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Selim Nassib, la séduction du tumulte libanais

Il est né et a passé ses premières années au Liban. Parti du fait des turbulences de l’Histoire, Selim Nassib fait un pied de nez à celles-ci et y retourne en tant que correspondant d’un journal français durant la guerre. De cette aventure naîtra Le Tumulte, un roman qui vient prolonger l’œuvre du romancier inspirée par l’Orient, ses remous et ses atours. Si le livre est pressenti pour de nombreux prix, il donne surtout à son auteur, selon ses propres dires, une nationalité libanaise particulière : « la nationalité littéraire ».

Par Nicole Hamouche (promo 93)

Le journaliste et romancier libanais Selim Nassib (D.R.)

« En écrivant pour un journal, je croyais contribuer à la résistance de Beyrouth face à l’agression », dit Youssef, le narrateur du roman Le Tumulte, de Selim Nassib, paru aux Éditions de l’Olivier en 2022. Youssef a grandi au Liban, dans une famille juive originaire de Syrie. Refusant d’être assimilé à son identité d’origine, il s’engage, en mai 1968, dans différents mouvements révolutionnaires au sein desquels l’appartenance confessionnelle ne compte pas. En 1982, devenu journaliste en France, il revient à Beyrouth, parce qu’il lui semble important d’être présent dans sa ville natale sur le point d’être encerclée par l’armée israélienne. Il vit le siège de Beyrouth pendant près de trois mois, envoyant quotidiennement ses articles à Libération. En septembre 1982, il parvient à embarquer sur le bateau qui emmène Yasser Arafat, le chef de l’OLP, vers un nouvel exil.

Le roman relate en grande partie l’atmosphère de cette époque de guerre, d’exultation, de vivre-ensemble, de décomposition et de désillusions ainsi que les sortilèges infinis de Beyrouth, vers laquelle l’auteur reviendra avec femme et enfant lors de la révolution d’octobre 2019… simplement pour y prendre part. Comme son héros, Selim Nassib a été journaliste, correspondant de Libération à Beyrouth durant la guerre ; comme son héros, il est mordu du Liban. Si ses articles relayaient les nouvelles du pays en guerre, ce sera sa littérature qui, des années plus tard, témoignera, pour le pays et pour la région dont il ne s’est jamais complètement défait, malgré les années françaises, recevant le prix France-Liban de l’Association des écrivains de langue française (Adelf) pour Le Tumulte

« Grâce au jury qui m’avait décerné le prix, j’avais gagné une nationalité libanaise particulière, la nationalité littéraire », déclare-t-il lors de la cérémonie de remise du prix. « Je ne pouvais en espérer de plus belle. Après de très longues années, presque une vie entière, j’avais l’impression d’avoir enfin une place reconnue sur la carte de ce pays où je suis né, une place gagnée non en raison de mon lieu de naissance (un droit du sol, en quelque sorte) mais grâce à une fiction, l’œuvre de fiction que j’avais écrite, ce tumulte qui m’habite et que j’avais enfin pu sortir de moi. » C’est peut-être pour la force que procure cette « nationalité littéraire » que Selim Nassib a quitté le journalisme pour se dédier à la littérature qui autorise ce « refus obstiné d’être assigné à sa condition d’origine, son identité de naissance ». Cela s’appelle la liberté.

Nous avons recueilli ses impressions sur cette époque où Beyrouth était un centre médiatique dans le monde arabe et partageons quelques extraits de son dernier roman, éloquents sur le sujet, car rien de mieux que la littérature pour rendre si justement compte de l’atmosphère d’alors. 

Sur son expérience de journaliste durant la guerre

« Il y avait deux hubs pour les journalistes étrangers, des hôtels : Le Commodore, pour les anglophones et Le Cavalier, pour les francophones. Je ne fréquentais ni l’un ni l’autre. Je parlais l’arabe et j’avais des amis chez qui je logeais, de sorte que mes articles étaient assez différents de ceux de mes collègues. C’était une période formidable. Il fallait écrire des papiers à chaud, être rapide et savoir trouver au plus vite le sujet de l’article qu’on enverrait coûte que coûte avant la fin du jour. »

Dans le roman, à ce propos

« L’hôtel Le Commodore accueille la plupart des journalistes américains présents en ville. Plus généralement, il est considéré comme l’antre de la presse mondiale. Le mot “press” est peint en lettres géantes sur son toit et sa protection est assurée par le Fatah – même si l’organisation palestinienne fait en sorte de n’être pas trop visible. C’est donc habillés en civil et sans la moindre kalachnikov en vue que deux gorilles nous arrêtent à l’entrée – et s’écartent après avoir dûment vérifié ma carte de presse. Nous sommes dans la place, Hyam ne se tient plus de joie. Le lobby est transformé en salle de presse avec une douzaine de télex alignés crépitant dans tous les sens et des journalistes de tous bords, pleins de leur importance, s’agitant à qui mieux mieux. Beaucoup sont agglutinés autour du bar, devisant et se refilant des tuyaux (en général crevés), un verre à la main. Le Commodore est l’un des seuls endroits de la ville assiégée où l’alcool coule à flots, et au prix fort

(…)

Je me vois, de plus en plus pâle alors que les minutes passent, prisonnier de cet appartement, cet immeuble de merde, cette ville qui explose au ralenti, né à Beyrouth, mort à Beyrouth, incapable d’arrêter l’hémorragie. Le téléphone sonne. Aussi incroyable que cela puisse paraître. Le vrai téléphone, blanc ivoire, posé sur la moquette du salon. Il sonne. Longuement. Je rampe jusqu’à lui et le rapporte à toute vitesse dans le cagibi. C’est Annie, la sténo du journal. Elle appelle depuis Paris pour que je lui dicte mon papier – quel papier ? – Ça a l’air d’être l’enfer, dit-elle. On a la une. On a la une. Quelle chance. –  Voilà une heure que j’essaie de t’appeler, poursuit-elle. C’est un miracle que ça ait marché. Envoie ! – Envoyer quoi ? Je n’ai rien écrit ! – Si je raccroche, c’est foutu. Je reste en ligne. Débrouille-toi. Plus efficace que la drogue, le quelque chose à faire mobilise instantanément mon esprit. Sans réfléchir plus avant, je raconte à Annie notre situation dans l’appartement, et comment les bombardements nous ont jetés à terre au milieu de la nuit, et comment leur intensité nous interdit de bouger ou même de nous mettre debout ». 

Sur la liberté d’expression à cette époque

« Dans les journaux libanais, tant que les articles étaient en français, les Syriens qui occupaient le pays s’en fichaient. Mon ami Samir Kassir1 rentré au Liban pour fonder un magazine, L’Orient-Express, s’en est vite rendu compte. Il s’est alors mis à l’arabe et ses articles ont dérangé l’occupant au point qu’il a été assassiné quelques années plus tard. Même Naji Al-Ali, le caricaturiste palestinien phare du quotidien As-Safir, symbole de la résistance, a également été assassiné, mais cette fois par une faction palestinienne. Quant à moi, bien avant le déclenchement de la guerre civile, j’ai été interdit de séjour au Liban en 1970 parce que j’avais écrit dans l’hebdomadaire français Africasia un article assassin à propos de Sleiman Frangié, qui venait d’être élu président de la République. »

Dans le roman, à ce propos

« – Deux mois dans cette ville assiégée et tu… tu avoues toi-même que tu es dans un état second, que le fait d’être en danger de mort (à Dieu ne plaise !) te procure des sensations extraordinaires. Tout ça dans ton article de ce matin – comment tu l’as appelé déjà ? “La camarde”, c’est tout dire ! Tu crois vraiment que tu es dans ton état normal ? – Maman, ça suffit ! Je ne suis pas d’humeur. J’ai un ami qui s’est fait assassiner il y a une semaine et… – Assassiné ? Il ne me manquait plus que ça ! Tu vois ? Cette guerre n’est pas une plaisanterie. La mort existe. – Tu sais quoi ? Je vais raccrocher ! – Et moi je vais appeler ton rédacteur en chef pour qu’il te rapatrie immédiatement ! Ça suffit comme ça ! Comme il s’appelle déjà ? Il paraît qu’une nouvelle offensive israélienne se prépare, je ne te laisserai pas rester là-bas plus longtemps. – Une offensive ? Mais ce n’est qu’une rumeur… S’il te plaît, ne te mêle pas ! Je ne bougerai pas d’ici. 

(…)

– Et… tu continues de lire mes articles tous les jours ? 

– Évidemment. »

Sur la littérature et le journalisme 

« Le journalisme contraint à rendre compte de la réalité de la façon la plus explicite ; la littérature, c’est tout le contraire. Il s’agit de faire comprendre les choses sans les dire directement, faire sentir entre les lignes les sentiments, les contradictions, la beauté qui échappe. 

Dans les années 1980, on avait l’impression que les articles pouvaient contribuer à changer les choses. Aujourd’hui, c’est devenu plus difficile, la réalité s’est atomisée, il n’y a plus vraiment d’espoir commun. »


1. Journaliste à An Nahar, figure de proue de la Révolution du Cèdre, il a été assassiné en 2005.


Cet article a initialement été publié dans le numéro 28 d’Émile, paru en juin 2023.