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Hemley Boum : "Toute ma vie, j’ai été une rêveuse compulsive"

La première édition du Prix littéraire des Sciences Po vient de récompenser l’écrivaine Hemley Boum pour son roman Le Rêve du pêcheur, une fresque familiale à cheval entre Paris et le Cameroun, son pays natal. Rencontre.

Propos recueillis par Maïna Marjany (promo 14)

Remise du Prix littéraire des Sciences Po à Hemley Boum, le 4 juin 2024, sur le campus Saint-Thomas. (Crédits : Elisabetta Lamanuzzi)

Quels sont les thèmes qui traversent votre œuvre ?

Il y a des thèmes récurrents tels que la transmission et la géographie. Pendant la phase de rédaction, lorsque l’on me questionnait sur mon ouvrage, je répondais à chaque fois que j'écrivais sur des géographies. Les géographies, à la fois symboliques et réelles : les lieux que l’on quitte, ceux que l’on porte en nous, et ceux qui se referment sur l’absence ou que l’on peine à habiter ; comment ces endroits nous façonnent et nous bouleversent. Voilà ce qui traverse mon travail sur le long terme.

En lisant votre roman, on se sent profondément immergé dans certains lieux, comme ce village de pêcheurs où débute l’histoire…

Hemley Boum dans le quartier de New Bell à Douala, au Cameroun, où se déroule une partie de l’intrigue de son roman. (Crédits : Npetitjean / Wikimedia Commons)

C'était l’idée, de décrire des lieux comme Campo [petite ville côtière] ou encore New Bell [quartier de Douala, au Cameroun, NDLR] et Paris. Il s’agit de poser un regard sur eux et de témoigner de ce que l’on voit. Les mots que l’on pose ne sont peut-être pas la vérité absolue de ces endroits, mais c’est justement ce que signifie mon travail : tout est mouvant, tout se réinvente.

Vous définissez-vous comme une autrice engagée ?

Au début, cette question me mettait mal à l’aise, mais aujourd’hui moins. Je suis une autrice, une citoyenne, une personne ancrée dans le présent, attentive au monde, traversée par ses événements. Mon écriture en est imprégnée. Je n’écris pas dans un espace coupé du monde. Chaque prise de parole publique, et donc chaque livre, est une interprétation du réel assumée, donc forcément un engagement.

Ce Rêve du pêcheur est-il inspiré d’une histoire vraie, la vôtre ?

Non. Bien que je sois familière avec d’autres endroits au Cameroun, Campo m’était inconnue avant que je n’y arrive par hasard. C'est une ville magnifique mais assez vide, malgré la mer, le fleuve et la terre fertile. J’ai eu l’intuition que ce lieu était appelé à disparaître dans sa forme actuelle, car les terres sont rachetées, car il y a d’autres choses à exploiter… Le rêve du pêcheur est que ce lieu continue d’exister, bien que je pense qu’il changera considérablement. Il est déjà en nette transformation par rapport à ce qu’il a pu être.

Et c’est en voyant ce lieu que vous avez eu l’idée du récit ?

En effet, l'événement déclencheur de l’écriture de mon roman, c’est ce lieu et l’image d’Épinal qui s’en dégageait : le retour des pêcheurs à 18h, sur fond de crépuscule, après leur journée en mer.

Puis, évidemment, pour qu'un roman prenne vie, une image et un lieu ne suffisent pas. Il faut également qu'ils entrent en résonance avec mes questionnements personnels. Un roman, c'est toujours une façon de répondre à mes interrogations les plus intimes.

Nous l’avons aussi perçu comme un pont entre le continent européen et africain, et un plaidoyer pour faire la paix avec son passé et son héritage. Est-ce ainsi que vous l’aviez imaginé ?

Je pense que les livres en général — et pas seulement celui-ci — servent à construire plutôt qu'à détruire. Ils forment des ponts. Les personnages de ce roman sont des rêveurs sans frontières, cherchant sans cesse leur juste place, et en cela, ils rapprochent les mondes. Les rêveurs rendent les choses possibles.

Et quel est le rêve d’Hemley Boum ?

En réalité, j'en ai plusieurs, d’où l’envie d’écrire « ce rêve du pêcheur ». Toute ma vie, j'ai été une rêveuse compulsive… 

Dans votre bibliothèque : si vous ne deviez en citer que deux, quels sont les ouvrages qui vous ont marqué ?

Mon livre incontournable est Beloved de Toni Morrison, lu à 16 ans, qui m’a profondément marquée. C’est un roman essentiel, un de ceux qui vous font dire « si j’écris un jour, je voudrai écrire comme ça ». Un autre est La Route de la faim de Ben Okri, un écrivain nigérian. Ces deux-là me viennent spontanément à l’esprit, ce sont les plus importants, mais je pourrais vous en citer plein d’autres.


Hemley Boum en 6 dates clés

Hemley Boum, le 4 juin 2024, lors de la remise du Prix littéraire des Sciences Po. (Crédits : Elisabetta Lamanuzzi)

  • 1973 : naissance à Douala, capitale économique du Cameroun. Après ses études en Anthropologie, à l’Université Catholique de Yaoundé, puis en marketing, à l’Ecole Supérieure de Lille, elle revient y travailler.

  • 2010 : publication de son premier roman Le Clan des Femmes, qui rapporte l’histoire de Sarah, une petite fille de neuf ans condamnée à vivre dans un foyer polygame par les carcans de l’Afrique du début du XXe siècle.

  • 2013 : son deuxième roman Si d’aimer… reçoit le Prix d’Ivoire, récompensant un auteur africain d’expression francophone.

  • 2015-2016 : Son œuvre est saluée par plusieurs distinctions (Grand Prix littéraire d’Afrique noire, Prix du Livre engagé, prix spécial du jury au Prix Ethiopile). En parallèle de ses romans, elle collabore à l’édition n°4 de la revue IntranQu'îlités.

  • 2019 : Dans Les Jours viennent et passent, Hemley Boum raconte par le prisme de trois générations de femmes l’histoire du Cameroun, des années 50 à nos jours. L’année suivante, le salon international du livre et de la presse de Genève lui remet le Prix Ahmadou-Kourouma.

  • 2024 : Le Rêve du pêcheur, son sixième roman, est récompensé du Prix Littéraire des Sciences Po.