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Amin Maalouf : la passion de "la marche du monde"

Le romancier, auteur prolifique plusieurs fois primé, a été élu fin septembre secrétaire perpétuel de l’Académie française. D’origine libanaise, Amin Maalouf a d’abord été journaliste à Beyrouth, entre 1971 et 1975. Il quitte le pays un an après les débuts de la guerre du Liban et s’installe en France en 1976. Les thématiques de l’exil, des identités, des migrations, des civilisations, de la mémoire sont au cœur de son œuvre. Il partage avec nous son expérience de journaliste durant « l’âge d’or » de la presse libanaise et ses vues sur l’évolution du paysage médiatique.

Propos recueillis par Nicole Hamouche (promo 93)

Le romancier libanais Amin Maalouf (Crédits : JF PAGA / Grasset)

Pouvez-vous témoigner de votre expérience de journaliste au Liban, vous qui l’avez été à une époque où Beyrouth occupait une place privilégiée dans le paysage médiatique arabe ?

J’ai été rédacteur au quotidien libanais de langue arabe An Nahar entre 1971 et 1975. J’ai d’abord travaillé pour le supplément économique du journal. Puis, assez vite, je suis passé à l’actualité internationale. J’ai beaucoup voyagé, j’avais constamment envie d’aller là où les événements se passaient. J’étais à Addis-Abeba lors de la chute de la monarchie éthiopienne, en septembre 1974, et au Vietnam lors de la dernière bataille de Saïgon, en mars et avril 1975. Sur le chemin du retour, je m’étais arrêté à New Delhi pour interviewer la Première ministre indienne Indira Gandhi.

Quand la guerre civile a commencé, les journaux de Beyrouth ont cessé d’envoyer leurs reporters à travers le monde. Leurs lecteurs ne s’intéressaient plus qu’aux événements tragiques du pays, ce qui est parfaitement naturel. Jusqu’aux années 1970, Beyrouth était encore le centre médiatique le plus important du monde arabe – la guerre et l’après-guerre lui ont fait perdre sa place privilégiée.

Auparavant, jusqu’au début des années 1950, c’était Le Caire. Mais la capitale égyptienne avait perdu ce rôle lorsque le président Nasser avait nationalisé les journaux, imposé le régime du parti unique et quasiment aboli la liberté d’expression. Puis, les pays du Golfe ont commencé à prendre de l’importance dans ce domaine. D’abord le Koweït, puis les Émirats arabes unis, et le Qatar, avec la création de la chaîne Al Jazeera. 

Pour ma part, dès ma venue en France, en juin 1976, j’ai pris contact avec Jeune Afrique, que je lisais déjà du temps où j’étais à Beyrouth, et j’ai commencé à y travailler dès le mois de septembre. L’Afrique m’a toujours intéressé, j’y ai effectué plusieurs voyages quand je vivais au Liban, et encore plus à partir de Paris.

Vous êtes très vite passé du journalisme à la littérature, vous consacrant à celle-ci. Pourquoi ?

De mon point de vue, il n’y a pas eu de vraie rupture. Je suis passionné par la marche du monde. Ce qu’il y a de constant chez moi, c’est mon intérêt pour les événements du monde, depuis l’enfance. C’est lié à l’environnement familial dans lequel j’ai grandi ; mon père était journaliste… Cet intérêt, que je cultivais dans mon activité journalistique, je le cultive également dans mes livres ; qu’il s’agisse de mes essais ou de mes romans, ils évoquent l’état du monde passé ou à venir. Mais il est vrai que la littérature a été pour moi, dès l’enfance, une passion. J’ai toujours aimé lire des romans et des journaux et je n’ai jamais senti que je devais choisir entre mes deux passions. 

Sauf qu’à un moment, on est obligé de répartir le temps de manière rationnelle. Dans la vie d’un homme, le temps est la denrée la plus rare. J’ai eu envie, à un moment, d’écrire de manière plus ample sur les événements du monde avec, en même temps, le récit et une vision plus vaste de ce que cela signifie ; et j’ai compris un jour que je ne pouvais pas à la fois diriger un journal, en travaillant du matin au soir, et terminer le roman que j’étais en train d’écrire. C’était au tout début de l’année 1985. J’ai décidé abruptement de renoncer à mon activité journalistique pour me consacrer entièrement à la littérature. 

Ce choix était aussi, en partie, lié à ma vie personnelle, au fait d’avoir quitté le Liban, et de m’être installé dans un tout autre environnement professionnel et culturel.

Vous écriviez pour An Nahar, le grand quotidien libanais en arabe. Pourquoi être passé au français ?

Puisque j’étais désormais en France, j’éprouvais le besoin de m’adresser aux gens au milieu desquels je vivais dans leur propre langue. Sinon, je serais resté extérieur au pays, extérieur à la société. Il m’est difficile d’écrire dans une langue qui n’est pas celle des gens qui vivent autour de moi. Le passage de l’arabe au français était naturel ; je n’y ai pas beaucoup réfléchi.

Il est vrai aussi que la langue de mon pays d’adoption ne m’était pas étrangère. J’ai fait mes études dans une école où beaucoup d’enseignants étaient français, et où cette langue n’était pas considérée comme étrangère. Les choses auraient été plus difficiles pour moi si j’avais émigré vers un pays dont je ne connaissais pas la langue. Mais ce n’est pas par hasard que j’ai choisi de venir en France…

Selon vous, qui observez justement « la marche du monde », avec la technologie et la dématérialisation, le concept de centre médiatique veut-il encore dire quelque chose ?

Autrefois, la notion même de « centre médiatique » avait une tout autre signification. Nous sommes à une époque où le vieux monde de la communication a été bouleversé. Une nouvelle réalité est en train d’émerger, une réalité mouvante, insaisissable, et je serais incapable de dire sur quoi elle va déboucher.

Je ne sais pas non plus si ce qui arrive est meilleur ou pire que ce qu’il y avait. Mais la question n’a pas beaucoup de sens. Un autre monde émerge et nous n’avons pas d’autre choix que celui de nous adapter et d’essayer de comprendre, en continuant à « naviguer », tant bien que mal.

Le développement des millions de sources d’information ne vous informe pas beaucoup plus ni beaucoup mieux. Et il n’y a pas davantage de débat de fond qu’auparavant.  

À ce propos, comment vous informez-vous ? Regardez-vous la télévision ?

Par le passé, j’écoutais la radio. Je le fais un peu moins aujourd’hui. Mes sources se sont diversifiées. Je lis beaucoup de journaux de divers pays. Je visite aussi des sites d’information, lorsque je sais qu’ils sont fiables. Mais je ne « pratique » pas les réseaux sociaux, ni comme source d’information ni dans mes échanges avec les autres. S’agissant de la télé, je n’y regarde que très rarement les programmes d’information. Sauf lorsqu’il y a une actualité très chaude, avec des développements minute par minute.

J’essaie aussi de ne pas me limiter à un seul son de cloche. Je pense qu’il faut écouter les gens avec qui on est d’accord et ceux avec qui on n’est pas d’accord. Mon premier livre, Les Croisades vues par les Arabes [JC Lattès, 1983, NDLR], c’était cela. Sinon, on devient obtus et on s’égare.

Qu’est-ce qui a le plus d’influence, si tant est qu’ils en aient : la littérature ou le journalisme ?

Il faut éviter de surestimer l’influence que l’on a. Qu’on soit romancier ou journaliste, on a le devoir d’être intègre, sincère, courageux, responsable... et modeste. Il ne faut pas croire que l’on détient la vérité et il ne faut pas s’imaginer que les mots que l’on dit ou écrit vont changer la face du monde. On s’efforce de comprendre la marche du monde, puis on transmet ce qu’on a compris. 

Pour ma part, c’est ce que j’essaie de faire et je suis incapable de dire si cela aura un impact quelconque. Il est légitime de l’espérer, mais il ne faut pas se faire trop d’illusions. C’est toujours l’oubli qui a le dernier mot.

Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 28 d’Émile, paru en juin 2023.