Quand le monde arabe se forme à Sciences Po
Indépendantistes libanais, syriens, tunisiens, secrétaire général de l’ONU, politologue opposante à Bachar al-Assad… La chercheuse Coline Houssais retrace le profil d’une dizaine d’Alumni issus du monde arabe et passés par la rue Saint-Guillaume entre la fin du XIXe et le début du XXIe siècle.
Par Coline Houssais (promo 11)
« Je crois que c’est simplement comme cela, en associant à une même tâche des gens d’origines diverses, qu’on peut arriver à quelque chose. » (1) N’en déplaise à certains essayistes (2), Sciences Po compte aujourd’hui 50 % d’étudiants possédant une nationalité autre que française. Des binationaux, mais aussi des étrangers, attirés par l’éducation d’excellence offerte par la rue Saint-Guillaume et la qualité de la vie intellectuelle en France, viennent y effectuer une partie ou l’intégralité de leurs études. Parmi les 150 nationalités représentées aujourd’hui, ces étudiants originaires du monde arabe marchent, parfois sans le savoir, sur les traces d’illustres prédécesseurs.
Participer à l’éveil de la nation arabe au Levant
La présence d’étudiants étrangers n’est pas nouvelle à Sciences Po : sous Émile Boutmy, des jeunes hommes originaires de l’Empire ottoman assistent aux cours de l’École libre des Sciences politiques. Sont favorisés ceux qui ont suivi une scolarité secondaire dans les établissements religieux francophones de la région, notamment au Liban.
Né dans la région de Beyrouth, Negib Azoury (1873-1916) étudie rue Saint-Guillaume – où il est particulièrement réceptif à la pensée positiviste d’Auguste Comte promue par Boutmy – avant de rejoindre l’École d’administration d’Istanbul. Un temps fonctionnaire du sultan, il fait partie du mouvement des Jeunes-Turcs, qui milite en faveur de réformes, avant d’être posté à Jérusalem en tant qu’assistant du gouverneur, où son anti-ottomanisme se renforce. Son retour à Paris, en 1904, marque la rupture d’Azoury avec Constantinople alors qu’il se lie avec Eugène Jung, ancien administrateur colonial en Indochine. Les deux hommes fondent la Ligue de la patrie arabe, qui publie deux manifestes en faveur de la libération des peuples arabes du joug ottoman : l’un adressé « aux nations éclairées et humanistes d’Europe et d’Amérique du Nord », l’autre à « tous les habitants des patries arabes qui sont pressés par les Turcs ».
L’ouvrage principal de Negib Azoury, Le Réveil de la nation arabe, publié à Paris, en 1905, promeut la restauration de la nation arabe ainsi que la chute du sultan Abdülhamid II. Écrit en français, il vise à sensibiliser à sa cause les élites européennes, avec lesquelles il entretient des rapports de plus en plus poussés, allant même jusqu’à proposer sans succès ses services au renseignement français. Azoury voit dans l’impérialisme hexagonal un allié contre l’ennemi ottoman – de nombreux orientalistes et colonialistes écrivent ainsi dans les pages de L’Indépendance arabe, la revue qu’il crée et anime de 1907 à 1908.
Cette stratégie n’est pas isolée : plusieurs intellectuels et hommes d’affaires libanais et syriens iront jusqu’à militer en faveur de l’influence française au Levant afin de mettre fin à la domination ottomane, ou plus égoïstement, de privilégier leurs intérêts commerciaux, les banques et fonds d’investissement hexagonaux commençant alors à investir massivement dans la région.
Sous la direction d’Anatole Leroy-Beaulieu, successeur d’Émile Boutmy, les effectifs d’étudiants étrangers augmentent de 60 %, alors que des cours spécifiques leur sont proposés en 1909, ouvrant la voie à la future section diplomatique. S’y retrouvent les futurs architectes de la Syrie indépendante, à commencer par Jamil Mardam Bey (1893-1960).
Pour le jeune homme originaire de l’aristocratie damascène, Paris s’est naturellement imposée comme destination pour poursuivre ses études supérieures. L’agronomie a initialement ses faveurs afin de pouvoir, de retour au pays, gérer au mieux les vastes domaines agricoles familiaux. C’est à Sciences Po néanmoins, où il est inscrit en parallèle, que Mardam Bey entame sa maturation politique : pourquoi cet esprit moderniste et émancipateur des Lumières ainsi promu en France ne pourrait-il s’appliquer en Syrie ?
De débats d’amphithéâtre en lectures et discussions avec d’autres étudiants levantins résidant à Paris, l’organisation Al-Fatat est créée en 1911 sur les bords de Seine. À l’origine, elle appelle à une égalité des droits entre citoyens turcs et arabes dans le cadre de l’Empire ottoman. Puis, à la suite de la sanglante répression du mouvement nationaliste levantin au printemps 1916, elle prône l’indépendance pure et simple vis-à-vis de Constantinople. Deux ans après sa fondation, Al-Fatat installe ses bureaux à Beyrouth, mais c’est à Paris que Mardam Bey et ses acolytes coorganisent, avec le Comité central syrien, le premier Congrès arabe, en juin 1913, dans les locaux de la Société de géographie au 184, boulevard Saint-Germain, presque à l’angle de la rue des Saints-Pères. En choisissant la capitale française, l’objectif est à la fois de jouir d’une totale liberté de parole, mais aussi d’établir un lien avec les autorités locales, qui suivent d’un œil intéressé les activités d’opposants à la Sublime Porte, alliée de longue date de la France qui, en montrant des signes de faiblesse, devient un territoire potentiel à conquérir.
Le congrès terminé, Jamil Mardam Bey reviendra officiellement deux fois à Paris : une première lors de la Conférence de paix de 1919, aux côtés du prince Fayçal d’Arabie, venu défendre en vain l’indépendance arabe promise conjointement par les Français et les Britanniques qui se partageront la région avec la bénédiction de la Société des Nations. Et une seconde, en tant que ministre des Affaires étrangères de la Syrie, pour la signature des Accords Viénot par le biais desquels, le 9 septembre 1936, la France accorde enfin à Damas son indépendance. Cette dernière, momentanément enterrée par le début de la Seconde Guerre mondiale, ne prendra effet que 10 ans plus tard, en 1946.
Un rapport ambigu aux colonies nord-africaines
Dans les années 1920 et 1930, les non-Français représentent 26 % des effectifs de l’école, essentiellement dans la section diplomatique, tandis que les jeunes femmes étrangères représentent environ un quart des étudiantes.
La Première Guerre mondiale, qui vide Sciences Po d’une grande partie de ses inscrits, mobilisés sur le front, voit se multiplier les gestes d’ouverture envers les étudiants étrangers, dont la proportion augmente. Les Serbes et les Monténégrins obtiennent ainsi une exonération des droits de scolarité, tandis que les Belges bénéficient d’avantages financiers.
La mise en place d’un examen de français ne pénalise en général pas ceux qui viennent du monde arabe, encore formés principalement dans des écoles francophones confessionnelles ou publiques. Si les autorités françaises ont pu encourager les mouvements nationalistes levantins contre l’Empire ottoman, la position de ces dernières envers les militants indépendantistes maghrébins est radicalement différente : le « monstre colonial », dans ce cas-là, est alors Paris.
Un alumnus nommé Bourguiba
Sciences Po, qui forme depuis sa fondation les futurs cadres coloniaux, n’est pas étrangère au fait impérialiste. À partir de l’entre-deux-guerres sont pourtant invitées à se former au système français les « élites indigènes », dans le but de les sensibiliser aux intérêts de la France. Parmi eux, Habib Bourguiba (1903-2000) est inscrit rue Saint-Guillaume avec ses compatriotes Bahri Guiga et Tahar Sfar, entre 1926 et 1928. Le futur président de la République tunisienne, d’origine modeste, a pu bénéficier d’une bourse pour effectuer ses études en France et s’est vu régler ses frais de scolarité par un mécène qui l’a pris sous son aile. Père très jeune d’un garçon qu’il a eu avec sa logeuse, il passe ses examens quelques semaines seulement après la naissance de l’enfant.
Curieux retournement que celui qui se joue alors : étudier sur les bords de Seine, pour ces intellectuels et militants issus des possessions françaises, signifie non seulement s’exposer à des théories politiques et sociales émancipatrices, mais aussi jouir d’une plus grande liberté d’expression et d’action politique. Ils ont également l’occasion d’échanger avec d’autres militants nationalistes du Maghreb, des Caraïbes, d’Afrique de l’Ouest ou encore d’Indochine. L’Association des étudiants musulmans nord-africains – en grande partie des Marocains – est par ailleurs fondée en 1927 au Café du métro, quelques stations plus bas, sur le boulevard Saint-Germain.
C’est ainsi que Bourguiba, Guiga et Sfar créeront, de retour à Tunis, le journal L’Indépendance tunisienne (1932) ainsi que le parti Néo-Destour, fer de lance de l’indépendance du pays. Bourguiba reviendra à Paris, notamment pour tenter de négocier avec les autorités françaises dans les années 1930, puis en 1954, lors d’un exil forcé sur l’île de Groix. L’indépendance de la Tunisie sera finalement obtenue en 1956.
La formation des élites arabes, outil d’influence post-indépendance
Après la décolonisation, la formation des élites arabes devient un outil d’influence de la France, notamment vis-à-vis d’États qui ne possèdent pas d’établissements d’enseignement supérieur d’excellence reconnus internationalement. Ici encore, la francophonie joue le rôle de lien entre le vécu de l’étudiant dans son pays d’origine et la culture hexagonale classique qu’il fréquente enfin in situ, à Sciences Po.
Ce n’est ainsi pas étonnant de retrouver, tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, des élèves de lycées français, comme l’Égyptien Boutros Boutros-Ghali (1922-2016) devenu secrétaire général des Nations unies ou Bassma Kodmani (1958-2023), fille d’un ancien ambassadeur syrien à Paris et cofondatrice, en 2011, du Conseil national syrien, autorité de transition visant à rassembler tous les opposants au régime de Bachar al-Assad. Bassma Kodmani est loin d’être la première étudiante étrangère à fréquenter les bancs de l’École : sur les six jeunes filles admises pour la première fois à la rentrée 1919 – dont Miriam Jaffé, « juive de Palestine », est l’unique à en ressortir diplômée –, une seule est française.
Il faut néanmoins attendre le début du XXIe siècle pour qu’une Saoudienne franchisse le seuil du 27, rue Saint-Guillaume. Issues pour l’écrasante majorité de la bourgeoisie éduquée, les Saoudiennes étudient dans leur pays depuis le début des années 1960. Notamment à l’université du roi Saoud, la première créée, en 1957, ou à l’étranger, principalement dans le système éducatif anglo-saxon – en Amérique du Nord, au Royaume-Uni ou encore dans les autres pays arabes, universités américaines de Beyrouth et du Caire en tête.
Pour Arwa Al-Munajjed (née en 1987), c’est toutefois la France qui s’est imposée, à la faveur de l’ouverture du campus Moyen-Orient Méditerranée, à Menton. Née d’une mère libanaise et d’un père saoudien d’origine syrienne, elle a grandi à Riyad dans un environnement francophile. Première Saoudienne à être diplômée de Sciences Po en 2010, après son master sur le campus de Paris, l’ancienne responsable au Public Investment Fund (fonds souverain saoudien), désormais rattachée au ministère de la Culture, fait partie d’une génération dont l’éducation internationale et la maîtrise de langues et cultures occidentales sont deux atouts particulièrement appréciés et valorisés par les autorités saoudiennes. Celles-ci cherchent à moderniser le pays, à la fois dans son image et dans le fonctionnement de son administration.
La création de filières anglophones a simultanément entamé la singularité de Sciences Po et renforcé sa compétitivité dans l’arène mondiale des grandes écoles et universités d’excellence. Elle a ainsi attiré des élèves issus d’autres sphères culturelles que la francophonie, comme la Soudanaise Mayada Adil (née en 1993), venue effectuer un master rue Saint-Guillaume à la suite de la révolution soudanaise de 2019 et de la répression qui en a découlé. Étudiante à Paris School of International Affairs (PSIA), elle est désormais associée aux Nations unies en tant que représentante société civile et porte-parole jeunesse des objectifs de développement durable.
Azouri, Mardam Bey, Bourguiba, Boutros-Ghali, Kodmani, Al-Munajjed, Adil : les alumni évoqués ici sont passés par la section « internationale ». Nombreux sont ceux, ces dernières décennies, qui ont toutefois effectué leur master, doctorat ou Bachelor dans d’autres filières. Les voici aujourd’hui diplomates, politiques, journalistes, hauts fonctionnaires d’organisations internationales, mais aussi dirigeants de start-up, consultants, banquiers. Certains sont restés en France, d’autres sont retournés contribuer au développement ou au rayonnement de leur pays en rejoignant l’appareil d’État, de grands groupes, des ONG ou en développant leurs propres projets. Sciences Po peut paraître loin, le rapport aux élites françaises auxquelles ils ont été quelque temps associés peut être distendu, parfois conflictuel. Mais l’école demeure éternellement associée, dans le jardin de leurs souvenirs, à des années de jeunesse particulières.
Notes :
(1) Extrait d’un compte-rendu de conseil d’administration de Sciences Po lors du mandat de Jacques Chapsal, cité dans Sciences Po : Histoire d’une réussite, Gérard Vincent et Anne-Marie Dethomas, Plon, 1987
(2) « Il y a un problème à Sciences Po : 50% des étudiants sont étrangers », Chloé Morin, CNews, 13 mars 2024
Paris en lettres arabes
Coline Houssais est l’auteure de deux livres sur le monde arabe, dont Musiques du monde arabe, une anthologie en 100 artistes que nous avions recensée à sa sortie, en 2020.
Le dernier en date, publié en juin 2024, porte sur la relation qu’entretiennent les auteurs arabes avec la France en général et Paris en particulier.
Quels sont les rapports de ces écrivains venus d’ailleurs avec les milieux littéraires, politiques et intellectuels français ? Comment la Ville Lumière apparaît-elle dans leurs œuvres ? Ville refuge des exilés, ville laboratoire des aventuriers, ville repoussoir lorsque le désespoir gagne, Paris demeure un espace repère, incontournable. Parcourant quatre siècles jusqu’à aujourd’hui, cette somme à la fois érudite et énergique explore de manière inédite les arcanes et ambivalences de cette relation ancienne, riche, plurielle, révélant aussi Paris comme capitale ex situ des lettres arabes.
Coline Houssais, Paris en lettres arabes, Actes Sud/Sindbad, 2024, 256 p., 23,80 €.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 30 d’Émile, paru en juillet 2024.