Émile Magazine

View Original

À Sciences Po, une mutation de l’engagement étudiant

Dans le cadre de son grand dossier sur l’évolution de l’engagement en France, Émile s’est intéressé aux mutations en cours rue Saint-Guillaume. Si les élèves de Sciences Po sont réputés pour leur implication dans le monde associatif et politique, la crise sanitaire a contribué à transformer leur manière de concevoir le militantisme. Reportage in situ.

Par Lucas Nitzsche

Étudiants en Péniche, hall d’entrée du 27 rue Saint-Guillaume, où les associations étudiantes tiennent traditionnellement des stands et distribuent des tracts. (Crédits: Didier Pazery / Sciences Po)

« Comprendre son temps pour agir sur le monde » : c’est avec cette nouvelle raison d’être que la communauté des Sciences Po a souhaité réaffirmer la vocation de l’institution. Depuis plus de 150 ans maintenant, l’école encourage les étudiants à s’impliquer au sein de la société civile. De fait, en 2022, plus d’un étudiant de l’école sur deux était adhérent ou bénévole dans une association (1), mais la pandémie a mis à mal leur motivation à s’engager de manière effective.

Covid-19 et « perte de l’engagement » 

Depuis la crise sanitaire, les couloirs de Sciences Po Paris paraissent étrangement vides. Tout comme les amphithéâtres qui accueillent les conférences et les débats. « Les étudiants ont perdu l’habitude de s’engager », explique Antoine Lengès, secrétaire général du Bureau des étudiants (BDE) entre 2021 et 2022. Lieu emblématique du campus, la péniche du hall d’entrée, où tractaient habituellement les militants, peine à retrouver son affluence pré-Covid, « environ deux tiers des associations du campus de Paris sont devenues inactives ou ont été mises en sommeil à l’issue de la crise sanitaire », nous indique le jeune homme. Bien que les associations dites « permanentes », à l’instar du Bureau des étudiants (BDE), continuent de rassembler, il y observe là aussi une démobilisation : « Habituellement, quatre ou cinq listes concurrentes se présentaient à l’élection pour le BDE. Mais depuis le Covid, il n’y a plus qu’une seule liste par an. »

Parmi les associations qui résistent à la tendance, Sciences Po Environnement (SPE). Marion Dejean, sa vice-présidente, constate un fort intérêt des étudiants, notamment sur les campus en région, comme à Nancy. Mais le défi est de les maintenir motivés sur la durée et de canaliser leur engagement, car beaucoup sont membres de SPE sans participer à ses actions. « Nous avons dû restructurer l’association autour de plusieurs pôles pour motiver les étudiants au sein de petits groupes et être sûrs que nos projets prennent forme. »

Des thématiques d’engagement communes

Si la mobilisation au sein de ces structures se pérennise, c’est avant tout grâce à une poignée de thématiques. Selon Baptiste Vivien, responsable de l’engagement à Sciences Po, « on note une forte propension au soutien de projets solidaires et tournés vers l’humain, le bien-être des étudiantes et étudiants ou la défense de droits fondamentaux ».

Le nombre d’initiatives étudiantes déposées pendant la procédure de reconnaissance des associations a augmenté de près de 30 % en cinq ans et le travail politique autour de ces thématiques continue de susciter l’intérêt. François Jarlier, ex-coordinateur des Jeunes Insoumis.es à Sciences Po, confirme que le programme du parti (« L’Avenir en commun ») est « très bien connu des militants, car il est très complet, expertisé et retravaillé. C’est pour les combats sociaux et écologiques que les militants rejoignent les Jeunes Insoumis.es ».

Les étudiantes et étudiants s’engagent majoritairement dans des associations à caractère social, notamment avec l’appui du Parcours civique, un dispositif mis en place par l’école en 2017 (voir encadré ci-contre). « Les stages civiques sont souvent un déclencheur », confirme Antoine Lengès. Après leurs expériences sur le terrain, les étudiants souhaitent souvent prolonger leur aventure militante au sein de la société civile en parallèle de leurs études.

Les mouvements et partis politiques, grands vainqueurs du nouveau paysage associatif

Cette plus forte mobilisation autour des thématiques sociales et environnementales a aussi conduit à une radicalisation des étudiants à gauche. Dans Une jeunesse engagée, l’étude que Martial Foucault et Anne Muxel ont réalisée sur les élèves de Sciences Po, les chercheurs ont observé un changement dans le positionnement politique. « L’un des résultats de l’étude est de montrer que les étudiants sont passés d’une gauche “jospiniste” à une gauche “mélenchoniste” » 

Le travail de réflexion politique motive ainsi davantage, notamment dans le contexte récent de l’élection présidentielle, puis de la séquence autour de la réforme des retraites. François Jarlier, co-animateur des Jeunes Insoumis.es à Sciences Po, regrette qu’il soit « plus simple de mobiliser autour du travail intellectuel que pour d’autres formes concrètes d’engagement, à l’instar du tractage ou des actions militantes ».

Une droite marginale

Autre observation de Martial Foucault et Anne Muxel : le recul de la culture politique de la droite de gouvernement, « déjà peu présente il y a 20 ans », mais qui continue de reculer. Hector Vesproumis, ex-président des Jeunes Républicains Sciences Po, confirme la tendance : « Les Jeunes Républicains n’ont pas réussi à fédérer lors de l’élection présidentielle et la position du parti lors de la séquence des retraites n’a pas aidé à recruter davantage d’étudiants ». 

Du côté de l’extrême droite, si le FN/RN n’a jamais réussi à s’implanter au sein de l’école, la figure d’Éric Zemmour a davantage mobilisé et une antenne de Reconquête ! a même été créée durant la campagne électorale de 2022. Pour exister, une association étudiante doit recueillir un nombre minimum de votes des élèves durant la procédure de reconnaissance des associations. 

« Nous avons recueilli 256 voix au premier semestre et 153 au second », avait déclaré à Émile, au printemps dernier, l’étudiant qui en était le fondateur. « Nous sommes une cinquantaine de pro-Zemmour à Sciences Po et une dizaine d’actifs investis. » L’échéance électorale de 2027 contribuera-t-elle, à nouveau, à faire évoluer la couleur politique des étudiants de la rue Saint-Guillaume ? 

(1) Chiffre extrait d’Une jeunesse engagée. Enquête sur les étudiants de Sciences Po, 2002-2022, Martial Foucault, Anne Muxel, Les Presses de Sciences Po, coll. «Essai», 2022.

Ce reportage a initialement été publié dans le numéro 29 d’Émile, paru en novembre 2023.


Le Parcours civique, moteur d’engagement à Sciences Po

Lors de son instauration, en 2017, le Parcours civique était perçu d’un œil méfiant par les étudiants : « On nous demandait pourquoi nous voulions essayer de “forcer” un engagement », confie Sandra Biondo, coordinatrice du programme. Avec deux stages de terrain obligatoires en première et deuxième année du Collège universitaire et le Grand Écrit (un travail de réflexion à rendre en troisième année), les contraintes semblaient importantes.

La perception du Parcours civique s’est pourtant largement améliorée au fil des années, notamment grâce aux compétences qu’il permet d’acquérir. À travers leurs stages, les étudiants entrent en contact avec les publics bénéficiaires, se confrontent aux difficultés du terrain et se construisent un réseau. « Ces compétences se manifestent particulièrement lors d’urgences ou de crises », illustre Sandra Biondo, qui cite comme exemples la crise sanitaire du Covid-19 et la guerre en Ukraine. « Les étudiants sont plus réactifs et mettent rapidement en place des levées de fonds ou mobilisent des réseaux associatifs, par exemple. »

Les Organisations non gouvernementales (ONG) attirent particulièrement les étudiants : 89 % d’entre eux choisissent d’en intégrer une pour effectuer leur stage civique. Les thématiques d’engagement, quant à elles, sont très diverses et varient d’un campus à un autre. « Les élèves de celui de Menton sont par exemple davantage engagés sur les questions de solidarité envers les migrants, en raison de leur position géographique. »