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Jakuta Alikavazovic : "Le réel n’est qu’un miroir que l’on peut traverser dans les deux sens"

Chaque semestre, un nouvel auteur devient titulaire de la chaire d’écrivain en résidence du Centre d’écriture et de rhétorique de Sciences Po. Le passage de témoin entre Yannick Haenel et Jakuta Alikavazovic s’est déroulé le 10 septembre dernier. L’occasion pour les deux auteurs d’échanger autour du thème « Le monde et ses miroirs ». 

Propos recueillis par Delphine Grouès, Lisa Dossou et Maïna Marjany (promo 14)

Jakuta Alikavazovic aux côtés de Yannick Haenel lors du passage de relais à Sciences Po, en septembre 2024. (Crédits : Sciences Po)

Jakuta Alikavazovic, pouvez-vous nous parler de votre rapport particulier à la langue ? 

Jakuta Alikavazovic : Il y a quelques années, je me suis fait la réflexion, presque par accident, que je ne devais mon français à personne. J’en ai été la première surprise. Parfois, on met des années à voir l’évidence. Je suis née dans ce pays, dans cette ville, pour autant je ne suis pas née dans cette langue. La langue que j’écris est une langue qui ne m’a été ni donnée ni transmise. D’une façon très profonde, singulière, je ne la dois à personne. En tout cas, pas à des gens de chair et de sang, pas à des bras, pas à des corps aimants. Alors qu’elle est tout pour moi aujourd’hui – mes yeux, ma voix –, je n’ai envers elle aucune familiarité. Pour le dire autrement, en français, j’ai été élevée par les livres, comme d’autres enfants en d’autres époques, en d’autres temps, ont été élevés par des loups. 

Comment ce rapport à la langue et aux livres vous amène-t-il à concevoir la littérature ?

J. A. : L’un des livres avec lesquels j’ai grandi est Le Rouge et le Noir, de Stendhal. Le milieu qu’il racontait, sa société, ses enjeux m’étaient aussi étrangers qu’une forêt profonde. Mais c’est cela, la langue et la littérature : un rapport à la différence. Dans Le Rouge et le Noir, Stendhal donne une définition très connue du roman dont je voudrais vous dire quelques mots : « Un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. » C’est une phrase à laquelle je pense presque malgré moi. Je la retrouve griffonnée en marge de certaines pages de carnets, sur des livres.

Je me suis définie autant par l’attrait que cette phrase exerce sur moi que par l’insatisfaction qu’elle a toujours suscitée. J’étais jeune et je n’étais pas sûre d’être d’accord avec Stendhal. Je savais qu’il fallait montrer les choses, les décrire telles qu’elles étaient, que le roman c’était cela, un rapport au réel, ce réel dont on pense trop souvent qu’il est synonyme de vérité. Je ne croyais pas qu’il fallait taire, je ne croyais pas non plus qu’il fallait enjoliver.

Malgré tout, quelque chose manquait à mes yeux, à mon cœur plutôt, à mes tripes, dans cette histoire de miroir et de promenade. J’y voyais une borne, une limitation et celle-ci ne me convenait pas. Les choses telles qu’elles sont suffiraient-elles ? Mais les choses ne sont jamais seulement ce qu’elles sont. Par exemple, peut-être que Stendhal et moi, quand nous parlons de miroir, nous ne parlons pas de la même chose. L’humanité a longtemps vécu sans reflet ou plutôt sans une abondance, voire une surabondance, de reflets. 

Et moi, je reviens à mon insatisfaction. Je n’ai d’autre choix que de la préciser, de l’approfondir. Si le monde n’était que ce qu’il est, le roman serait-il toujours second ? Non. C’est cela que je récusais et que je récuse aujourd’hui encore : l’idée que la littérature n’arrive qu’après coup. Je crois au contraire que la littérature fait monde, qu’il y a plus d’une situation où c’est le réel qui est second, où la littérature précède. C’est-à-dire qu’elle est un principe de création, d’action au sens fort, qu’elle fait monde, qu’elle fait des mondes. S’il y a une responsabilité morale, politique et esthétique de l’écrivain, c’est sans doute là qu’elle se trouve. Parfois, en effet, le rapport d’antériorité s’inverse et c’est le monde qui devient un miroir que l’on promène au bord du chemin. Le chemin, ce sont les histoires que nous racontons, que nous inventons et que nous transmettons. Le monde vient après, pas avant. C’est ainsi que nous avançons et qu’avance la littérature : il n’y a pas de chemin avant nous, le chemin est à inventer, le chemin, c’est nous. 

Jakuta Alikavazovic, titulaire de la chaire d’écrivain en résidence du Centre d’écriture et de rhétorique de Sciences Po pendant le premier semestre de l’année 2024-2025. (Crédits : Caroline Maufroid / Sciences Po)

Yannick Haenel, cette frontière entre le réel, le véridique, est également un thème qui vous est cher. Que pouvez-vous nous dire de votre réflexion sur le lieu où réside la vérité ? 

Yannick Haenel : Je partage avec Jakuta cette idée qu’il arrive à la littérature de précéder le monde. Nos vies procèdent du langage qu’on parvient à inventer, pas seulement de celui qu’on lit. Cette idée que le langage précède ce qu’on peut appréhender du monde, qui est souvent faussé, est la raison même de la littérature. J’ai beaucoup de mal, comme Jakuta, avec des littératures qui se déclarent avant tout réalistes, parce que le réalisme aujourd’hui, c’est avant tout la société, c’est-à-dire la sociologie triomphante, la littérature sociologique. C’est quelque chose qui relève d’un problème : la société n’est pas tout. Toute société, fondée sur « un crime commis en commun », dit Freud, essaie de faire en sorte que ce soit l’homogénéité qui gagne. Je trouve que chaque écrivain semble nous indiquer qu’au contraire, la société se croit seule, mais qu’il y a quelqu’un, quelque chose en plus. Quand Jakuta dit que le chemin, c’est nous, ce n’est pas seulement un espoir ou une phrase vertueuse, c’est qu’en effet, le tracé sur la neige, c’est l’écriture elle-même. 

L’idée de quête sans résolution, sans terme, d’exploration des possibles, se retrouve-t-elle dans les intrigues de vos ouvrages ? 

J. A. : Je pense que dans ce goût de l’enquête, qui est presque pour moi un rapport au monde, il y a deux choses qui sont très profondes. La première est héritée des premières lectures de jeunesse que je dévorais, comme Agatha Christie. La seconde est plus singulière et relève de mon rapport au français. Même si je suis née dans le 15e arrondissement de Paris, le français n’a pas été ma langue maternelle, mais d’abord une langue à déchiffrer, la matière d’un monde qui n’était pas celui que connaissait mon milieu familial. Le français a sans doute été la matière même de l’énigme pour l’enfant que j’étais et je pense que ça a laissé une empreinte longue, durable sur mon rapport à la langue et au monde.

Y. H. : Ce qui me fait aimer passionnément les livres de Jakuta, ce sont les sensations, les détails. Pour moi, les écrivains n’ont pas un savoir scientifique, prouvable, mais la capacité à être sensibles. S’il y a bien une disparition programmée au xxie siècle, c’est celle du monde sensible, puisqu’on s’exprime de manière de plus en plus rapide, minimale, pauvre. Je pense que la littérature est détentrice, l’air de rien, de cette délicatesse-là, de cette science inexacte des nuances. La littérature est très exactement ce qui nous permet d’élargir nos sensations. Quand j’ouvre Les Détectives sauvages, de Roberto Bolaño, c’est une crépitation de détails, d’ironie... Pour faire face à l’insensé qui gagne, il faut un surplus de sensibilité.

Yannick Haenel, ancien titulaire de la chaire d’écrivain en résidence du Centre d’écriture et de réthorique de Sciences Po. (Crédits : Francesca Mantovani / Éditions Gallimard)

J. A. : Si on devait algébriser les livres de Yannick, j’énoncerais cette formule pour les décrire – une personne ici maintenant et que se passe-t-il vraiment. C’est la grâce de toute la littérature, la possibilité d’être autre, de faire profondément, singulièrement et sensiblement une expérience autre que la nôtre. Il s’agit d’un espace d’empathie, où les frontières deviennent poreuses entre l’expérience sur la page et l’expérience telle qu’on la vit. 

Les grandes lectures sont toujours des lectures d’enfance puisque c’est dans l’enfance, je crois, qu’on perd le plus immédiatement et le plus radicalement toute notion de différence entre soi et ce qu’on lit. Je vivais plusieurs vies en une, j’étais à la fois en danger et à l’abri. Pour certains et certaines d’entre nous, la question se pose différemment : la littérature, idéalement, doit permettre d’épouser, d’essayer comme on essaie une veste, d’autres vies que la sienne, d’autres expériences, d’autres idées, d’autres rapports au monde, puis voir si la sienne est vraiment celle qui nous convient le mieux. La littérature devient à ce moment-là exactement deux choses : un endroit où on peut à la fois disparaître et se renforcer, s’affirmer. C’est extraordinaire. 

En tant que traductrice, comment vivez-vous cette expérience des sensations, des silences à transmettre d’une langue à une autre ? 

J. A. : J’ai la chance de ne traduire que des livres que j’aime profondément, pour lesquels j’ai la plus grande estime et le plus grand respect. Pour traduire la sensation, il faut d’abord traduire une phrase, un souffle, des images, puis il faut réussir à traduire une émotion, en se demandant : qu’est-ce que ce texte me fait ? Comment faire en sorte qu’il me fasse la même chose dans une autre langue ? 

Vous avez tous deux vécu une nuit dans un musée, entourés d’œuvres d’art. Que vous a apporté cette expérience ? 

Y. H. : Ma nuit au musée ne s’est pas très bien passée, mais j’ai essayé d’en faire quelque chose de plus fantaisiste, de la récupérer. La fiction n’est pas seulement au cœur de ce que tu écris, mais au cœur de ton être. Il se trouve que ces expériences auxquelles nous avons été soumis consistaient à raconter quelque chose qui nous est arrivé, à faire une littérature de restitution. Cela m’a énormément plu parce que ça a été l’occasion de déraper. Je ne me suis pas du tout astreint au fait d’avoir cette chance inouïe d’être tout seul une nuit avec des œuvres d’art. Je ne pouvais pas m’empêcher d’essayer de chercher quelque chose d’autre : dans les œuvres, dans la situation elle-même, je commençais déjà à me raconter des histoires, à injecter de la fiction dans cette nuit. Je l’ai vécue comme l’arrivée de la fiction dans le réel. 

J. A. : En règle générale, je vis ainsi, la fiction dans le réel. D’ailleurs, c’est comme cela que nous vivons tous, parce que la mémoire est une chose étonnante. Les scientifiques qui l’étudient observent que celle-ci fonctionne sur un principe de fictionnalisation. Le principe de notre rapport au monde est l’oubli. Si la continuité existe, c’est parce que la mémoire invente constamment. Voilà une autre raison de se méfier du réalisme qui se voudrait monolithique. Pour faire écho au début de notre échange, le réalisme n’est rien d’autre qu’une convention stylistique. 

Il n’y a pas un réel qui ne soit pas construit par un regard, une pensée, un langage. Le réel n’est qu’un miroir que l’on peut traverser dans les deux sens. La fiction est toujours présente, ne serait-ce que parce que nous avons cette chose extraordinaire qu’est le conditionnel. Nous vivons toujours au conditionnel, aux côtés de ce qui n’aura pas eu lieu, que nous pouvons évoquer, convoquer, imaginer. Yannick, ton expérience de la nuit correspond assez bien à mon expérience de la vie – décevante –, mais heureusement, il y a la fiction ! 

Cet article a initialement été publié dans le numéro 31 d’Émile, paru en décembre 2024.