme de plan Marshall de l’Ukraine qui deviendra une sorte de symbole de reconstruction d’un État démocratique et un accord pourrait être trouvé pour sauver la face des uns et des autres. Poutine est quelqu’un de psychorigide, qui a dit il y a quelque temps : « Le monde sans la Russie, ça ne m’intéresse pas. » Il faut donc que chacun puisse avoir une porte de sortie, la solution sur le long terme n’est pas que quelqu’un perde et que quelqu’un gagne. Il faudrait, dès maintenant, lancer des perspectives positives, un « plan Marshall » à destination de l’Ukraine serait une manière d’accélérer le processus de paix.
Que faudrait-il pour garantir le succès de ce processus de paix ?
S. B. : Généralement, un cessez-le-feu sur le terrain intervient quand une partie considère qu’elle a gagné suffisamment et que l’autre estime qu’elle risque de perdre davantage. Ce fut le cas lors des accords de Minsk, en 2015, lesquels n’étaient pas dans l’intérêt des Ukrainiens, qui venaient de subir une déroute militaire. Aujourd’hui, il n’y a pas de négociation possible vu la situation sur le terrain : les Ukrainiens non plus ne veulent pas négocier, car ils ont l’impression de pouvoir gagner davantage. Poutine, de son côté, devra de toute façon afficher des résultats. À ce titre, le 9 mai, qui correspondait en Russie à une grande parade militaire de succès patriotique et de victoire contre le « nazisme », a représenté une échéance importante.
Les négociations, dont je pense qu’elles constituent la seule issue au conflit, ne seront pas possibles tant que, sur le terrain, un équilibre ne sera pas atteint, les rendant souhaitables et pour Zelensky, et pour Poutine. On entend beaucoup les Occidentaux dire « il faut continuer à se battre », mais ce qui est important, c’est que ce soient les Ukrainiens qui décident, pas les Américains ni l’OTAN. Il est tout à fait légitime de fournir des armes aux Ukrainiens, car ce conflit est le résultat d’une agression et de crimes de guerre, ainsi, sans doute, que de crimes contre l’humanité. En même temps, il s’agit de ne pas les encourager à continuer la guerre si telle n’est pas leur décision, car cela engendrera des victimes civiles supplémentaires.
À ce titre, quel rôle la France doit-elle et peut-elle jouer dans la résolution du conflit ?
S. B. : La France pourra jouer un rôle important. Elle assure la présidence de l’Union européenne jusqu’au 30 juin et nous verrons où nous en serons à ce moment-là. Je pense qu’Emmanuel Macron a eu tout à fait raison d’aller voir Poutine au moment où il l’a fait, pour discuter de la relance des accords de Minsk qui, n’étant pas de bons accords pour l’Ukraine car conclus après une défaite, ne fonctionnaient plus depuis longtemps. Le président de la République a ensuite tenté, avec Olaf Scholz [le chancelier fédéral allemand, NDLR], de faire ouvrir des couloirs humanitaires. Mais il ne va pas appeler Vladimir Poutine tous les trois ou quatre jours non plus et je pense qu’en ce moment, cela ne servirait à rien : Poutine est déterminé à aller de l’avant. Le moment venu, la France et l’Union européenne auront néanmoins toutes deux à intervenir : si Zelensky demande le statut de neutralité, il faudra des garanties de plusieurs pays, comme la France, en tant que membre du Conseil de sécurité de l’ONU, Israël qui s’était proposé pour organiser une rencontre bilatérale Poutine-Zelensky, ou encore la Turquie ou l’Allemagne… Comme mentionné par monsieur Fédorovski, l’Union européenne aura également un rôle à jouer dans la reconstruction de l’Ukraine.
Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 25 d’Émile, paru en juin 2022.