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Marc Lazar : "Le positionnement souverainiste et conservateur de Fratelli d'Italia exalte le sentiment national"

Les premiers résultats des élections italiennes de ce dimanche placent la coalition composée de Fratelli d'Italia de Giorgia Meloni, la Ligue de Matteo Salvini, et Forza Italia, le parti conservateur de Silvio Berlusconi, largement en tête des suffrages. Marc Lazar, professeur émérite d’histoire et de sociologie politique à Sciences Po et président de la Luiss School of Government, nous dévoile les enjeux de la politique transalpine et l’impact des législatives anticipées sur les relations franco-italiennes et l’équilibre de l’Union européenne.

Propos recueillis par Camilla Pagani

Interview de Giorgia Meloni, la leader de Fratelli d’Italia, à Rome en 2018. (Crédits : Alessia Pierdomenico / Shutterstock)

Vous avez souvent défini l’Italie comme « un laboratoire politique de ce qui se passe en Europe », en raison de sa capacité à enregistrer les secousses des transformations politiques actuelles. Qu’est-ce qu’enregistre le sismographe italien en cette rentrée électorale marquée par le conflit en Ukraine et la crise énergétique ?

L’Italie est toujours un laboratoire ou un sismographe pour l’Europe. Évidemment, il y a des spécificités italiennes, mais le déroulement de cette campagne s’avère fort instructif, à la fois pour l’Italie et pour les autres pays européens. L’Italie avait un gouvernement de quasi-unité nationale avec Mario Draghi, encensé par les décideurs internationaux et qui, pourtant, n’a pas pu terminer son mandat. Si l’homme reste populaire, les motifs de mécontentement – en particulier d’origine sociale – d’une partie de la population sont nombreux.

La victoire de la coalition de droite hétérogène dans laquelle la force dominante est désormais une droite très radicale, issue du fascisme, Fratelli d’Italia, emmenée par Giorgia Meloni, qui se présente aujourd’hui comme un parti conservateur, traditionaliste et, sur certains sujets, réactionnaire, constitue une nouveauté politique considérable. Cela représente certes une particularité, mais c’est aussi le symptôme d’une radicalisation de la droite à l’œuvre en Suède, en France et en Espagne. 

La particularité du système politique italien, c’est que les gouvernements ont une courte vie. Celui de Mario Draghi, constitué en février 2021, était une grande coalition avec comme seul parti d’opposition Fratelli d’Italia. Pensez-vous que ce dernier a gagné en popularité grâce à son rôle dans l’opposition ?

La dynamique favorable de Fratelli d’Italia, passé de 4 % en 2018 à 26 % cette année, est liée au moins à deux explications majeures. Premièrement, ce parti créé en 2012 a toujours été à l’opposition. Or à chaque élection, les Italiens ont voté pour l’alternance. Fratelli d’Italia apparaît aujourd’hui comme l’alternance, voire l’alternative, puisque tous les autres partis avaient participé aux derniers gouvernements. 

La seconde explication est plus profonde. Les propositions de la leader de Fratelli d’Italia, Giorgia Meloni, rencontrent un réel écho dans une partie de la population, inquiète de sa situation sociale et d’une transformation fondamentale de son mode de vie. Son positionnement souverainiste et conservateur exalte le sentiment national, revendique la fierté d’être italien et chrétien, critique l’islam, fustige les migrants et dénonce l’insécurité. Son succès vient de son statut de parti d’opposition qui apporte des réponses à un certain nombre d’attentes de la partie conservatrice de l’Italie, tout en se gardant de rompre complètement avec son noyau d’électeurs nostalgiques du fascisme. Cela étant, vous avez raison, la durée des gouvernements italiens est courte, il faudra voir s’il en sera de même cette fois-ci. 

Vous avez expliqué que Marine Le Pen en France pourrait s’inspirer de Giorgia Meloni. Pourriez-vous faire un parallèle entre ces deux femmes ?

D’abord, ce sont deux femmes dans des mouvements venus de l’extrême droite plutôt masculine et machiste - issue du fascisme, dans le cas de Giorgia Meloni. Deuxièmement, elles ont des points communs : elles se défient de l’Union européenne, sont souverainistes, fustigent l’islam et l’immigration. En même temps, elles ont de profondes divergences : elles ne sont pas dans le même groupe au Parlement européen, elles ne condamnent pas l’islam au nom des mêmes valeurs (Le Pen défend la République et la laïcité, tandis que Meloni défend les valeurs chrétiennes) et elles n’ont pas le même positionnement par rapport à la Russie. 

Ces élections marquent l’émergence d’une union des droites dans laquelle le parti dominant est celui de la droite radicale. Pareille union a toujours été refusée par Marine Le Pen et par une grande partie des Républicains. En revanche, elle était prônée par Marion Maréchal Le Pen et Éric Zemmour. Pour le moment, l’hypothèse de réaliser une union des droites en France est improbable, même si une partie de l’électorat de droite ne l’exclut plus. Dans les années à venir, quelque chose de comparable à ce qu’a fait Giorgia Meloni dans le cadre de la « coalition de centre droit » en Italie pourrait se présenter en France. 

Pensez-vous que le prochain gouvernement poursuivra les mesures entreprises par le gouvernement Draghi, notamment en matière économique et vis-à-vis de l’Europe ? 

Dans le programme en 15 points de la coalition dite de centre droit, il est affirmé que l’Italie restera dans l’Europe, mais une Europe « plus politique que bureaucratique ». Giorgia Meloni et Matteo Salvini, le leader de la Ligue du Nord, ont une vision d’une Europe confédérale avec un poids des nations plus important. C’est ce que ne cesse de répéter Giorgia Meloni. On pourrait assister à l’instauration d’un axe Rome-Varsovie et peut-être Budapest, ce qui représenterait un changement considérable et un motif d’inquiétude pour le destin de l’Union européenne. En revanche, Forza Italia, qui est maintenant un petit parti (8 % des suffrages) se positionne comme un parti pro-européen, même si le pro-européisme de Berlusconi a toujours été ambivalent. Par conséquent, la position future de l’Italie dans l’Union européenne soulève plusieurs questionnements de fond.

Marc Lazar lors de la rentrée solennelle de Sciences Po sur le campus de Menton. (Crédits : Thomas Arrivé / Sciences Po)

Le gouvernement de Mario Draghi avait permis d’améliorer les relations entre Rome et Bruxelles. Sans sa position de médiateur, cette lune de miel est-elle menacée ?

Grâce à Mario Draghi, l’Italie avait retrouvé du prestige et un poids considérable dans l’Union européenne. Quand il participait aux réunions de chefs d’État et de gouvernements, il ne représentait pas seulement l’Italie. Il était « super Mario », l’ex-président de la Banque centrale européenne, qui était écouté, y compris par les pays les plus frugaux. Giorgia Meloni devra s’imposer face à des chefs de gouvernement dont beaucoup marqueront de la suspicion quant à sa position sur l’Europe et sur sa capacité à maîtriser les comptes publics. 

Fortement touchée par la crise du Covid, l’économie italienne était bien repartie, avec un taux de croissance estimé à 6 % en janvier 2022. La guerre en Ukraine et la crise énergétique ont renversé ces estimations. Quelles sont vos prévisions pour l’économie italienne, deuxième producteur industriel de l’Union européenne et pays très dépendant du gaz russe ?  

La situation grave dans laquelle est plongée toute l’Europe et en particulier l’Italie pèse sur les élections et pèsera sur le prochain gouvernement. L’Italie semblait très bien repartie, mais il y a d’une part l’inflation qui est considérable et, d’autre part, la dépendance énergétique de la péninsule. Cela aura beaucoup de conséquences sur le malaise social, sur l’énorme attente des Italiens vis-à-vis du nouveau gouvernement et sur les choix que ce dernier prendra dans le cadre du rapport avec l’Union européenne et en matière de politique économique. Le Plan national de relance et de résilience (PNRR), porté par le gouvernement Draghi et approuvé par l’Union européenne, prévoyait d’importants investissements publics en matière énergétique et environnementale, pour la digitalisation et en faveur de la recherche et de l’éducation. Une partie de ces projets sera peut-être repoussée à cause de la situation économique incertaine. À cela s’ajoute un contexte démographique catastrophique. Les politiques du prochain gouvernement auront donc un impact important pour la modernisation et la réforme du pays en profondeur. 

Le 26 novembre marquera le premier anniversaire de la signature du traité du Quirinal. Vous estimez que cet accord représente un tournant dans l’histoire des relations franco-italiennes. Quel a été son impact concret dans les relations économiques, politiques et culturelles, entre l’Italie et la France ?

Il a été très important. Les chefs d’entreprises et notamment les organisations de représentation du monde des entrepreneurs, la Confindustria et le Medef, qui avaient déjà l’habitude de travailler ensemble, ont encore renforcé leurs relations à l’occasion du traité du Quirinal. Une multitude d’initiatives sont parties aussi de la société civile : le renforcement du jumelage entre Paris et Rome, la création des jumelages entre d’autres villes pour apprendre à travailler ensemble. De nombreuses initiatives sont prévues dans le monde de la culture, de l’enseignement supérieur et de la recherche, grâce à des projets de coopération entre universités. 

Avec le centre droit au pouvoir, on peut s’interroger sur le devenir de la relation franco-italienne. À la différence de Forza Italia, Fratelli d’Italia n’a pas voté le traité du Quirinal au Parlement. Giorgia Meloni est très critique envers la France et Emmanuel Macron, il y a donc un risque que ce traité reste lettre morte. Cela réduirait à néant les espoirs nés des deux côtés des Alpes pour développer la relation franco-italienne et cela pénaliserait en même temps la France et l’Italie. Toutefois, on peut penser que la raison d'État l'emportera et qu'au-delà des différends importants entre Emmanuel Macron et Giorgia Meloni, l'un et l'autre oeuvreront de concert pour préserver les intérêts communs des deux pays.

[…]

La suite de cet entretien sera à retrouver dans le prochain numéro d’Émile, qui sera publié mi-octobre.