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L'Église en Centrafrique : la médiation en soutane

De puissance coloniale, l’Église s’est progressivement imposée comme un médiateur incontournable de la résolution de crise sur le continent africain. La Centrafrique, empêtrée depuis 2003 dans un sanglant conflit civil sur fond d’instrumentalisation religieuse, est un cas d’école de cette médiation vaticane. Dans ce pays meurtri, Dieudonné Nzapalainga, l’archevêque de Bangui, incarne une puissance morale à mi-chemin entre Dieu et les hommes. Derrière lui, la discrète association de laïcs Sant’Egidio semble tirer les fils depuis Rome, en étroite collaboration avec la diplomatie du Saint-Siège.

Par Laure Sabatier

L’archevêque de Bangui Dieudonné Nzapalainga dans un camp de réfugiés musulmans fuyant les milices anti-balaka, à Yaloké, en Centrafrique, en mai 2014 (Crédits ISSOUF SANOGO/AFP).

Croix au cou et sourire malicieux, Dieudonné Nzapalainga arpente d’un pas décidé les rues barricadées du KM5, à Bangui. L’homme en soutane ne passe pas inaperçu dans ce quartier musulman empêtré dans des conflits inter-milices. « Nous étions le 12 octobre 2012, deux jours après ma nomination d’archevêque. J’ai marché vers mes frères musulmans ostracisés et je suis allé rencontrer les chefs des groupes rebelles qui les oppressent », se souvient-il. Une visite remarquée qui inaugure la carrière de médiateur de celui qui deviendra le premier cardinal centrafricain. 

Quelques mois plus tard, la coalition Seleka, en opposition au président François Bozizé, lançait son offensive sur Bangui et replongeait dans un nouveau cycle de massacres ce pays en proie à la guerre civile depuis 2003. À ceux qui prétextent la religion pour tuer et piller le sol riche en or et en diamant, Dieudonné Nzapalainga répond par la création de la Plateforme des confessions religieuses de Centrafrique (PCRC), avec l’imam Oumar Kobine Layama et le pasteur Nicolas Guérékoyaméné-Gbangou. Leur message est clair : « Le conflit centrafricain n’est pas un conflit religieux. » Commence alors, pour les trois hommes de foi, un fastidieux travail de médiation et de plaidoyer pour la paix sur les plateaux télévisés, les radios et les villages pris par les rebelles. « Nous sommes partis en brousse, dans des zones où chaque homme a pris les armes, pour forcer nos frères à se parler et à écouter le malheur qu’ils créent », poursuit le cardinal. 

En pleine guerre civile, ils organisent des discussions intercommunautaires pour apaiser les cœurs et rétablir un semblant de vérité dans le chaos. Les récits qui émergent de ces discussions constituent les principales pièces du procès pour crime de guerre intenté par la Cour pénale spéciale (CPS) à trois responsables du groupe armé 3R, l’un des plus puissants du pays, qui s’est ouvert le 16 mai 2022, à Bangui.

Une légitimité acquise de longue date 

L’église Sant'Egidio à Rome (crédits : LPLT).

« Si les religieux sont écoutés, c’est que tout le monde sait qu’ils n’ont aucune intention de prendre le pouvoir », explique le père Pierre-Yves Pecqueux, secrétaire général adjoint de la Conférence des religieux et religieuses en France. Sur le continent africain, l’Église catholique murmure aux oreilles des dirigeants depuis l’arrivée des premiers missionnaires sur les côtes sahariennes, au XIXe siècle. À l’abri de l’entreprise coloniale, elle construit sa légitimité à coups d’inaugurations de paroisses, d’écoles et de dispensaires, qui lui assurent une assise suffisante pour résister au vent des indépendances. « L’implantation territoriale de l’Église lui permet d’être en première ligne dès que des événements se produisent et de bénéficier de la confiance de la population », explique Loup Besmond de Senneville, correspondant du journal La Croix à Rome. Une forme de puissance morale dont se parent des hommes d’Église pour infléchir la destinée des États.

L’Histoire se souvient notamment de l’archevêque Desmond Tutu, icône de la lutte contre l’apartheid, en Afrique du Sud, ou du cardinal Monsengwo, incarnation de l’opposition aux dictateurs qui gouvernent la République démocratique du Congo depuis Mobutu (1965). Ces médiateurs incarnent l’autonomisation du clergé africain face au Vatican et l’évolution de la doctrine sociale de l’Église dans les années 1960. « Le Concile Vatican II [1962-1965, NDLR] a consolidé le devoir de promotion de la justice sociale et de la paix de l’Église. C’est à partir de là que nous avons commencé, dans les séminaires, à former les prêtres à la gestion de conflit et à la médiation », rappelle le père Pecqueux. 

Sant’Egidio, les entremetteurs de l’Église 

À cette même période, l’Église cherche à inclure ses croyants à sa mission de médiation. « Depuis Paul VI, la diplomatie vaticane intervient de plus en plus dans le domaine temporel à l’aide de réseaux de laïcs », peut-on lire dans la thèse d’Innocent Ehueni Manzan. De nombreuses communautés voient le jour. Parmi elles, Sant’Egidio s’attire rapidement la sympathie du Saint-Siège. Créée en 1968 pour venir en aide aux mal-logés dans les borgate de Rome, elle est aujourd’hui un pilier incontournable de la médiation. Après une première intervention discrète dans la guerre civile libanaise, en 1982, elle s’impose dans la résolution de la guerre civile au Mozambique. Ses efforts aboutissent à la signature d’un accord de paix, en 1992, qui met fin à un conflit ayant fait plus d’un million de morts sur 16 ans. Le modus operandi a un air de déjà-vu : « Sant’Egidio s’implante au Mozambique par le caritatif. Elle y acquiert de la légitimité auprès de la population et incarne une forme d’impartialité que le Saint-Siège, l’Italie et même l’ONU sauront apprécier », explique François Mabille, spécialiste de la géopolitique du Vatican. 

Peu visible dans le conflit centrafricain, Sant’Egidio n’en occupe pas moins une position centrale. C’est dans l’ambiance feutrée de ses locaux, aux portes du Vatican, qu’elle reçoit, le 15 juin 2017, 14 des 15 groupes armés centrafricains. Des représentants du gouvernement, de la présidence et des Nations unies sont présents, les pourparlers durent quatre jours. Le 19 juin, chacun repart avec un exemplaire signé du premier accord de cessez-le-feu depuis 2013. Le 20 juin, les violences reprennent. Qu’à cela ne tienne, « le but de Sant’Egidio est de créer des conditions de négociation. Le contenu et le respect des accords, ce n’est presque pas leur affaire, c’est celle des diplomates », commente le père Pecqueux, avant de renchérir sur les liens étroits qu’entretient l’association avec les nonces, les diplomates officiels du Vatican.

Vatican, la force du symbole 

Dernière pièce du puzzle, ces ambassadeurs en soutane tiennent la boutique officielle de la médiation catholique. À grand renfort de dîners, de sommets internationaux et d’échanges avec les paroissiens, ils glanent des informations de première main et guident les prises de position du souverain pontife. À la médiation de terrain de Nzapalainga et celle de couloir de Sant’Egidio, ils préfèrent la force des images. « Le pape entre en jeu quand il y a du symbolique très lourd », explique le correspondant de La Croix. 

Comme ce 30 novembre 2015, dans la mosquée de Koudoukou, au KM5, à Bangui. Le pape François prie en silence. À la sortie, une foule immense l’accompagne vers le palais présidentiel. Catherine Samba-Panza, alors présidente centrafricaine de transition, l’y reçoit. Sur le perron, elle demande « pardon au nom de toute la classe dirigeante de ce pays » et « confesse tout le mal qui a été fait aux Centrafricains ». De quoi accorder à chacun un peu de répit. Quelques jours plus tard, alors que le pape et sa délégation sont partis, Dieudonné Nzapalainga retourne au KM5 : « Cette fois-ci, j’ai été reçu par un des responsables. Il m’attendait seul, dans un hangar. Ses armes étaient déposées au sol. »


Cet article a initialement été publié dans le numéro 25 d’Émile, paru en juin 2022.