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Claire Denis : "Je n’ai jamais rien connu de plus attirant que le cinéma”

À l’occasion du lancement de la Maison des arts et de la création, Sciences Po a invité, le 23 février dernier, la réalisatrice Claire Denis, titulaire de la nouvelle Chaire cinéma pour l’année 2023. Interrogée par le journaliste et critique Jean-Michel Frodon, elle s’est confiée sur son processus créatif et sa vision du 7e art. La rédaction d’Émile était présente et vous propose de découvrir le compte-rendu de cette Masterclass. 

Propos recueillis par Ismaël El Bou-Cottereau

Claire Denis lors de sa Masterclass à Sciences Po. (Crédits : Sciences Po)

Que faîtes-vous en ce moment ? 

Je suis dans cette période très particulière qu’est l’écriture d’un scénario. C’est une période parfois brève et brutale, ou plus lente, en quête d’une forme. La forme n’a rien à voir avec ce qu’on appelle l’histoire, la narration. Il y a quelque chose d’étrange dans l’écriture d’un scénario ; cela ne peut fonctionner que lorsqu’une sorte de forme arrive. Pour trouver cette forme, il y a d’abord beaucoup d’échecs. Il s’agit d’une forme intérieure que l’on entrevoit, comme une sorte de boucle, de masse. La narration devient possible quand la forme est perceptible. Sinon la narration devient un exercice aléatoire et ennuyeux, qui demande de raconter quelque chose dans un temps.

Je travaille à l’adaptation d’une pièce de théâtre de Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens.  On pourrait se dire que tout est là et, pourtant, la route est longue. Située au Nigeria, cette pièce est comme un combat de mots entre des occupés – des Nigérians – et deux ingénieurs blancs qui exploitent les richesses agricoles. J’étais intriguée par cette pièce, mais elle était tellement loin de ce que j’avais connu de l’Afrique que lorsque Bernard-Marie Koltès me disait que j’allais en faire un film, je lui disais « oui » pour lui faire plaisir. Il est mort du sida en 1989 ; les années passant, arrivée à mon âge, je me suis dit que je pouvais essayer. C’est passionnant de répondre à Koltès qui n’est plus là depuis longtemps et à ma curiosité. 

Bien sûr, le scénario n’est qu’une étape. Lire un scénario, ce n’est pas assez. C’est comme lire un plan ou une carte, mais un film c’est aussi un territoire qu’il faut toucher. Le territoire est une rencontre physique avec de la lumière, des sons, des acteurs… Cette forme, c’est quelque chose que je perçois intellectuellement, même si c’est un peu simplet parfois, et notre désir de créer un film. Je n’aime pas toujours le mot « création », mais quand le tournage commence cette conjonction doit être physique et sensible à tous. Parfois je me dis que je ne saurais pas faire un film avec des gens que je n’aime pas, dans des lieux que je n’aime pas. Mais ce n’est pas vrai : le film, tout d’un coup, impose sa puissance, son rapport physique, on s’aperçoit qu’on est dans le film. Quand Jean-Luc Godard tournait Détective, il avait dit que sur un plateau tout le monde se dit « comment tu vas ? », mais personne ne dit « et le film, comment il va ? » Le film a une existence physique, parfois il va mal et il peut se rétablir ; il faut le côtoyer plus que le créer. 

En 1990, vous avez réalisé avec Serge Daney un documentaire sur Jacques Rivette (Jacques Rivette, le veilleur), grande figure de la nouvelle vague qui souhaite « laver le regard du spectateur du point de vue des histoires et du point de vue visuel. » Quel est votre regard là-dessus ? 

L’arrivée, après la Seconde Guerre mondiale, de caméras plus maniables, de pellicule rapide, de sons directs, a amené, comme il le dit, un peu de « fraîcheur ». Quelque chose s’était usé avec ce cinéma enfermé dans les studios, qui n’avait plus de raisons d’exister en France. Jacques Rivette, qui a travaillé avec Jean Renoir, s’imaginait bien ce qu’était peindre sur le motif. Plus que « rafraîchir », je dirais que le spectateur, tout d’un coup, était face à un film avec lequel on pouvait dialoguer. Les films de studio étaient presque devenus un peu lointains, avec une carapace et un dialogue plus compliqué. Pour ce documentaire avec Serge Daney, Jacques Rivette avait imposé le XIIIème arrondissement de Paris. J’aimais cette idée que ça valait le coup d’explorer un arrondissement pour un film. 

Je n’ai jamais rien connu de plus attirant que le cinéma. Dans les années 1970, c’était le plus grand moteur de ma vie, je pensais que le cinéma était ce qu’il y avait de plus actif et plus brûlant dans cette deuxième moitié du XXème siècle. 

Le pensez-vous toujours ? 

Oui, peut-être avec un léger décalage. À l’époque, je pense qu’on était beaucoup à penser ça. Aujourd’hui le cinéma est une industrie, un métier, alors que je n’avais pas du tout envisagé cela ainsi. Je pense que j’ai bénéficié de cette lumière qui scintillait si fort sur les écrans. Il y avait quelque chose qui me frappait : à Paris, le cinéma était du monde entier, et moi, avec beaucoup de naïveté, je me sentais aussi du monde, j’avais le sentiment que les salles de cinéma proposaient le monde.

C’était un monde où les films n’étaient pas tellement formatés par l’industrie ; le reflet de ses diverses langues et cultures appartenait au cinéma tout court, et pas seulement à ce que l’on appelle aujourd’hui le cinéma d’auteur, une sorte de petite forteresse triste, rétrécie. 

Sciences Po a projeté votre film White Material (2009). Pouvez-vous en dire quelques mots ? 

White Material est un titre qu’on avait avec Bernard-Marie Koltès. J’étais en résidence au Portugal et j’avais découvert un collectionneur d'ivoire d’Angola et du Mozambique, appelés par les habitants de ces pays « white material ». Avec Koltès, on s’est dit que cela pouvait aussi s’appliquer aux blancs qui viennent en Afrique. Mais le film ne ressemble en rien au scénario que l’on avait imaginé ensemble. 

Identifiez-vous un fil rouge qui guiderait l’ensemble de votre œuvre cinématographique et de votre processus créatif ? 

C’est une question que je me pose mais, sincèrement, je n’en identifie pas du tout. Quand le film est terminé, on sent une sorte de vide arriver, puis des sensations, qui pourraient faire un futur film, réapparaissent. Je ne vois donc pas un fil rouge, mais une forme de déprime. Il y a tellement de terminaisons nerveuses activées pendant la fabrication d’un film qui, peu à peu, s’éteignent comme des petits feux de brousses. Il reste juste la trace ; ça ne flamboie plus.