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Wagner en Afrique, l'autre guerre du Kremlin

Moscou a lancé, ces dernières années, une vaste opération d’influence sur le continent africain et se pose désormais en contrepoids des puissances occidentales, au premier rang desquelles la France. Comment ce basculement anti-impérialiste s’est-il opéré ? Analyse, de la Libye au Mali, en passant par la Centrafrique et le Soudan.

Par Mathieu Olivier

Membres de la société russe Sewa Security, chargée d’assurer la garde rapprochée du président centrafricain Touadéra, en 2018, à Berengo (Crédits : AFP/Florent Vergnes).

Il est environ midi quand le bruit des rotors alerte les usagers du marché de Moura, localité d’un peu plus de 10 000 âmes dans la région malienne de Mopti. Deux hélicoptères survolent la ville, connue pour être un point de ravitaillement de la katiba Macina. Plusieurs membres de ce groupe djihadiste affilié au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM, filiale d’Al-Qaïda) sont d’ailleurs présents, ce dimanche 27 mars. Les engins, menaçants, volent bas. À l’intérieur, des hommes blancs en tenue de combat. Ils ouvrent le feu, sans tenter de faire la distinction entre les civils et les présumés combattants de la katiba.

Beaucoup d’hommes tombent, face contre sable. Des vieillards, des femmes et des enfants également. Deux autres hélicoptères se joignent à l’opération, ouvrant le feu mais faisant, au dire des témoins, moins de dégâts. Eux transportent des soldats maliens. Ces derniers sont venus opérer un ratissage en bonne et due forme de la ville. Maison après maison, ils en font sortir les hommes, cherchant à déterminer s’il peut s’agir d’un djihadiste ou d’un complice. Les barbes longues sont suspectes. Les pantalons courts, que les terroristes ont l’habitude de porter, aussi. Certains sont aussitôt abattus. D’autres sont alignés au bord de la rivière attenante et attendent, fébriles. Une partie survivra, l’autre non.

Ce 27 mars, puis les trois jours qui suivent, entre 200 et 400 personnes sont tuées dans l’opération de l’armée malienne et de ses supplétifs blancs, les mercenaires de Wagner. Depuis, Bamako nie l’ampleur du massacre, revendiquant un succès et 203 djihadistes neutralisés. Le groupe Wagner continue, lui, de prendre ses quartiers au centre et au nord du pays. Après celle de Tombouctou, il aurait récemment investi l’ancienne base de l’opération française Barkhane à Gossi, à une centaine de kilomètres à l’ouest de Gao. Si aucun chiffre officiel n’existe, les services de renseignement français estiment qu’il y aurait environ 1 000 mercenaires sur place.

Forces spéciales et anciens de Tchétchénie

Comment sont-ils parvenus à s’implanter aussi massivement dans ce qui était considéré jusqu’à récemment comme un pré carré français ? Cette réussite est d’abord celle d’un duo formé par Dmitri Utkin et Evgueni Prigojine. Le premier a fait partie des forces spéciales de l’armée russe, où il a atteint le grade de lieutenant-colonel. Il s’est ensuite lancé dans la sécurité privée en intégrant le Moran Security Group puis les Corps slaves, société enregistrée à Hong Kong en 2013 et quasi exclusivement composée d’anciens membres des commandos russes. Beaucoup ont combattu en Tchétchénie et y ont acquis un savoir-faire efficace et brutal. Ils traînent une réputation de férocité qui les précédera en Syrie dès 2013, dans le Donbass ukrainien en 2014 puis, plus tard, en Afrique.

Evgueni Prigojine n’est, lui, pas un ancien de l’armée russe. Le natif de Saint-Pétersbourg (en 1961, alors que la ville s’appelle Léningrad) aurait aimé être skieur professionnel, mais son ambition n’a pas suffi. Après des études de chimie, il rencontre ses premiers problèmes avec la justice. Arrêté pour vol en 1979, il écope d’une peine de prison avec sursis et ressort libre du tribunal. Deux ans plus tard, il est accusé de vol en bande organisée, d’escroquerie et de participation à un réseau de prostitution. Prigojine est condamné à 12 ans de réclusion, mais retrouve la liberté en 1990. À sa sortie de prison, il lance un restaurant avec son beau-père. Alors que l’Union soviétique tombe, lui construit sa fortune en vendant des hot-dogs.

L’ombre de Vladimir Poutine

Il ouvre un deuxième établissement, puis un troisième à bord d’un bateau qu’il a fait rénover sur la Neva, qui traverse Saint-Pétersbourg. L’élite de la ville s’y presse. Les hommes d’affaires de l’ouverture au capitalisme y fréquentent l’entourage du maire Anatoli Sobtchak, dont son bras droit, Vladimir Poutine. Lorsque ce dernier poursuit son ascension à Moscou auprès de Boris Eltsine et devient patron du FSB (les renseignements russes), puis chef de l’État, en 1999, Prigojine garde le contact. En 2001, le restaurateur sert Poutine et son homologue français Jacques Chirac dans son établissement de la Neva. Le président russe apprécie cet homme parti de rien.

En 2010, il profite de la privatisation de la préparation des rations de l’armée pour emporter un marché de plus de 600 millions d’euros. Mi-2013, il contribue à la fondation de l’Internet Research Agency (IRA), outil de propagande destiné notamment à produire des contenus pour favoriser des mouvements d’opinion en Ukraine ou en Syrie... ou influer sur des situations politiques en Afrique. « Prigojine s’est mis au service de Poutine pour obtenir de gros contrats avec l’État, explique un expert du dossier. En échange, le Kremlin attend de lui qu’il favorise ses intérêts sur des terrains où il ne veut pas s’impliquer trop directement. »

Nostalgique de la puissance soviétique, Poutine a un objectif en Afrique subsaharienne : redonner à la Russie une influence à même d’y contrecarrer les politiques occidentales, qu’il juge néocoloniales et impérialistes. Pour cela, il souhaite mettre à profit le sentiment anti-français que ses diplomates voient monter dans les anciennes colonies françaises. « Il n’a pas les moyens financiers de ses ambitions. En revanche, Prigojine lui offre un outil de propagande, avec l’IRA, et de projection militaire, avec Wagner », résume notre expert. La machine est en place. En 2017, une brèche s’ouvre en Centrafrique. Sous l’œil dubitatif de Paris, qui minimise le risque, le Kremlin s’y engouffre.

La conquête de Bangui

Nous sommes en septembre 2017. Inquiète d’une situation sécuritaire qui s’enlise depuis le départ de leur opération Sangaris en Centrafrique, la France propose de livrer aux forces armées du pays quelque 1 500 kalachnikovs confisquées au large de la Somalie par sa marine. Seulement, la Centrafrique est sous embargo des Nations unies. La décision doit être approuvée par le Conseil de sécurité de l’ONU, où Moscou dispose d’un droit de veto et s’oppose au projet. Pour sortir de l’impasse, Paris conseille discrètement à Faustin-Archange Touadéra, le président centrafricain, de plaider sa cause auprès du géant russe. Le 9 octobre, Touadéra s’entretient à Sotchi, station balnéaire de la mer Noire, avec le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov.

Le Kremlin accepte de lever son veto. Mais Lavrov propose un accord bien plus large. Parmi les clauses secrètes : la création d’une société minière russe en Centrafrique ou l’exploitation par les Russes d’un aérodrome dans la région de Ouadda. En janvier 2018, une première livraison d’armes est effectuée. Puis les transferts se succèdent. Les premiers « conseillers » russes débarquent. En réalité, des mercenaires de Wagner financés par Sewa Security Services, une société créée spécialement dans le pays. Le groupe, qui dispose déjà d’une base arrière au Soudan – où il a un temps appuyé les forces de police d’Omar el-Béchir et entretient des intérêts dans les mines d’or –, vient de débuter sa conquête de Bangui.

En mars 2018, l’ambassadeur de France en Centrafrique, Christian Bader, alerte le Quai d’Orsay. Sa note est largement ignorée à Paris. Wagner poursuit sa route. En juin et juillet, une de ses sociétés, Lobaye Invest, obtient des permis miniers dans l’arrière-pays. En août et septembre, deux réunions rassemblent à Khartoum les patrons de Wagner, dont Prigojine et Utkin, et les leaders des groupes armés centrafricains. « Le gouvernement nous a amenés à Bangui pour vous combattre », leur explique Prigojine. Il propose un « partenariat gagnant-gagnant » à travers un partage de l’autorité et des ressources, préfecture par préfecture. Une part pour Bangui, une pour le groupe qui contrôle la région et une dernière pour Wagner. En février 2019, les accords de paix sont signés. Le soleil du Kremlin et de son bras armé privé est à son zénith.

De Bangui à Bamako

Tout au long de 2019, les mercenaires renforcent leur mainmise sur la Centrafrique, au grand dam de Paris. Leurs outils de soft power sont en place. Souvent financées par Lobaye Invest, des associations louent leur présence dans des manifestations, tandis que la radio Lengo Songo diffuse leurs arguments. Trois cents hommes du groupe combattent également en Libye, aux côtés des forces de l’Armée nationale du maréchal Khalifa Haftar (que soutient alors en sous-main Paris et qui échouera toutefois à conquérir Tripoli). Entre novembre 2019 et juillet 2020, Wagner y reçoit du matériel et des hommes via des avions-cargos militaires partis de la base russe de Lattaquié, en Syrie. Le soutien de l’armée de l’air russe leur est vital.

Le président russe, Vladimir Poutine et le président centrafricain, Faustin-Archange Touadéra, le 23 mai 2018 à Saint-Pétersbourg, en Russie (Crédits : Sputnik via AFP/Mikhael Klimentyev).

Surtout, en décembre 2020, en Centrafrique, ils sont en première ligne face à l’offensive de la coalition rebelle qui a rompu les accords de 2019 et tente de prendre Bangui. Les mercenaires de Wagner mènent une campagne pour la repousser, aux côtés de l’armée centrafricaine, et parviennent à désenclaver la capitale. De nombreuses exactions sont signalées, notamment envers les communautés musulmanes peules, provoquant les dénonciations de la France et de l’ONU. Wagner devient une épine dans le pied de Touadéra sur le plan diplomatique mais, sur le terrain, le groupe reste tout-puissant. Au milieu de l’année 2021, il prépare même son déploiement vers un pays plus stratégique : le Mali.

À Bamako, c’est le ministre de la Défense, Sadio Camara, qui devient leur meilleur allié. En juin et en août, il effectue deux séjours à Moscou pour ficeler un accord entre Wagner et les autorités de transition maliennes, au pouvoir depuis la chute d’Ibrahim Boubacar Keïta, en août 2018. Le Kremlin se frotte les mains, trop heureux d’agrandir le fossé qui se creuse depuis des mois entre Bamako et Paris. Des envoyés de Wagner – anciens militaires mais aussi géologues – sillonnent discrètement le Mali, préparant l’arrivée de leurs hommes. Un accord militaro-financier est trouvé. Fin décembre, les mercenaires de Wagner débarquent à l’aéroport de Bamako. Ils sont environ un millier dans le pays à la fin de février et autant le 27 mars, date des massacres de Moura.

Ouagadougou et Yaoundé dans le viseur ?

Lancé dans une confrontation avec les pays occidentaux, en particulier depuis le début de son offensive en Ukraine en février dernier, Vladimir Poutine voit-il l’Afrique subsaharienne comme un second front à moindre coût ? « La guerre d’influence qu’il mène face à la France au Sahel doit être vue comme un élément de sa stratégie globale de recouvrement de la puissance russe anti-impérialiste », analyse un expert français. Les prochains coups du maître du Kremlin sur l’échiquier africain sont d’ailleurs très attendus dans les états-majors parisiens, où le traumatisme d’avoir été dépassé en Centrafrique, puis au Mali, n’est pas effacé.

Le soft power russe, dont la puissance est amplifiée par la galaxie d’Evgueni Prigojine, semble aujourd’hui se concentrer sur le Burkina Faso, où le sentiment anti-français, la situation sécuritaire et le récent coup d’État forment un terreau fertile à une implantation de Wagner. Plus au sud, et selon des documents internes du groupe, le Cameroun – où le conflit dans les régions anglophones dure depuis 2016 – serait une cible envisagée. Le 12 avril, Yaoundé et Moscou ont signé un accord de coopération militaire, à l’occasion d’une visite du ministre de la Défense camerounais, Joseph Beti Assomo, en terres russes. De quoi alimenter les craintes d’une nouvelle réplique du séisme Wagner sur le continent. 


Cet article a initialement été publié dans le numéro 25 d’Émile paru en juin 2022.