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L’économie cambodgienne à la croisée des chemins

Laissé exsangue à la fin de la guerre froide par un conflit cruel que les rivalités entre grandes puissances avaient alimenté, le pays écrit depuis deux décennies une remarquable success-story économique. Fort d’un taux de croissance moyen de 7 % sur la période 1999-2019, le Cambodge a multiplié par six son PIB par habitant. Toujours classé par l’ONU parmi les pays les moins développés, il est en bonne voie pour se défaire de ce statut dans les prochaines années, malgré des fragilités. Forte dépendance à quelques secteurs clés, déficit de compétences qui affecte la compétitivité, manque d’infrastructures affaiblissant la connectivité : le Cambodge devra résoudre de nombreux défis s’il veut pérenniser sa croissance. 

Par Hadrien Diez (promo 08), à Phnom Penh

Phnom Penh, la capitale du Cambodge, de nuit. Au premier plan, le bâtiment Art déco du marché central (1937). (Crédits : Andrii Lutsyk/Shutterstock)

Au Cambodge, tous les voyagistes savent qu’il faut à tout prix éviter la Route nationale 4 vers la fin de l’après-midi. La pagaille y est assurée sur l’axe vital qui relie Phnom Penh, la capitale aux 2,2 millions d’habitants, à Sihanoukville, grand port du sud et porte d’accès aux îles dont les touristes raffolent. À l’heure de pointe, des milliers d’ouvrières sortent de dizaines d’usines de textile réparties à l’entrée de la ville. Les quelques privilégiées qui disposent d’un deux-roues se faufilent dans une circulation immobilisée par les camions-bennes garés de part et d’autre de la chaussée. Les autres s’y entassent, grignotant impassiblement les snacks que des nuées de vendeurs leur proposent en attendant que les bennes se remplissent. Pour les touristes coincés, il ne reste souvent qu’à essayer d’immortaliser ce chaos très couleur locale. 

Essor impressionnant

L’industrie de la confection a valeur de pilier pour l’économie cambodgienne. Indispensable source de devises étrangères, le secteur pèse près de 60 % des exportations du pays et près du tiers de son PIB. Mais c’est peut-être comme employeur que cette industrie influe le plus sur la vie cambodgienne, avec plus d’un demi-million d’ouvriers à travers le pays. Fixé à 200 dollars mensuels pour l’année 2023, le salaire minimum se situe dans la fourchette haute de ceux que le secteur distribue dans la région. Or, des 700 000 ouvriers qui y travaillent au Cambodge, plus de 80 % sont des femmes. Depuis son implantation dans le pays, il y a près d’une trentaine d’années, le secteur a permis à des millions d’ouvrières de toucher un revenu et de s’émanciper.

À l’instar de l’industrie de la confection, l’économie cambodgienne s’appuie sur une série d’avantages comparatifs clés. « Le Cambodge peut compter sur une population jeune – 50 % des Cambodgiens ont moins de 25 ans – avide d’apprendre et d’entreprendre. Sa position centrale en Asie du Sud-Est lui permet de se connecter aux marchés ou aux chaînes de production de ses plus grands voisins tout en bénéficiant par ailleurs d’accès privilégiés à plusieurs marchés d’exportation », analyse Blaise Kilian (promo 96), installé au Cambodge depuis plus de 20 ans.

Codirecteur du musée de l’Économie et de la Monnaie, une institution qui dépend de la Banque nationale du Cambodge, ce fin connaisseur du pays observe depuis deux décennies son environnement macro-économique. Selon lui, les développements récents ne sont qu’un début. « L’émergence rapide d’une classe moyenne, les réformes favorables au cadre des affaires, le développement des infrastructures physiques et technologiques, la capacité à sauter des étapes comme dans le domaine bancaire où l’on est déjà entré dans l’ère digitale : le pays ne cesse de se transformer et chaque défi non encore relevé constitue une opportunité. »

L’industrie textile est l’un des piliers économiques du pays. (Crédits : Shutterstock)

Une économie en chantier

La pandémie de Covid-19 a toutefois rappelé la fragilité de ces progrès. Tombé de près de moitié entre 2009 et 2019, le taux de pauvreté est, depuis, légèrement reparti à la hausse. Il s’élève aujourd’hui à près de 20 % des 16 millions d’habitants du pays, selon la Banque mondiale. Malgré une grande résilience économique qui s’appuie sur un secteur agricole morcelé en petites propriétés familiales capables d’absorber les chocs économiques, la Banque mondiale estime que plus de 400 000 personnes sont repassées sous le seuil de pauvreté depuis 2020.

Les opportunités économiques de demain sont donc conditionnées à la capacité du Cambodge à continuer de se réformer. La croissance actuelle ne repose en effet que sur une poignée de secteurs – confection, construction, tourisme. Cette concentration est une fragilité. « L’enjeu est désormais de diversifier. Diversifier la production industrielle et créer plus de valeur ajoutée ; diversifier les sources d’investissements étrangers pour ne pas dépendre uniquement de la manne chinoise ; diversifier les marchés à l’exportation pour ne pas être trop dépendant d’un Occident de plus en plus enclin à la pratique des sanctions économiques, estime encore Blaise Kilian. Bref, bénéficier de tous sans dépendre de personne. »

L’éducation et la formation professionnelle ne permettent toutefois pas encore de répondre aux besoins d’une économie spécialisée. Un grand nombre de petites et moyennes entreprises n’ont pas le niveau suffisant pour traiter avec les secteurs porteurs qui attirent les investissements étrangers. Au-delà du manque de compétitivité, le risque serait de voir se développer une économie à deux niveaux, avec son cortège d’inégalités. « Il faudra remporter le défi de la mise à niveau pour inscrire le Cambodge dans une croissance durable et inclusive », ajoute l’expert.

Énergies renouvelables, avantage économique

Atout du Cambodge, l’énergie verte pourrait bien constituer une partie de la solution au problème de compétitivité. Tirée par l’hydroélectricité et le développement récent de centrales solaires, la part du renouvelable pèse pour plus de la moitié dans la production nationale d’électricité. « Le mix énergétique constitue un important facteur de compétitivité », explique Karolien Casaer (promo 05), experte en politique climatique active au Cambodge depuis près de cinq ans. « Les grandes marques internationales de vêtements ont souvent pris des engagements contraignants sur la décarbonation de leurs chaînes d’approvisionnement. Leurs investissements sont désormais liés à la possibilité de réduire leurs émissions. »

À moyen terme, d’autres mécanismes prometteurs devraient aider l’économie cambodgienne dans sa quête d’investissements. « Un mécanisme comme le marché du carbone offre de nouvelles perspectives », juge Karolien Casaer. Selon le principe de ce marché, des crédits sont générés chaque fois que des projets permettant d’éviter des émissions de gaz à effet de serre sont certifiés. Les acteurs émetteurs de carbone (entreprises, États…) qui souhaitent réduire leurs émissions sans y parvenir complètement peuvent alors compenser leurs émissions résiduelles en achetant ces crédits. « Cela incite les institutions et entreprises cambodgiennes à développer des infrastructures peu ou pas carbonées et à les monétiser via des crédits. Pour le Cambodge, qui connait un développement rapide, cela pourrait représenter une importante source de financement. »

Un barrage dans le massif des Cardamomes. La part du renouvelable pèse pour plus de la moitié dans la production nationale d’électricité. (Crédits : Toch yankoup/Shutterstock)

Bis repetita ?

Plus que tout autre facteur, la stabilité régionale aura une influence déterminante sur les perspectives de développement du Cambodge. Or la rivalité croissante entre la Chine et les États-Unis inquiète en Asie du Sud-Est. Le Cambodge quant à lui, lié diversement aux deux puissances, refuse d’avoir à prendre parti dans une dispute où il estime avoir tout à perdre. Il comprend peut-être mieux que quiconque les risque d’une telle logique d’affrontement : victime d’une guerre qui n’a eu de froide que le nom (voir encadré), le royaume veut à tout prix éviter d’avoir à nouveau à choisir un camp.

Paradoxalement, le Cambodge se voit fréquemment suspecté d’alignement avec la Chine dans les médias internationaux. Ces dernières années, les très importants investissements chinois dans les infrastructures sous la bannière des « nouvelles routes de la soie », la présence d’une importante industrie du jeu chinoise à l’influence opaque ou encore la volonté cambodgienne de défendre il y a quelques années les positions chinoises sur la mer de Chine méridionale au détriment de ses alliés régionaux ont parfois brouillé l’image du pays.

La position ferme du pays sur la guerre en Ukraine a apporté un démenti aux accusations de satellisation. Là où la Chine n’a jamais explicitement condamné son allié russe, le gouvernement cambodgien n’a pas caché sa réprobation. Il a voté pour la condamnation de l’invasion à l’Assemblée générale de l’ONU tandis que tous ses voisins (Vietnam, Laos, Thaïlande) se sont abstenus.

Ainsi, l’influence chinoise au Cambodge doit être replacée dans son contexte. Actrice historique dans la région, la Chine est à l’origine d’une ancienne et importante diaspora au Cambodge. Puissance économique source inépuisable d’investissements, garant de nombre d’équilibres régionaux, le mastodonte chinois est tout simplement un partenaire incontournable pour le pays et la région. La Route nationale 4 en est un exemple parlant : elle vient tout juste d’être doublée par une autoroute à quatre voies, projet phare des « nouvelles routes de la soie. » Pour les touristes, plus de danger de se retrouver coincé. l


Guerre(s) et Khmers rouges au Cambodge

Pendant la guerre du Vietnam (1955-1975), Phnom Penh a longtemps tenté de garder une posture neutre. Une position de plus difficile à tenir, d’autant que son territoire servait de route d’approvisionnement aux forces du Nord-Vietnam. Après un premier coup d’État (1970), le Cambodge s’aligne avec le camp sud-vietnamien soutenu par les États-Unis. Active depuis quelques années dans le pays, une guérilla communiste dont les cadres et combattants étaient connus sous le nom de « Khmers rouges » s’est alors fortement développée ; ceux-ci ont fini par prendre le pouvoir après cinq ans de guerre civile (1975).

Les Khmers rouges ont aussitôt mis en place un régime totalitaire d’une extrême brutalité. Inspirés par le « Grand Bond en avant » de la Chine maoïste, leur principal soutien international, ils établissent un impitoyable système de travail forcé et se rendent coupables d’atrocités. On estime qu’un cinquième de la population cambodgienne de l’époque a péri durant cette période, soit près de deux millions de personnes.

Bien que tous deux d’inspiration communiste, les régimes cambodgien et vietnamien sont bientôt à couteaux tirés après une succession d’escarmouches frontalières (1977-1978). Soutenu par l’URSS, son principal allié, le Vietnam décide d’envahir le Cambodge pour faire tomber le régime des Khmers rouges (1979) et en installer un autre qui lui serait favorable. Défaits dans les principaux centres urbains, ceux-ci reprennent la guérilla.

Le conflit a perduré tout au long des années 1980. À la fin de la guerre froide, les Accords de Paris (1991) ont débouché sur une tentative de stabilisation internationale. L’envoi d’une force de maintien de la paix sous l’égide de l’ONU (1992-1993) a permis l’organisation d’élections (mai 1993) dont les Khmers rouges se sont tenus à l’écart. Les hostilités n’ont complètement pris fin qu’en 1998, avec la reddition de ce qu’il restait de leur commandement.


Cet article a initialement été publié dans le numéro 27 d’Émile, paru en février 2023. Pour recevoir le magazine Émile, il faut être membre de Sciences Po Alumni.