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Éric Verdeil : "Le Liban n'a pas été dans une aussi mauvaise situation depuis la fin de la guerre civile"

Le 23 septembre 2024, Israël a lancé une offensive au Liban contre le Hezbollah, d’abord aérienne puis terrestre. Déjà affaibli par la crise économique et les séquelles de l'explosion du port de Beyrouth, le pays doit faire face à cette escalade de violence. Éric Verdeil, géographe au CERI et auteur de L’Atlas du Liban : les nouveaux défis, nous éclaire sur la situation actuelle au Proche-Orient. Entretien.

Propos recueillis par Maïna Marjany (promo 14) et Alexandre Thuet Balaguer

L’offensive israélienne sur le Liban intervient dans un contexte de crises successives pour le pays. Vous qui avez étudié la reconstruction de Beyrouth, pouvez-vous nous dire dans quel état se trouvait le pays avant les bombardements du 23 septembre ?

Le Liban ne s’était pas du tout remis des dernières crises qu’il avait traversées ; il n’a pas été dans une aussi mauvaise situation depuis la fin de la guerre civile. L’explosion du 4 août 2020 dans le port de Beyrouth a occasionné d’énormes dégâts. Cette reconstruction s’est faite pas à pas avec l’aide des ONG et de financements internationaux. Selon certaines analyses, on estime à 70% le taux de reconstruction, mais certaines infrastructures majeures n’ont pas été reconstruites. C’est par exemple le cas du siège d’EDL (Électricité du Liban) qui reste jusqu’à ce jour complètement ravagé. 

L’explosion du port de Beyrouth a tué 235 personnes et en déplacé plus de 300 000. (Crédits : Layal Jebran/Shutterstock)

S’ajoute à cela une crise financière et bancaire, qui a débuté en 2019 et s’est aggravée depuis 2020-2021, entraînant un défaut de paiement de l’État sur sa dette publique. Concrètement, une inflation extrêmement importante s’est développée : les biens essentiels, notamment la nourriture et les carburants, sont à des tarifs exhorbitants pour une grande partie de la population. Le taux de pauvreté a beaucoup augmenté ; en 2022 on a parlé d’un taux de pauvreté multidimensionnel qui atteignait 80 % de la population. 

Le pays se trouve dans un état social, économique et financier dramatique. Ce qui est aggravé par un État complètement hors de fonctionnement. Du fait de la crise économique, du coût du carburant, etc. les fonctionnaires ne viennent pas travailler tous les jours, beaucoup ont quitté leurs postes, etc. Toute une série de tâches élémentaires au niveau de l’administration, de la justice, de l’état civil, des écoles ne fonctionne pas. 

Le Hezbollah ainsi que d’autres mouvements politico-religieux viennent-ils pallier ces défaillances de l'État ? Cela explique-t-il en partie l’importance du Hezbollah dans la société libanaise ? 

On a coutume de dire que le Hezbollah a plusieurs branches : militaire, politique (de par sa représentation au Parlement) mais aussi économique et sociale à travers les services qu’il fournit à une partie de la population, principalement de confession chiite.

Il apporte ses services tout d’abord à ceux qui évoluent dans la sphère directe du Hezbollah : les militaires, les familles de militaires, notamment de ceux qui sont morts, les « martyrs ». Ils bénéficient d’aide et de subventions spéciales, d’un accès à un certain nombre d’institutions telle que des institutions d’éducation, de santé. Mais ce ne sont pas uniquement les protégés directs du Hezbollah qui bénéficient de ces services, c’est aussi une grande part de la population résidant dans la banlieue sud de Beyrouth, au sud Liban ou dans la Bekaa où habite la majorité de la population chiite. C’est un système clientéliste, le Hezbollah fournit des aides mais attribue aussi des prêts financiers. Par exemple, une institution qui s’appelle al-Qard al-Hasan permet de fournir des microcrédits.

Funérailles de membres du Hezbollah morts au combat, ville de Jwaya dans le sud du Liban, le 17 ‎ avril 2024. (Crédits : Mohammad Kassir)

Plus que les autres groupes miliciens, le Hezbollah était capable d’assister directement la population qui dépend de lui. En échange, cela contribue à une légitimité politique : ces gens-là sont mobilisés au moment des élections, bien qu’ils ne soient pas tous des militants convaincus. Cela explique le poids très important du Hezbollah dans la société libanaise. 

Le Hezbollah représente-il une menace si substantielle qu'elle justifie une offensive israélienne ? Le cabinet de guerre de Netanyahou ne défend-il pas également ses propres intérêts ?

Il faut prendre en compte l’image que le Hezbollah voulait donner de lui-même. Toutes ces dernières années, dans les médias internationaux, le Hezbollah – et Hassan Nasrallah lui-même – a beaucoup mis en avant sa puissance potentielle d’attaque. Il y avait donc la croyance dans la menace substantielle du Hezbollah. Aujourd’hui, après le déclenchement de cette guerre entre le Hezbollah et l'armée israélienne, on peut se demander si cette menace était aussi forte. Qu’il se soit restreint dans ses attaques ou que ses moyens aient été plus limités qu’il ne le disait, le Hezbollah n’a finalement mené que de rares attaques qui ont percé le dôme de fer. Par ailleurs, il a concentré ses attaques sur des intérêts militaires israéliens. 

En revanche, ce qu’on peut dire et qui a pu justifier l’escalade côté israélien, c’est que la zone nord d’Israël était effectivement sous la menace du Hezbollah. Au 19 septembre, le bilan des attaques du Hezbollah s’élevait à 34 morts en Israël, dont 12 à Majdal Shams, au niveau du Golan occupé. On ne peut donc pas nier que le Hezbollah a infligé des pertes civiles, mais aussi des dégâts matériels sur des localités de la zone nord d’Israël, obligeant les habitants de cette région à se terrer dans des abris ou à déménager dans d’autres villes. Cet argument a justifié l’escalade des attaques par Netanyahou et l’armée israélienne.

Dans le nord d’Israël, les habitants ont du être déplacés, en conséquence du conflit entre le Hezbollah et l’armée israélienne. Ici, des voitures détruites à Kiryat Bialik, (Crédits : Ervin Herman/Shutterstock)

Pour autant, il est certain que l’attitude va-t-en guerre des Israéliens se fait au détriment de toute tentative d’accord, de cessez-le-feu à Gaza, ce qui aurait pu conduire le Hezbollah à cesser ses attaques. Le cabinet de guerre de Netanyahu n’a clairement pas suivi ou voulu mettre en œuvre de stratégie de conciliation à Gaza et par extension avec le Hezbollah. Beaucoup d’observateurs disent que Netanyahu voulait et veut continuer la guerre car cela protège ses propres intérêts politiques, lui évite d’être mis en minorité par ses alliés et de devoir se justifier au tribunal pour les affaires de corruption dont il est accusé. 

Quels sont les liens actuels entre le Hamas, sunnite, et le Hezbollah, chiite, en termes de coordination militaire et politique ?

Une coordination politique existait au niveau diplomatique entre ces deux entités et comme je l’ai dit plus haut, le Hezbollah a inscrit son entrée en guerre comme un soutien au Hamas, et conditionnait l’arrêt des combats à la frontière israélo-libanaise au cessez-le-feu à Gaza. Mais il est très clair que l’attaque du 7 octobre menée par le Hamas n’avait pas été concertée avec le Hezbollah. En revanche, la branche militaire du Hamas au Liban se coordonnait avec le Hezbollah dans l’accès à la zone sud, pour les tirs de missiles et de roquettes qu’ils ont effectués. C’était une coordination très limitée, réduite au territoire libanais.

Les appels à l'apaisement de la communauté internationale restant lettres mortes, une guerre généralisée vous semble-t-elle inéluctable ?

Nous aurons la réponse très rapidement. On peut pour l’instant interpréter l’attaque de l’Iran ce mardi, avec le déploiement de missiles hypersoniques qui semblent avoir percé le dôme de fer, comme une manière de tenter de restaurer une forme de dissuasion. Les Israéliens et leurs alliés américains ont annoncé qu’ils allaient répondre. Quel type de réponse ? Une réponse à la fois forte mais localisée sur des intérêts stratégiques et militaires iraniens pour montrer que chacune des deux forces à une capacité de nuisance tout en se restreignant ? Ou le conflit va-t-il en venir à toucher des infrastructures majeures et vitales comme les infrastructures électriques ? Les Israéliens vont-ils en profiter pour détruire le programme nucléaire iranien dont on dit qu’il arrive à son terme ?  

Crise financière, explosion du port de Beyrouth, impasse politique et maintenant la guerre... La société libanaise pourra-t-elle se remettre d'un énième choc ? 

Aujourd’hui, la société libanaise est très mal préparée. Beaucoup de critiques sont formulées contre l’État qui, en un an, aurait pu anticiper et essayer de mettre en place des programmes au cas où de tels combats se produiraient. Le déplacement des populations et l’accueil des réfugiés libanais, par exemple, n’a pas été préparé. Et, dans ce contexte de crise, les ONG sont elles aussi dépourvues de moyens, leur pouvoir d’action est très limité. 

Plusieurs observateurs appellent à utiliser cette occasion, en pariant sur un affaiblissement durable du Hezbollah, pour restaurer l’État, qu’il reprenne sa place. Il faudrait que les institutions libanaises puissent revivre, c’est-à-dire que le Parlement élise un président – puisqu’il n’y en a pas aujourd’hui – puis qu’il nomme un Premier ministre afin qu’il y ait un gouvernement disposant d’une légitimité auprès de la population. Ce sont des conditions difficiles à remplir rapidement. Ce n’est pas facile d'imaginer qu’il puisse y avoir un redressement rapidement. Au contraire, la société perd ses forces vives : il y a énormément de départs, notamment dans la jeunesse. La société civile est pourtant bien structurée, très connectée, elle a beaucoup de compétences mais on arrive à un stade où il faut impérativement restaurer et réformer l’État. 

Les règles politiques sur lesquelles l’État est fondé, le partage des postes entre les confessions notamment, ont fondé un système responsable de la corruption actuelle, de l’impasse dans les capacités d’action. Aujourd'hui, il faut espérer un sursaut politique qui conduise à dépasser, à remplacer, à transformer ces institutions dans un sens plus démocratique qui réduise le pouvoir des groupes et des chefs confessionnels. Mais c’est une chose de le dire, une autre que cela se produise…


BIO

Éric Verdeil est agrégé de géographie, diplômé en urbanisme et docteur en géographie. Il est professeur de géographie et études urbaines à Sciences Po et chercheur au Centre de recherches internationales (CERI - Sciences Po / CNRS).

Une grande partie de ses recherches s’est déroulée au Moyen-Orient, et en particulier au Liban, après une thèse sur la reconstruction de Beyrouth, thème qu'il a continué à étudier au gré des catastrophes affectant ce pays.

Il a notamment dirigé l’Atlas du Liban : Territoires et société (2007) et l’Atlas du Liban : les nouveaux défis (2016). Il a récemment publié un article de recherche sur la reconstruction de la ville après l’explosion du port de Beyrouth.