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Marion Gaillard : "La victoire de Trump renforce les gouvernements illibéraux d'Europe"

L’élection de Donald Trump présage des relations transatlantiques tendues. Entre menaces de nouveaux droits de douane américains et instabilité politique en Allemagne, l’Union européenne est bousculée et incitée à se réinventer pour peser dans le rapport de force avec les États-Unis. Marion Gaillard, historienne spécialisée dans les questions européennes et enseignante à Sciences Po, analyse les répercussions de cette victoire.

Par Alexandre Thuet Balaguer et Alessandra Martinez

En 2020, au Forum économique de Davos, lors d’un échange entre le Président Américain Donald Trump et la Présidente la Commission Européenne Ursula Von Der Leyen. (Crédits : Droits Réservés)

Juste après avoir félicité Donald Trump, Emmanuel Macron a indiqué sur X avoir appelé le chancelier Scholz, afin d’œuvrer pour une « Europe plus unie, plus forte, plus souveraine ». Viktor Orban de son côté a qualifié la victoire de Donald Trump du « plus grand retour de l’histoire politique américaine ! ». Quelle unité peut-on espérer au sein de l'Union européenne ?

Il est difficile de prévoir quelle sera finalement l'attitude de l'Union européenne face à la nouvelle politique qui se dessinera aux États-Unis avec la victoire de Trump. On sait que certains gouvernements européens sont ouvertement pro-Trump, notamment le Premier Ministre hongrois Viktor Orban, dont le pays préside actuellement l'Union, mais aussi, même si cela prend une forme plus discrète, Giorgia Meloni. La victoire de Trump renforce donc les gouvernements illibéraux d'Europe. Pour autant, Meloni a tenu jusqu'ici une position pro-Ukraine en opposition avec les propos du candidat républicain. Il est encore trop tôt pour affirmer quoi que ce soit, car la position de l'UE dépendra aussi de ce que Trump fera réellement une fois revenu à la Maison Blanche, ainsi que des réactions des différentes opinions publiques européennes, dont une majorité souhaitait plutôt la victoire de K. Harris, y compris dans les pays où l'extrême-droite est au pouvoir, comme l'Italie.

Concernant le couple franco-allemand, qui ne fonctionne plus bien depuis plusieurs années, il faut espérer que l'élection de Trump contribuera à un nouveau rapprochement autour d'intérêts communs et de visions partagées sur les questions géopolitiques essentielles, comme cela avait par exemple été le cas en 2002-2003 face à la guerre en Irak. À l'époque, le couple Chirac-Schröder, qui s'entendait mal et avait affiché ses désaccords, notamment sur la question des réformes institutionnelles durant les négociations du traité de Nice, s'était ressoudé dans son opposition commune à la guerre.

Le soutien à Trump du Rassemblement National en France et de l'AFD en Allemagne peut soit tétaniser les dirigeants des deux pays, soucieux de ne pas heurter un électorat qu'ils souhaitent tenter de reconquérir (comme l'a montré la décision de Scholz de réinstaller des contrôles aux frontières allemandes), soit au contraire leur donner l'occasion de se distinguer de ces forces politiques, notamment si Trump cesse le soutien à l'Ukraine alors que les opinions publiques européennes plébiscitent encore largement le soutien de l'UE à ce pays.

Cependant, alors que certains articles de presse des derniers jours exprimaient l'idée qu'une victoire de Trump aurait un effet bénéfique d'électrochoc sur l'UE, on peut douter de cet effet dans une Union européenne traversée par des divergences importantes sur les questions géopolitiques majeures du moment, qu'il s'agisse de l'attitude vis-à-vis du Kremlin, de la politique israélienne ou de la position à adopter face à la Chine, qui s'est montrée de plus en plus menaçante à l'égard de Taïwan récemment.

Si Trump arrêtait le soutien à l’Ukraine ou décidait radicalement de retirer les États-Unis de l’OTAN, quelle pourrait être la position de l'Allemagne, alors que la coalition au pouvoir est au bord de l'implosion ?

On pourrait espérer que les menaces que fait peser la victoire de Trump sur l'Europe, qu'il s'agisse de questions géopolitiques ou commerciales, favorise un apaisement des tensions internes à la coalition pour se concentrer sur la défense des intérêts allemands et européens. Mais rien n'est moins sûr. La focalisation du parti libéral sur les questions économiques et commerciales pourrait l'amener à chercher un dialogue constructif avec l'administration Trump là où les Verts, dont le programme international était axé sur l'éthique, s’y refuseraient. Il y a une convergence en Allemagne sur le lien transatlantique qui est moins contesté qu'en France, même s'il avait été abîmé par la guerre en Irak il y a 20 ans. En outre, le parti libéral réclame une inflexion libérale de la politique économique allemande en contradiction avec les plateformes électorales de 2021 du SPD et des Verts, et en rupture avec le contrat de coalition. Dès lors, on ne peut exclure une implosion de cette coalition.

Il est clair qu'une éventuelle élection anticipée en Allemagne n'est pas souhaitable dans un moment de fragilisation de l'Europe avec la victoire de Trump. Mais il est peu probable que chaque parti mette ses griefs et ses convictions ou ses stratégies électoralistes de côté pour autant.

L’interview a été réalisée avant le limogeage du ministre allemand des Finances, Christian Lindner, président fédéral du Parti libéral-démocrate, par Olaf Scholz. Marion Gaillard ajoute :

Ce renvoi par le Chancelier Scholz de son ministre des Finances le soir même de l'élection de Trump confirme que la gravité de la situation n'a pas empêché l'explosion de la coalition allemande.
L'Allemagne sera donc sans doute en campagne électorale au moment même de la prise de fonction de Donald Trump. Or, on sait qu'une campagne empêche souvent un pays de prendre des mesures audacieuses au sein de l'Union européenne. Cela avait notamment été le cas d’Angela Merkel en 2017. La Chancelière, alors candidate à sa réélection, n'avait pas saisi la perche tendue par le discours de la Sorbonne d'Emmanuel Macron, lequel est aujourd'hui aussi très fragilisé. 

Si Trump imposait des droits de douane de 10 % sur toutes les importations aux États-Unis, comme il l'a annoncé, quelles seraient les répercussions pour le marché européen ? L’Europe est-elle prête à faire face à une nouvelle guerre commerciale ?

Les États-Unis sont le premier partenaire commercial de l’Union européenne. Le solde commercial étant largement positif pour l’UE, une augmentation des droits de douane américains pourrait pénaliser fortement les exportations européennes et fragiliser l’économie de l’Union, d’autant que de nombreux emplois en Europe dépendent des exportations vers les États-Unis. L’UE y exporte principalement des voitures, des médicaments et autres produits médicaux.

Mais cela est aussi à double tranchant pour Trump car un accroissement des droits de douane pourrait entrainer une inflation importée pénalisant les consommateurs américains. Cet argument est néanmoins valable dans l'autre sens. Rétorquer en augmentant nos droits de douane pourrait aussi induire une inflation importée sur des produits comme le gaz ou le pétrole, alors même que la stratégie de l'UE a été depuis 2022 de diversifier ses sources d'approvisionnement en énergie, en augmentant notamment ses importations de gaz et de pétrole en provenance des États-Unis. Par ailleurs, comme l'a montré le rapport Draghi, l'UE est aujourd'hui fragile sur le plan de la compétitivité. Elle a donc tout à craindre d'une guerre commerciale avec les États-Unis. .

Le sujet a particulièrement préoccupé l'Allemagne ces dernières semaines, laquelle tire largement sa croissance de ses exportations. Or, le modèle allemand a été très touché par la guerre en Ukraine, qui a mis fin à son approvisionnement en gaz russe à bas coût, et par le ralentissement de la croissance chinoise et plus largement la fragmentation du commerce mondial, qui ont entraîné une diminution des exportations. Une augmentation des droits de douane américains et une riposte européenne pourraient ainsi coûter jusqu'à 180 Mds d'euros à l'économie allemande selon l'Institut de l'économie allemande de Cologne.