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Grand Écrit - Roger Peyrefitte et la fin des ambassades

Sciences Po a accueilli nombre de futurs écrivains. Certains sont restés confidentiels, d’autres comme Jean Cocteau, Paul Claudel ou encore Marcel Proust se sont imposés sur la scène littéraire française. Dans cette chronique, les historiens Emmanuel Dreyfus (promo 91) et Pascal Cauchy retracent le parcours de Roger Peyrefitte. Qui était cet écrivain et ambassadeur, à l’origine de plusieurs scandales ?

Par Emmanuel Dreyfus (promo 91) et Pascal Cauchy

Roger Peyrefitte. Crédits : AFP

Peut-on réussir Sciences Po, puis le concours du quai d’Orsay, se faire rappeler de l’ambassade d’Athènes parce qu’on a disputé un éphèbe à un amiral grec, reprendre sa carrière sous le régime de Vichy, se faire épurer à la Libération et réintégrer par le Conseil d’État, obtenir le prix Renaudot en racontant ses premiers émois dans des lycées catholiques de garçons, abandonner définitivement la Carrière pour la Littérature ? Peut-on ensuite répéter dans ses romans avec de vagues clefs qu’à peu près tout le monde, dans le corps diplomatique et l’église catholique, aimer les jeunes gens, ne pas détester les filles, pourvu qu’elles soient jeunes et spirituelles, être le premier compagnon du mari d’Amanda Lear, acheter une boîte de nuit, y monter un magazine, en faire un pilier du mouvement de libération homosexuelle et en devenir une figure militante, mourir enfin à peu près oublié et ne plus être réédité ?

Oui si l’on s’appelle Roger Peyrefitte, aîné et contemporain encombrant de son homonyme, l’écrivain et ministre Alain Peyrefitte. Mais Roger seul a fait Sciences Po.

Il en reste dans La Fin des Ambassades des portraits d’anciens camarades, la rue Saint-Guillaume apparaissant plus comme un club de gens généralement spirituels que comme un lieu de révélation intellectuelle. Comme son sens du réseau et son goût du scandale, la chronique que fait Roger Peyrefitte de la Marche à la Guerre résonne de façon très contemporaine. Avec le narrateur, dans Paris inquiet, dans Paris en drôle de guerre puis à Vichy, on s’amusera ou s’attristera de ses rencontres d’anciens Sciences Po, l’ambassadeur d’Albanie, prince Ottoman et beau-frère du roi Zog, un faux noble breton qui trouve enfin à Vichy l’occasion d’une carrière, et un aristocrate polonais chassé de sa patrie qui s’apprête à combattre.


EXTRAITS


La Fin des Ambassades, p.15

Le ministre d’Albanie, ancien camarade de Georges aux Sciences politiques, avait trouvé grâce, en revanche, aux yeux de ses collègues. Elle était flattée de connaître une Altesse Impériale de cette rareté, puisqu’il était une des fils du Sultan Rouge. La finesse de cet Oriental faisait contraste avec une si formidable ascendance. Il avait mené d’abord une vie effacée, étudiant le droit et le persan, au sortir de l’Ecole. Après la déconfiture de l’Abdul Hamid Estate Compagny Limited, qui avait espère recouvrer les biens immenses de ce sultan célèbre, il s’était consolé en épousant une des sœurs du roi d’Albanie. Ce dernier l’avait nommé son ministre dans notre capitale. Mais le prince s’était piqué de donner une leçon de conservatisme musulman à un souverain et à des belles-sœurs qu’il jugeait un peu trop agités. On ne vit sa femme nulle part, même pas aux dîners qu’il offrait dans sa légation.

« Comment va la princesse ? demandait anxieusement Mlle Crapote.
- La princesse va bien, répondait-il avec son air de César du Bosphore.
- Où peut-elle être donc ? murmurait Mlle Crapote à l’oreille de Georges.
- A la cuisine ou au harem. N’épousez jamais un prince turc. »

Faute de pouvoir parler de la princesse, Mlle Crapote se rattrapait en parlant de la  reine. Il ne lui arrivait pas tous les jours d’être à une table où l’on pût aborder familièrement de tels sujets de conversation. «  La reine Géraldine paraît jolie, dit-elle un jour avec un zézaiement plus gracieux que de coutume, mais entre nous, monseigneur, est-elle intelligente ? » Le prince sursauta, tout impassible qu’il était, et répondit en s’inclinant vers elle : «  On ne demande à une femme que d’être jolie. »


La Fin des Ambassades, p.154

Mais quel était ce personnage qui venait à lui sur l’esplanade, en lui faisant de grands signes joyeux ? Il eut peine à reconnaître un de ses anciens camarades des Sciences politiques, qui n’avait que ce trait de commun avec le Polonais, rencontré durant la « drôle de guerre ». C’était un Breton qui, après avoir ajouté à son patronyme un nom à particule, avait arboré, un beau matin, le titre de marquis, d’où il resta surnommé « le faux marquis ». On avait le sentiment qu’il était venu à l’école de la rue Saint-Guillaume pour se faire des relations ; mais elles ne lui avaient pas été très utiles. Il y avait fréquenté quelques années, n’avait pas obtenu de diplôme et nul ne savait ce qu’il faisait. On le revoyait devant les buffets des grands mariages, devant ceux des ambassades aux fêtes nationales, devant les cortèges des grands enterrements. Il semblait n’y connaître personne, mais son aspect étant devenu familier, personne ne s’étonnait de l’y voir. Un melon déteint, un costume puce, un monocle, un air aristocratiquement fatigué lui servaient de laisser-passer. Aujourd’hui, son melon était neuf, son visage vermeil, sa tenue pimpante ; la francisque de maréchal brillait à sa boutonnière.

- Comment ! Dit-il à Georges, après les premières congratulations, vous ne saviez pas que j’étais au cabinet du maréchal ?


La Fin des Ambassades, pp. 61-62-63

« Un jour, devant la grille des Tuileries, Georges reconnut, dans un grand garçon, long comme un jour sans pain et affublé d’un curieux uniforme, un de ses plus chers amis des Sciences politiques. C’était un Polonais qu’il n’avait pas revu depuis leur départ de l’Ecole, un de ces seigneurs de la vieille Europe qui venaient recevoir rue Saint-Guillaume les leçons du libéralisme et du traditionalisme français. Spirituel, brillant, intelligent, il avait en outre séduit Georges par une sorte de lumière intérieure, faite de pureté. C’étaient un peu de ces mêmes choses qui l’avaient séduit plus tard dans le Rudolph d’Athènes et il était doublement ému de retrouver aujourd’hui ce jeune homme, chassé de son pays par le Rudolph nouveau. Il avait pensé souvent à cet ami lointain, durant les événements de septembre. Même s’il avait été d’avis que la Pologne causait le malheur de l’Europe , il savait que l’on peut condamner un gouvernement sans condamner un peuple. Il savait que le peuple polonais n’était pas plus responsable de la guerre que le peuple français et qu’il payaient l’un et l’autre les fautes d’un Daladier ou d’un Beck. Le jeune Polonais devait le savoir également, puisqu’entré dans le journalisme, il avait fait contre Beck une campagne acharnée. Les deux anciens camarades étaient loin de leurs insouciantes années de jeunesse et ce furent pourtant celles-là qu’il leur plut d’abord d’évoquer.

- Cher Georges ! Souviens-toi comme tu me faisais enrager avec les petits vers de Voltaire :

Le sage… voit, sans être surpris,

Trois Etats polonais doucement envahis.

Cette fois, ils l’ont été moins doucement. Je n’eus que le temps de me cacher. Les Russes mettaient le feu à ma maison, un quart d’heure après leur entrée en guerre. C’est l’inconvénient d’avoir des terres en Galicie. »

Cette chronique a initialement été publiée dans le numéro 25 d’Émile, paru en juin 2022.