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Alice Antheaume : "Anticiper les développements stratégiques à venir"

Directrice de l’École de journalisme de Sciences Po, Alice Antheaume revient sur le bilan de l’établissement, 20 ans après sa création, et les enjeux futurs pour la formation des jeunes journalistes. 

Propos recueillis par Maïna Marjany (promo 14)

Au moment de sa création, il y a 20 ans, quelle était l’ambition de l’École de journalisme de Sciences Po ? Que comptait-elle apporter de nouveau dans la formation des journalistes en France ?

Alice Antheaume, directrice de l’École de journalisme de Sciences Po. (Crédits : Marine Séhan)

L’idée, à l’initiative de Richard Descoings et portée par une commission de professionnels présidée par Michèle Cotta, était de changer profondément l’enseignement du journalisme en France, à Sciences Po, en créant une pédagogie unique : à la fois une immersion dans les pratiques journalistiques à l’ère numérique, des pratiques critiques, éthiques et indépendantes, et une formation intellectuelle de haut niveau sur les enjeux historiques, environnementaux, politiques et économiques. Objectif ? Préparer les futurs journalistes à couvrir un monde en transformation, à exercer un métier concurrentiel et en mutation continue. 

Être journaliste, c’est porter une responsabilité sociale essentielle qui s’inscrit pleinement dans le projet de Sciences Po. Cette responsabilité ne s’apprend pas sur le tas, elle se réfléchit, se pratique et se questionne en permanence. Vingt ans plus tard, 921 journalistes sont sortis diplômés de notre cursus et nous nous employons chaque année à recruter les futurs talents journalistiques de demain. 

Quel a été le bilan de ces 20 années, ses plus grandes réalisations, ses évolutions, ses remises en question ? 

L’École de journalisme de Sciences Po s’est créée alors qu’internet entrait dans sa deuxième décennie d’existence et que la réinvention des formats journalistiques s’imposait à tous. Nous avons assisté à l’irruption du temps réel de l’information, la création des réseaux sociaux, la dispersion des contenus sur les plateformes, l’hyperconcurrence, la montée de la défiance envers les journalistes, la baisse de l’attention, la dispersion des fake news, la montée des populismes, l’arrivée de l’Intelligence artificielle, la nécessaire couverture des enjeux environnementaux, la confusion entre opinion et fait… et j’en oublie.

Autant de défis à relever pour des jeunes journalistes, autant de modules de formation à déployer tout au long de la scolarité pour préparer au mieux les étudiants. Nos plus belles réussites, c’est d’un côté l’ouverture à l’international, avec un tiers de nos promotions provenant de l’étranger, et de l’autre, les fruits de notre politique sociale offensive, avec une diversité géographique, culturelle, intellectuelle de profils talentueux qui intègrent le marché du travail, et exercent leur métier de journaliste autrement, dans une pluralité d’approches, de formats, de temporalités, d’aventures, créant des chemins innovants vers l’information de qualité et certifiée. 

Comment envisagez-vous les prochaines années ? Quelle est votre ligne directrice et comment vous adaptez-vous aux transformations actuelles ? 

Nous travaillons sur le bien-être des journalistes et leur épanouissement professionnel, dans des conditions souvent stressantes, parfois dangereuses, d’exercice du métier. La montée de la haine, du harcèlement, en ligne ou sur le terrain, les zones de conflit ou hostiles, même en France, sont autant d’entraves possibles à l’indépendance des journalistes. Il est de notre devoir de former les étudiants à pouvoir produire des informations en toute sécurité, sans crainte pour leur santé mentale et avec le soutien de leurs aînés – notamment notre corps enseignant et notre remarquable équipe emmenée par Bruno Patino, de 2007 à 2020, puis par Marie Mawad, depuis 2021.

Nous encourageons enfin la création de start-up dans le domaine de l’information, avec des enseignements dédiés à la gestion de projet, la création d’un business model, le travail en équipe, pour que les diplômés puissent lancer de nouveaux médias, créer des entreprises de presse et jouer, à leur tour, un rôle clé de réinventeurs des formes de l’information indépendante des années 2030. Un journalisme d’avenir ne se cantonne pas à la production d’articles, enquêtes et reportages, il s’assoit à la table des négociations et anticipe les développements stratégiques à venir.

Cet article a initialement été publié dans le numéro 30 d’Émile, paru en juillet 2024.