Émile Magazine

View Original

Bertrand Badie : "Il est impératif de réévaluer notre conception de la paix"

Dans une actualité marquée par le retour de la guerre dans nos quotidiens, Bertrand Badie (promo 71), professeur émérite à Sciences Po, spécialiste des relations internationales, publie L’Art de la paix, un essai passionnant sur cette notion abstraite. 

Propos recueillis par Lisa Dossou et Maïna Marjany

Dans cette période où la guerre est plus que jamais au centre de l’actualité, vous choisissez au contraire de faire un traité sur la paix. Pourquoi ce contre-pied ? 

Bertrand Badie (Crédits : Franck Ferville / Flammarion)

Précisément pour cette raison. On assiste à une inflation de discours sur la guerre et de productions éditoriales sur toutes les formes de conflits auxquels nous sommes exposés, mais presque aucun ouvrage ne porte sur la paix. C’est un constat à la fois crucial et décourageant qui masque une réalité sociohistorique majeure : notre culture a souvent centré son attention sur la guerre, considérant la paix comme une simple absence de conflit ou comme une période transitoire entre deux guerres.

Cette posture trouve ses racines dans divers facteurs, notamment la construction de l’État-nation, au cours de notre histoire européenne. L’idée de Charles Tilly, qui lie la formation des États à des pratiques militaires – dans son article de 1985 « War Making and State Making as Organized Crime » –, souligne cette association parfois douloureuse entre État et guerre, qui a historiquement conféré de nombreux avantages à l’État, surtout lorsqu’il se trouvait en position de vainqueur.

Cependant, la situation actuelle évolue. La guerre, de plus en plus destructrice, ne rapporte plus les mêmes bénéfices qu’auparavant. Il devient donc impératif de réévaluer notre conception de la paix et d’envisager celle-ci de manière plus ambitieuse, au-delà de la simple notion d’un entre-deux-guerres, comme le suggérait Raymond Aron.

Quelle est votre définition de la paix ? 

Je dirais que la paix ne peut se comprendre que comme un accomplissement de l’humanité impliquant la satisfaction, au minimum, de tous les besoins humains, qu’ils soient matériels – s’alimenter, se soigner, s’éduquer, vivre dans un contexte climatique favorable – ou sociaux, tels que la coexistence. 

Cette réflexion nous renvoie à la théorie de la paix du philosophe Aristote, qui soulignait déjà l’importance de la coexistence. C’est une notion que nous pouvons préciser aujourd’hui, à la lumière de la mondialisation et de l’Histoire, en parlant d’une intégration sociale internationale. En effet, coexister ne signifie pas simplement vivre ensemble, mais sous-entend également l’échange, la construction collective et la solidarité, constituant ainsi ce que l’on pourrait définir comme le véritable tissu de l’humanité.

Cette approche positive de la paix est rarement explorée, on lui préfère souvent la perspective martiale d’une paix par le cessez-le-feu ou la trêve, sans grande profondeur théorique. 

Dans notre culture européenne, la conception de la paix est notamment issue du latin pactum, qui désigne l’action de passer un contrat entre deux partenaires concernés par un différend. Existe-t-il d’autres façons de concevoir la paix, avec d’autres cultures, d’autres étymologies ? 

Bien évidemment. La paix transactionnelle, qui descend du pactum, est finalement la réplique en creux de la guerre, c’est-à-dire la tentative d’obtenir un avantage supplémentaire sur l’adversaire. Mais si on se tourne vers d’autres cultures, on découvre des perceptions alternatives. Dans la tradition peule, par exemple, la paix ne désigne pas la non-guerre, mais la santé du groupe. Si on continue d’examiner les différentes traditions et langues, on trouve des traductions positives de la paix, qui sont restées en partie inconnues d’une culture de la compétition interétatique sur laquelle se sont construites nos relations internationales.

Si pendant longtemps, les traités ont pu garantir la paix, vous défendez l’idée que ce n’est plus le cas aujourd’hui. Pourquoi ? 

Depuis la Renaissance et l’émergence de l’État-nation, chaque guerre en Europe s’est conclue par un traité caractéristique de la paix transactionnelle, imposant aux vaincus la supériorité des vainqueurs. Ces accords, suivant une logique de transactions et d’échanges forcés, irriguaient le nouveau système international européen. 

Mais cette tradition transactionnelle semble s’éteindre en 1856, avec le traité de Paris, qui signe la fin de la guerre de Crimée. On observe une rupture dès la paix de Versailles à l’issue de la Première Guerre mondiale, en 1919. C’est une « fausse paix », puisqu’elle ne donne lieu qu’à des négociations entre vainqueurs, que le vaincu – l’Allemagne – est contraint d’approuver par sa signature. Le phénomène est encore plus frappant après la Seconde Guerre mondiale, où les réunions de Potsdam ou de Yalta ne concernent que les vainqueurs et ne peuvent être qualifiées que de discussions, en ce qu’elles ne donnent lieu à aucun traité de paix ni réelles négociations. 

Les accords qui se succèdent depuis 1945 nourrissent l’illusion d’une continuité. Pourtant, la plupart n’aboutissent à rien ; on peut penser aux accords d’Alger sur le conflit au Sahel ou aux multiples accords qui entourent les conflits en Afrique. Aucun ne parvient à établir la fin effective et définitive des conflits armés. De la guerre du Vietnam au conflit afghan en passant par la guerre d’Algérie, on observe une éclipse, voire une disparition des négociations et des traités de paix au profit d’accords – Paris, Doha, Évian – à la portée largement réduite. Peut-être que cette idée de paix transactionnelle, si forte au temps westphalien, n’a plus vraiment de pertinence aujourd’hui.

Ainsi, la notion de pax americana, calquée sur le concept de pax romana, est-elle complètement dépassée ? 

Lorsque l’on était dans des temps qui semblaient hégémoniques, la superpuissance avait tendance à se présenter, comme pour se légitimer, en source principale, voire exclusive de paix. C’est ce qu’on observait avec l’Empire romain et la pax romana, l’Angleterre et la pax britannica au xixe siècle ou encore cette pax americana, qui semblait avoir triomphé au moment de la chute du mur de Berlin et faisait apparaître les États-Unis comme la seule superpuissance garante de la stabilité du monde. On s’est aperçu qu’il y avait là un abus de langage ; la puissance avait certes avantage à maintenir la paix et la stabilité, mais elle n’en était pas la garante absolue. 

Il suffit de regarder les images du 11-Septembre pour s’en convaincre, ainsi que la multiplication de conflits dans lesquels les États-Unis ont choisi de s’impliquer, qu’il s’agisse de l’Irak, de l’Afghanistan et de bien d’autres encore. 

Plus profondément, derrière l’idée de paix hégémonique, il y a cette valorisation de la puissance. Or, la puissance est mise à mal de façon chronique depuis 1945. Si les guerres sont de plus en plus destructrices, elles sont aussi de moins en moins porteuses d’un ordre politique conforme aux souhaits de l’hégémon. Au contraire, la puissance américaine a été battue dans pratiquement toutes les guerres qu’elle a menées depuis 1945. Cela peut s’expliquer par le rôle sans cesse plus actif des sociétés sur la scène internationale ; si la superpuissance militaire peut contenir les risques venant d’autres armées, elle ne peut que difficilement endiguer les pressions issues des profondeurs mêmes des sociétés.

Les institutions internationales, qui se veulent garantes de la paix, auront-elles encore un rôle à jouer dans les guerres de demain ?

L’un des piliers essentiels d’une construction positive de la paix est ce que j’appelle la « paix institutionnelle ». Il est en effet impossible de penser un ordre de coexistence et d’intégration sans des institutions et des normes pour l’encadrer. Cependant, ces mécanismes présentent aujourd’hui deux failles majeures qui fragilisent l’ordre multilatéral tel qu’il a été conçu.

La première faille réside dans la difficulté d’universaliser ce système. Le multilatéralisme, né en Occident, s’est étendu à travers le monde avec la décolonisation, mais sans intégrer les systèmes de valeurs et l’histoire des sociétés nouvellement indépendantes, ce qui crée un déséquilibre culturel notable. 

La seconde faille touche à la centralité de la puissance dans la conception wilsonienne du multilatéralisme. Que ce soit à travers la Société des nations ou les Nations unies, le contrôle du jeu multilatéral est resté entre les mains des grandes puissances, reflétant un principe européen classique : l’équilibre des puissances, la fameuse « balance of power ». Cette logique a conduit à la structure actuelle du Conseil de sécurité de l’ONU, dominé par des membres permanents avec un droit de veto. Ce modèle, issu d’une vision traditionnelle, contraste fortement avec l’ordre international actuel.

Ainsi, ce n’est pas tant le multilatéralisme qui échoue aujourd’hui, mais le multilatéralisme wilsonien. Face à cette conception, une autre vision, plus sociale et solidaire, émergeait déjà à l’époque, portée par le pionnier français du solidarisme Léon Bourgeois. Bien que Bourgeois ait été écarté par Wilson, sa pensée a ressurgi à travers des figures contemporaines comme Boutros Boutros-Ghali ou Kofi Annan et dans des initiatives telles que le rapport du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) sur la sécurité humaine, en 1994. Ce rapport mettait en lumière une idée cruciale : les principales menaces pour la paix ne viennent plus du déséquilibre des puissances, mais des injustices sociales et de la non-satisfaction des besoins fondamentaux des populations. C’est cette approche, centrée sur la solidarité et la justice sociale, qui pourrait inspirer une réinvention du multilatéralisme adapté aux réalités du xxie siècle.

Dans votre ouvrage, vous énoncez neuf vertus permettant l’établissement d’une paix positive et durable. Pourriez-vous en citer trois qui vous paraissent fondamentales ?

Il est difficile de les classer ! Les neuf me semblent indispensables, mais évoquons celles qui sont peut-être les plus étrangères aux consciences. La première, c’est ce que j’appelle la « paix subjective ». On ne peut construire la paix de façon positive sans faire un effort de compréhension de l’autre, sans se détacher de notre propre vision du monde. L’effort doit permettre de comprendre comment l’Autre nous perçoit et de rectifier cette image pour arriver à un point de concorde et de coexistence. En clarifiant cette relation entre nous et l’altérité, nous pourrons véritablement donner un sens au mot « coexistence » dans les relations internationales. 

La deuxième vertu que je voudrais souligner nous vient d’Emmanuel Kant. Il affirmait que la paix ne pouvait se réaliser qu’en respectant les règles de l’hospitalité. Cette idée est puissante, car elle déplace la responsabilité de la paix des seuls gouvernants aux individus. Apprendre à accueillir l’Autre, à ne plus voir l’étranger comme un ennemi, constitue un premier pas vers une « micropaix », atome d’un ordre universel pacifique. Dans le contexte actuel, cela signifie accepter les migrations, non pas comme un chaos, mais comme une composante essentielle d’un monde globalisé. Se tenir à distance des discours démagogiques qui stigmatisent l’Autre est crucial pour empêcher la banalisation de la violence et l’exclusion qui mènent à la guerre.

Enfin, la troisième vertu est ce que j’appelle la « paix éduquée ». J’ai été frappé de constater à quel point, en France, nous négligeons l’éducation à la paix des enfants. Notre histoire nationale est majoritairement enseignée à travers le prisme de la guerre, des récits de Vercingétorix à ceux des deux guerres mondiales en passant par les exploits militaires de Napoléon. Mais qui leur apprend l’histoire de la paix ? Peu de jeunes connaissent des figures comme l’abbé de Saint-Pierre ou Léon Bourgeois, grands défenseurs de la paix. Il est nécessaire d’apprendre à nos enfants à mieux connaître l’histoire de l’Autre, qu’il s’agisse de l’histoire chinoise millénaire, de l’Afrique précoloniale ou du monde arabe, pour prévenir les phénomènes d’exclusion et d’ignorance. Finalement, il est temps d’enseigner aux enfants la « mondialité ». En tant que citoyens du monde, ils sont des « piétons de la mondialisation », ce qui signifie être conscient des enjeux globaux comme l’insécurité alimentaire, climatique ou sanitaire et avoir des gestes quotidiens pour y répondre. L’éducation à la paix est un véritable apprentissage, et elle est plus indispensable que jamais dans le monde globalisé que nous habitons.

Le titre de votre livre fait explicitement référence à L’Art de la guerre, de Sun Tzu. L’avez-vous construit en miroir avec cette œuvre ?

Je n’ai pas la prétention de répondre à Sun Tzu. Simplement, je voulais réagir à un défi implicite de son livre : si l’on peut écrire l’art de la guerre, pourquoi ne pourrait-on pas écrire l’art de la paix ? C’est encore significatif de notre appétence pour parler de la guerre plutôt que de réfléchir à la paix. 

Bertrand Badie, L’Art de la paix, Flammarion, 256 pages, 21 €

Cet article a initialement été publié dans le numéro 31 d’Émile, paru en décembre 2024.