Émile Magazine

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Grand écrit - André Siegfried

Au fil des années, la chronique « Grand écrit » vous a fait découvrir des écrivains – célèbres ou confidentiels – passés par Sciences Po. Elle s’attache désormais à vous présenter des hommes et des femmes de lettres, élus à l’Académie française, qui ont contribué au développement de la pensée, française et mondiale, notamment dans les domaines de l’histoire et de la science politique.

Par Pascal Cauchy et Emmanuel Dreyfus (promo 91)

André Siegfried. (Crédits : Domaine public)

Celui qui lit, ou relit après un certain temps, le Tableau politique de la France de l’Ouest se trouve d’emblée transporté dans un monde lointain de bocages et de campagnes, de paysans âpres et de seigneurs dignes, de petits-bourgeois entêtés aussi, dans la France de la fin du XIXe siècle, qui semble mal sortie des guerres civiles de la Révolution ; c’est au demeurant par la Vendée qu’André Siegfried commence son étude et c’est pour le canton de Talmont qu’il propose d’abord son analyse célèbre : « Malgré son aspect paradoxal, cette observation simpliste, mais décisive s’impose : tout ce qui est sur le calcaire appartient à la Gauche, tout ce qui est sur le granit, à la Droite. » (Chapitre III, III).

La question que pose André Siegfried demeure pourtant absolument actuelle : comment expliquer la constance dans le vote observée généralement dans un même espace ? Au-delà du mot d’esprit auquel on a trop souvent la paresse de le résumer, l’auteur expose clairement et sans jargon les déterminants du vote ; ce sont autant de chapitres de sa deuxième partie : le régime de la propriété foncière – petite et grande propriété, modes de fermage –, le mode de peuplement – habitat dispersé ou en villages –, la pratique religieuse, l’intervention gouvernementale. Une analyse des comportements de classe et une description des grands partis suivent, alors que la première partie, appuyée sur les derniers progrès de la géographie, de longs voyages et le goût de la promenade d’observation, est consacrée à une description de chacune des grandes provinces de l’Ouest – Vendée, Maine, Anjou, Bretagne et Normandie. L’histoire politique est également invoquée et loin de tout déterminisme, André Siegfried démontre qu’il existe des identités régionales issues de ces combinaisons de facteurs et de choix collectifs et qu’à ces identités correspondent des comportements politiques. De nombreux tableaux, graphiques et cartes soutiennent la démonstration et le matériau utilisé est alors nouveau : les 11 élections législatives au suffrage universel et dans un régime de liberté du vote, depuis 1871 et jusqu’en 1910. La sociologie électorale est née.

André Siegfried est, autant que de la science politique, une figure de Sciences Po. Il est né en 1875 alors que son père Jules Siegfried, homme d’affaires, maire du Havre, député et ministre, fait partie des premiers actionnaires de l’école de la rue Saint-Guillaume. Fils cadet, il se destine, sur le modèle des grandes familles anglaises, à la politique ; mais il échoue à quatre reprises, dans les Basses-Alpes et la Seine-Inférieure, et décide de se consacrer à l’étude de ses échecs et des déterminants du vote, c’est le Tableau politique de la France de l’Ouest, paru en 1913. Professeur à Sciences Po après y avoir été élève, il y enseigne la géographie politique et économique – « Messieurs, l’Angleterre est une île, et je devrais m’arrêter là » –, et connaît la notoriété grâce à ses livres sur la Grande-Bretagne et les États-Unis. Élu au Collège de France, il y reprend ses études de géographie électorale, s’intéressant désormais à la France méditerranéenne. Il trace notamment une Géographie électorale de l’Ardèche sous la Troisième République – le pays de sa mère, Julie Puaux. Il est élu en 1945 à l’Académie française et à la présidence de la Fondation nationale des Sciences politiques : il est l’un des artisans de la nationalisation de l’École à la Libération ; le passage d’une société privée à un institut public s’accompagne de l’invention des mécanismes institutionnels qui sauvegardent, à travers les votes des héritiers des « auteurs de libéralités », l’indépendance de l’école, contre les interventions du gouvernement et l’idéologie d’une assemblée dominée par un étatisme égalitariste. André Siegfried meurt en 1959. 


Extraits 


Première partie - Description régionale

Chapitre I : « Qu’est-ce que l’Ouest ? » ; III. « L’Ouest politique »

À cette individualité géographique correspond une individualité politique. Malgré des différences nombreuses et des nuances infinies entre les provinces et les « pays » que nous venons d’énumérer, il y a, d’une façon générale, une certaine atmosphère politique de l’Ouest, qui vous entoure et vous pénètre, quand on y entre, comme ferait un climat. D’où une vie politique spéciale, traditionnellement distincte de celle de la France moderne, et dans laquelle ni les questions religieuses, ni les questions économiques, ni les questions politiques ne sont abordées, senties ou résolues dans le même sens qu’ailleurs. Analyser cette personnalité politique de l’Ouest dans tous ses éléments, discerner en quoi consiste exactement cette atmosphère, déterminer où elle commence à se faire sentir quand on vient du Nord, du Centre ou du Sud-Ouest, faire en un mot la géographie politique de la France de l’Ouest, tel est l’objet que nous poursuivrons dans la première moitié de ce livre.


Chapitre II « Les abords de l’Ouest politique en Vendée » ; IV. « Passage de la plaine au bocage »

Le canton de Talmont (Vendée) offre de ces divers contrastes le résumé le plus saisissant (fig. 5). Il comprend, du sud au nord, les trois régions naturelles du Marais, de la Plaine et du Bocage (...) Les élections de 1906 et de 1910, élections de lutte, dessinent nettement cette division géographique et peuvent être prises comme typiques. On voit ainsi que terrains anciens, population éparse, grande propriété et politique de droite vont ensemble ; tandis que terrains calcaires ou d’alluvions, population agglomérée, propriété morcelée et politique démocratique vont de pair. Un dicton suggestif énonce que, dans cette région vendéenne, « le granit produit le curé et le calcaire l’instituteur ». C’est une vérité d’observation que le bon sens populaire n’a pas manqué de discerner.


Chapitre III : « La Vendée politique » ; III. « L’attitude DE la Vendée sous la Troisième République »

Nous reconstituons ainsi, en régions politiques, les régions géologiques indiquées plus haut ; et malgré son aspect paradoxal, cette observation simpliste, mais décisive s’impose : tout ce qui est sur le calcaire appartient à la Gauche, tout ce qui est sur le granit, à la Droite. Ainsi considéré dans son individualité géographique et politique, le Bocage vendéen se dresse au seuil de l’Ouest comme une forteresse qui en défend l’accès. Sa défense est jusqu’ici victorieuse, et rien, à vrai dire, n’indique que cette situation doive changer prochainement. L’attachement du peuple à son clergé demeure entier ; l’effort de la noblesse pour conserver sa suprématie reste couronné de succès. Pour provoquer une transformation de ce milieu, il y faudrait une destruction complète de la grande propriété en même temps qu’une révolte générale contre le pouvoir électoral du prêtre. La Vendée reste donc en marge de la France politique moderne, dont, à la lettre, elle n’est pas contemporaine. Le régime moderne a pu y établir des fonctionnaires, y imposer des lois, y tracer des routes pour y introduire, comme en pays étranger, ses conceptions officielles de la société et du gouvernement. Mais les routes morales qui mènent de France en Vendée sont désertes comme les routes militaires de Napoléon ; plusieurs lois restent lettre morte dans un milieu qui les repousse ; et les fonctionnaires, isolés dans leurs postes ainsi qu’un corps d’occupation, y restent socialement des étrangers. Entre la France démocratique du Centre ou du Sud-Ouest et cette première marche de l’Ouest, il y a tout au plus contact, il n’y a pas pénétration.

Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, André Siegfried, 1913, rééd. Imprimerie nationale, 1995.

Cet article a initialement été publié dans le numéro 30 d’Émile, paru en juillet 2024.