Retraites : décryptage d'une réforme sous tensions
Promesse de campagne du président, la réforme des retraites a été présentée mardi 10 janvier par la Première ministre, Elisabeth Borne. Sans grande surprise, le projet vise à reculer progressivement l’âge de départ à la retraite, de 62 ans aujourd’hui, à 64 ans en 2030. Autre mesure importante : l’augmentation de la durée de cotisation, de 42 ans aujourd’hui à 43 ans (ou 172 trimestres) d’ici 2027. Plusieurs fois annoncée et retardée, cette réforme suscite de nombreuses oppositions et une mobilisation syndicale unanime qui s’illustre par la manifestation de ce jeudi partout en France. Était-elle nécessaire ? Qu’en est-il des autres pays européens ? Quelles conséquences peut-on en attendre ? Entretien avec Bruno Palier, directeur de recherche du CNRS à Sciences Po (Centre d’études européennes et de politique comparée). Spécialiste des réformes des systèmes de protection sociale en France et en Europe, il est notamment l’auteur de Réformer les retraites, publié en 2021 aux Presses de Sciences Po.
Propos recueillis par Sandra Elouarghi
La réforme des retraites est rejetée par une grande partie de l’opposition et unanimement refusée par les syndicats qui ont appelé à une grande journée de mobilisation ce jeudi. Comment le gouvernement la justifie-t-elle ? Était-il nécessaire de réformer pour garantir l’équilibre budgétaire du système des retraites ?
Le Conseil d’Orientation des Retraites annonce pour les 10 années qui viennent un déficit d’environ 10 à 12 milliards d’euros par an pour les régimes publics de retraite si rien n’est changé (ni aux règles de départ en place, ni aux niveaux de financement par les uns et les autres, sachant que l’État ne finance pas tout ce qu’il s’était engagé à financer, notamment certaines exonérations de cotisations sociales). Ce n’est pas grand-chose par rapport aux sommes globales en jeu (les dépenses publiques de retraites s’élèvent à 330 milliards d’euros par an), mais en accumulé cela peut vite chiffrer si rien n’est fait.
Mais plutôt que de chercher une solution de moyen terme qui repose sur un relatif consensus, la préoccupation du gouvernement est surtout de faire des économies le plus rapidement possible. En effet, dans ses perspectives budgétaires remises à la Commission européenne, le gouvernement s’est engagé à compenser l’aggravation des déséquilibres budgétaires entrainées par les baisses d’impôt « de production » décidées pour soutenir la compétitivité des entreprises, par des réformes structurelles, comme celle des retraites, et ainsi commencer à résorber les déficits publics dès 2023. La motivation principale de cette réforme est d’abord budgétaire, à court terme. Le gouvernement souhaite obtenir rapidement des résultats. Le seul moyen de faire vite des économies sur les dépenses de retraite est de retarder le départ à la retraite (donc le versement de pensions) de ceux qui devaient partir dans les mois et les années qui viennent. Toute autre mesure n’aurait pas permis de réduire les dépenses de retraite aussi rapidement. Qu’il s’agisse de la non-revalorisation des pensions, de l’accélération de l’augmentation du nombre de trimestres à faire pour obtenir une retraite à taux plein, ces autres mesures paramétriques obtiennent des résultats sur l’équilibre des dépenses, mais à plus long terme. Une autre méthode tout aussi rapide pour réduire les déficits aurait été d’augmenter les cotisations sociales retraite, mais ne pas augmenter les impôts est un totem de la stratégie économique du gouvernement.
La démographie de l’Union européenne est, de fait, l’une des plus vieillissante du monde : 21 % de sa population est âgée de plus de 65 ans, là où la moyenne mondiale est de 10 %. Le budget consacré aux retraites en France semble être parmi les plus lourds du continent. Quelles sont les grandes tendances des réformes en Europe ?
La démographie européenne n’est pas pire que celle du Japon. Et la Chine voit déjà sa population se réduire, conséquence de la politique de l’enfant unique. En Europe, ce sont l’Allemagne ou l’Italie qui sont dans une situation critique, du fait d’un taux de fécondité particulièrement bas (1,3 ou 1,4 enfant par femme), ce qui n’est pas le cas en France. Du point de vue démographique, la France est dans une situation comparativement favorable. Si nous avons connu une baisse de fécondité dans les années 1990 (aux alentours de 1,7 enfant par femme), ce ne fut pas un baby crash, la fécondité a fortement remonté dans les années 2000, et elle baisse un peu depuis pour se stabiliser au-dessus de 1,8. Ce qui signifie que notre population active ne va pas décroitre autant qu’ailleurs et garantit à terme un ratio de dépendance démographique (part des retraités sur les actifs) moins défavorable qu’ailleurs. Cependant, nous avons comme les autres à faire avec la bosse démographique des papy boomer (plus de 750 000 départs à la retraite par an), ce qui va durer jusque vers 2035, et l’espérance de vie continue d’augmenter, même si c’est beaucoup moins vite qu’avant (elle augmente environ d‘un mois par an en France, stagne en Europe, et baisse aux États-Unis).
Pour faire face à ce déséquilibre démographique (de plus en plus de retraités, qui vivent de plus en plus longtemps et qui ont accumulé de bons droits à retraite, qui doivent être financés par un nombre d’actifs qui se rétracte), la plupart des pays ont choisi de baisser la générosité des pensions. En France, les mesures décidées en 1993 rappelées précédemment, tout comme celles adoptées en 2003, 2007, 2010 et 2013 ont déjà programmé de faire baisser le niveau des retraites (la baisse a commencé en fait en 2018, mais va fortement s’accélérer dans les années à venir). Les autres pays ont, eux aussi, décidé de reculer l’âge de départ à la retraite, en fermant les pré-retraites, puis en reculant l’âge légal de départ de 65 ans vers 67 ans. Nous avons aussi commencé à le faire en France (fermeture progressive des pré-retraites à partir des années 1990, recul de 60 à 62 de l’âge légal de départ décidé en 2010). Il faut noter que lorsqu’on compare la France aux autres pays européens, on se focalise sur 62 ans (l’âge à partir duquel vous pouvez demander à toucher votre retraite, mais qui sera amputée d’une forte décote pour les carrières incomplètes, - 5 % par année de cotisation manquante), et l’on on oublie l’autre âge légal, qui est celui à partir duquel il n’y a plus cette décote, et celui-là est déjà à 67 ans, alors que les Allemands par exemple n’y sont pas encore.
Ce qui compte surtout, c’est ce que les gouvernements ont fait pour garder les séniors en emploi, afin que les gens puissent travailler effectivement jusqu’à l’âge de la retraite. En France, passé 60 ans, à peine 40 % des Français sont encore en emploi. L’âge effectif de départ à la retraite est de 63 ans dans le secteur privé. Il est de 65 ans en Allemagne ou en Suède, et les taux d’emploi des séniors y sont proches de 70 % en Allemagne, et de 77 % en Suède. Qu’ont-ils fait ? Ils ont poussé les entreprises à investir dans la formation de leurs salariés, et à investir dans les conditions de travail, ce que ni les gouvernements ni les entreprises n’ont véritablement mis en place en France (où les salariés se voient refuser l’accès à la formation continue après 45-50 ans, où les conditions matérielles et psychiques du travail se sont fortement dégradées). C’est sans doute aussi parce qu’il y avait moins de jeunes entrants sur le marché du travail en Allemagne que les entreprises ont cherché à garder leurs séniors. Mais c’est bien là que se situe l’enjeu fondamental : augmenter le taux d’emploi des séniors par des politiques de formation et d’amélioration des conditions de travail, faire en sorte que les Français puissent et souhaitent travailler jusqu’à l’âge de la retraite.
Compte tenu du climat social dégradé et alors que les tensions sociales sont exacerbées par l’inflation et la crise énergétique, comment analysez-vous la détermination du gouvernement à concrétiser cette réforme ?
Je pense que le gouvernement est focalisé sur son objectif budgétaire (réduire le déficit du régime de retraite) et politique (restaurer l’image de réformateur d’Emmanuel Macron et piéger la droite républicaine sur son terrain en proposant une réforme conforme à leurs propositions récentes), mais qu’il fait preuve d’inconscience politique à moyen terme. Les personnes qui seront le plus impactés par cette réforme sont celles qui devront effectivement travailler un ou deux ans de plus que prévu, sans forcément en avoir besoin (ayant déjà leur nombre de trimestre attendu) ou bien celles et ceux qui ne sont déjà plus emploi ni encore en retraite et devront attendre quelques mois ou quelques années de plus au chômage puis au RSA. Les cadres et les plus diplômés ne sont pas les plus concernés par cette réforme, et le gouvernement a prévu quelques mécanismes de compensation pour les plus modestes (maintien de certains dispositifs de départ précoce, minimum de pension garanti). Mais ceux qui vont subir le plus la réforme, sans compensation, sont les ouvriers et les employées peu qualifiées. Pascal Perrineau a pu souligner, il y a longtemps déjà, qu’il y avait un vote ouvrier pour le Front national, Luc Rouban a récemment montré que la dégradation du monde du travail contribue au vote Rassemblement national, et j’ai pu montrer avec des collègues qu’une part croissante des classes moyennes inférieures (les perdants de la mondialisation et de l’automation) votent pour les partis d’extrême droite en Europe. La réforme frappe donc de plein fouet le réservoir de vote du Rassemblement national…
Pensez-vous qu’il est possible de présenter une réforme des retraites en France qui ne provoque pas de mobilisation générale ?
Il y a eu dans le passé une réforme qui n’a pas suscité de telles oppositions politiques, c’est la réforme Balladur de 1993, qui introduisait pourtant des mesures particulièrement drastiques (passage de 37,5 ans à 40 ans de cotisation pour une retraite complète, prise en compte des 25 meilleures années pour calculer le salaire de référence plutôt que les dix meilleures années…). Mais elle ne concernait que le secteur privé (moins syndiqué et à l’époque sous la pression d’un chômage important), a été présentée en plein mois d’août et a été mise en place très progressivement (entre 1993 et 2005). Mais surtout, j’ai pu montrer dans mon ouvrage Réformer les retraites que cette réforme a fait l’objet d’un échange avec les organisations syndicales, puisqu’elle prévoyait la création du Fonds de Solidarité Vieillesse, financé par de la CSG (Contribution sociale généralisée) pour financer les dépenses de solidarité vieillesse – notamment le minimum vieillesse – jusque-là financée par des cotisations sociales. Cette mesure répondait ainsi aux syndicats qui demandaient que les prestations vieillesse non contributives (celles versées à ceux qui n’avaient pas payé suffisamment de cotisations sociales pour avoir une bonne retraite), ne soient pas financées par l’assurance vieillesse, c’est-à-dire par les cotisations des actifs. En finançant par l’impôt ce que les syndicats appelaient les « charges indues », Balladur a ainsi trouvé le moyen d’acheter l’assentiment des organisations syndicales à sa réforme.
C’est ce qui manque depuis aux réformes successives, une négociation suffisamment longue et/ou habile qui permette de construire du consensus. Le Conseil d’Orientation des Retraites (COR) mis en place par Lionel Jospin devait servir à poser un diagnostic partagé et peut-être tendre vers des solutions consensuelles, mais il a souvent été contourné lors de la préparation des dernières réformes. En outre, la division syndicale, tout comme la logique binaire de nos institutions politiques (majorité contre opposition), ne nous ont pas habitué à construire des solutions consensuelles, comme c’est le cas en Suède où la réforme structurelle des retraites de 1998 a été négociée par étapes successives pendant près de dix ans jusqu’à atteindre l’unanimité politique. On pourrait dire qu’en France, les protestations contre les réformes des retraites font partie de l’exercice, presque du folklore... Le problème c’est que la multiplication de ces réformes impopulaires – dont chacune est censé être « la dernière » – a contribué à miner la confiance dans les gouvernants (qui réforment sans tenir compte des oppositions et des protestations, sans chercher à convaincre ni négocier) et alimente ainsi l’idée que les élites négligent le point de vue et les problèmes des citoyens, et le vote protestataire.