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Au Kenya, le bonheur est dans le sol

Ce pays d’Afrique de l’Est se démarque depuis quelques années par son ambitieux programme de transition énergétique verte porté par la géothermie. Le pays compte bien miser sur le secteur pour attirer les investisseurs et exporter son savoir-faire. Analyse.

Par Louis Chahuneau

La centrale géothermique d'Olkaria II au Kenya (Crédits : Shutterstock/Belikova Oksana).

Drugstore Publicis, à Paris. En cette matinée d’avril, le Cercle Afrique de Sciences Po Alumni reçoit une invitée prestigieuse : Judi Wakhungu, l’ambassadrice du Kenya à Paris. L’ancienne ministre de l’Environnement, géologue de formation, disserte sur les liens entre les deux pays et le leadership de Nairobi sur le plan des énergies renouvelables. Devant une vingtaine d’invités, elle explique notamment que « de nombreux pays africains apprennent aujourd’hui » de l’expertise kényane en la matière. Lors de la COP26 à Glasgow, le Kenya projetait de produire 100 % de son énergie grâce à des sources renouvelables d’ici 2030. Aujourd’hui, celles-ci représentent 74 % des capacités de production installées et produisent 90 % de l’électricité utilisée, notamment depuis l’installation, en 2019, du plus grand parc éolien d’Afrique sur la rive est du lac Turkana (qui produit 15 % des besoins en électricité du pays). « Il est clair que le Kenya est un leader en matière d’énergies renouvelables sur le continent, tant en termes de déploiement de sa production que de leadership », constate Daniel Schroth, directeur en charge des énergies renouvelables et de l’efficacité énergétique au sein de la Banque africaine de développement. 

Pour effectuer sa transition verte, le Kenya s’est tourné vers les entrailles de la Terre. Avec 29 % d’électricité verte issue de la géothermie (863 MW), il est aujourd’hui le septième producteur mondial d’énergie électrique d’origine géothermique. Le pays est encore loin de la capacité de production des États-Unis (3 000 MW) ou de l’Indonésie (2 131 MW), qui occupent les deux premières places du classement, mais il est le numéro un du secteur en Afrique. Son entreprise phare, Kenya Electricity Generating Company (KenGen, l’équivalent d’EDF en France), détenue à 74 % par l’État, exporte désormais son expertise chez ses voisins, l’Éthiopie, les Comores ou le Rwanda. En février 2021, KenGen a d’ailleurs remporté un appel d’offres de 6,2 millions dollars pour l’installation de trois puits géothermiques autour du lac Assal, à Djibouti.

Un positionnement stratégique

Si le Kenya mise tant sur la géothermie, c’est d’abord parce qu’il dispose d’une position géographique idéale pour exploiter la chaleur de la Terre. La vallée du Rift traverse en effet l’est du continent, de la mer Rouge au Mozambique. À ce niveau, l’activité sismique est telle qu’elle provoque régulièrement d’impressionnantes crevasses à la surface de la Terre, d’où s’échappent des vapeurs d’eau à plus de 100 °C. C’est justement cette chaleur que les centrales géothermiques convertissent en électricité grâce à des turbines, comme l’explique Jacques Varet, expert international en géothermie : « En France, le gradient est de 3 °C tous les 100 mètres, donc on peut surtout chauffer des maisons. Au Kenya, il monte à 15 °C. » De quoi produire de l’électricité pour toute une partie de la population. Cette énergie présente plusieurs avantages : elle pollue peu, elle est stable (à la différence de l’énergie solaire ou éolienne, qui restent intermittentes) et ses ressources demeurent peu exploitées. Le gouvernement kényan estime ainsi le potentiel de production d’électricité géothermique du pays à 10 000 MW. 

Souvent présenté comme un bon élève dans le secteur des énergies renouvelables, le Kenya s’est surtout tourné vers la géothermie par pragmatisme. Avec une production hydro-électrique quasiment saturée et une population en pleine croissance, il a fallu trouver d’autres solutions. La multiplication des sécheresses dans la Corne de l’Afrique a convaincu le Kenya de développer la géothermie. Dès les années 1960, le pays, alors colonie anglaise, commence à s’intéresser au potentiel extraordinaire de la chaleur du sol. La première centrale géothermique est construite en 1985. Les suivantes bénéficient des financements de la Banque mondiale, de la Banque européenne d’investissement, de la Banque africaine de développement ou encore de l’Agence française de développement (AFD). Au début des années 2010, l’AFD a d’ailleurs investi plusieurs dizaines de millions d’euros dans les centrales Olkaria I et IV, puis dans celle de Menengai (55,5 millions d’euros). « Le Kenya représente l’un de nos plus gros portefeuilles d’énergie en Afrique. Son gouvernement dispose de l’une des politiques d’électricité les plus ambitieuses du continent », confirme Adam Ayache, responsable du portefeuille Kenya à l’AFD. 

Des investissements à haut risque

Le développement de la géothermie se heurte pourtant à un obstacle majeur : son prix. « Les trois premiers puits d’exploration coûtent 10 millions de dollars chacun. Ce prix comprend l’infrastructure initiale (approvisionnement en eau, routes d’accès et plateformes de puits), auxquels il faut ajouter les puits d’évaluation et de production suivants, d’une valeur de six millions de dollars chacun », explique Cyrus Karingithi, ingénieur chez KenGen. Le coût d’une centrale géothermique peut ainsi aisément dépasser les 100 millions de dollars, à l’image d’Olkaria IV (126,5 millions de dollars). « Le problème, c’est qu’il y a des investissements élevés en exploration géologique, en forage d’exploration et ça, on le fait alors qu’on n’est même pas sûrs de trouver la ressource, même avec de très bonnes recherches », complète Jacques Varet. « Le risque de perdre l’investissement est très haut et c’est le défi le plus important du développement géothermique », conclut Cyrus Karingithi. Pour remédier à ce problème, l’État kényan a pris les devants. Après avoir lancé, en 1998, KenGen, le gouvernement a lancé, en 2009, GDC (Entreprise publique de développement de la géothermie), qui est chargée de la responsabilité des investissements publics et de la réduction du risque d’exploration. 

KenGen et GDC ont également créé des centres de formation pour réduire les écarts techniques et le coût du forage. Les efforts ont fini par payer : en 2019, le Programme des nations unies pour l’environnement (PNUE) a choisi la capitale, Nairobi, pour établir son centre d’excellence africain pour la géothermie. « Au Kenya, on recrute massivement pour faire des forages, on achète les machines, on se dote d’ingénieurs locaux et tout ça contribue à l’emploi », se félicite Jacques Varet, qui voit dans ce secteur un énorme potentiel de croissance économique. Le spécialiste en est persuadé : « Demain, la production mondiale ne se concentrera plus seulement dans les pays où le coût de la main-d’œuvre est bas, mais chez ceux qui ont d’importantes ressources géothermiques. L’Éthiopie ou le Kenya vont inexorablement devenir des spots de développement industriel pour la planète. »

Pour autant, le pays n’a pas encore totalement tourné la page des énergies fossiles. En 2019, il s’apprêtait à construire une super-centrale à charbon à Lamu, dont le coût était estimé à deux milliards de dollars. Le projet devait porter la capacité de production électrique nationale de 3 000 à 4 000 MW, mais il serait aussi devenu la première source d’émission de CO2 du pays. La justice l’a finalement bloqué, en 2019. 


Cet article a initialement été publié dans le numéro 25 d’Émile, paru en juin 2022.