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Ambroise Bouleis : "On peut voir le Brexit comme un cocktail qui laisse un arrière-goût très amer aux Britanniques"

À l’heure où le Royaume-Uni tourne la page de quatorze années de gouvernement conservateur à la suite de la victoire écrasante du parti travailliste, nous nous entretenons avec Ambroise Bouleis, correspondant permanent à Londres de France Télévisions. Ambroise a accumulé une dizaine d’années d’expérience professionnelle au sein du groupe France TV depuis sa sortie de l’école de journalisme de Sciences Po, en 2013. Avec lui, nous revenons sur sa carrière, son parcours et l’exercice de son métier. Nous lui demandons également de nous livrer son point de vue sur la Grande-Bretagne et la société britannique.

Propos recueillis par Patrick Besson et Olivier Marty, Cercle franco-britannique de Sciences Po Alumni

Quel rôle a joué la formation que vous avez suivie à Sciences Po dans votre parcours et votre évolution professionnelle ? Avez-vous des souvenirs particuliers de votre passage rue Saint-Guillaume ?

À sa sortie de l'École de journalisme en 2011, Ambroise Bouleis a directement intégré la rédaction de France TV, avant de devenir son correspondant à Londres en 2022. (Crédits : L. Soudre)

J’ai d’abord le souvenir de professeurs brillants. Je revois Bruno Latour qui brandissait un cintre dans l’amphi Boutmy pour familiariser un parterre de très jeunes étudiants avec sa philosophie des sciences. À dix-huit ans, nous échangions des regards amusés : avions-nous affaire à un génie ou un fou ? Mais avec ses interventions en apparence excentriques, il plantait une graine qui germerait plus tard. Ce qui me paraissait obscur à l’époque s’est éclairci avec les années et m’a permis de mesurer la modernité de sa pensée sur la société, la technologie, l’écologie.

Je me souviens aussi d’une vie associative et syndicale animée, où l’on voyait déjà de futures personnalités politiques faire leurs armes dans des débats endiablés sur la progressivité des frais de scolarité. J’ai l’impression que la plupart de mes camarades, à l’entrée à Sciences Po, disaient vouloir devenir journaliste ou diplomate. La diversité des masters les a bien souvent amenés sur d’autres voies.

Pas moi. Le journalisme m’a toujours attiré et l’École de journalisme n’a fait que confirmer cette vocation. De façon plus inattendue, elle m’a mis sur la voie du média télévisuel, alors que j’avais grandi sans télévision et que j’étais beaucoup plus fasciné par la radio. Mais grâce aux partenariats signés par l’École, j’ai entrepris un apprentissage en alternance à France Télévisions. J’y ai très vite été convaincu par la force de l’image et du travail en équipe et je n’en suis pas reparti depuis !

Vous êtes correspondant permanent de France Télévisions au Royaume-Uni depuis deux ans. Pourquoi avoir choisi de couvrir cette zone géographique ? Et en quoi ce choix était-il logique dans votre propre évolution professionnelle ?

Avant d’être un choix géographique, c’est d’abord celui d’une façon d’exercer le métier de journaliste. Être correspondant, c’est se plonger en immersion dans une zone, apprendre à la connaître et à la raconter au quotidien, tout cela en autonomie, loin de la grande rédaction parisienne. Au début de ma carrière, j’ai exercé quatre ans à Marseille, en tant que correspondant dans le Sud-Est pour les journaux de France 2. Ce fut une expérience très formatrice. J’ai appris à traiter toutes sortes de sujets, des règlements de comptes aux reportages « carte postale ». 

C’était cette liberté et cette capacité à traiter une grande diversité de sujets que je voulais retrouver, à l’échelle d’un pays cette fois. Voire plus : depuis Londres, notre équipe de cinq personnes couvre l’actualité du Royaume-Uni, de l’Irlande, et parfois même, en raison de notre plus grande proximité géographique, de l’Islande.

Mon premier terrain de jeu reste toutefois le Royaume-Uni. Un pays en miroir de la France, à population égale et dont je trouve la société fascinante à observer dans ces années post-Brexit. L’actualité y est riche et intéresse le public français. À cet égard, la mort d’Elizabeth II sept jours seulement après mon arrivée m’a réservé une prise de fonction sur les chapeaux de roues ! Et puis l’excentricité des Britanniques n’est pas seulement un cliché. Dans quel autre pays aurais-je eu la chance de couvrir en reportage une course derrière un fromage qui dévale une pente à 100%, un candidat aux élections toujours déguisé en poubelle ou un village de quarante habitants qui se décrète jumelé avec Paris un soir de beuverie ?

Vous exercez votre métier à France Télévisions depuis 2013. Comment évaluez-vous l’impact des changements technologiques et de la diversité des sources d’information et d’analyse sur votre pratique du journalisme ? Comment vous êtes-vous adapté à cet environnement en mutation ?

Quand je suis arrivé à France Télévisions — il n’y a donc pas si longtemps — il fallait encore faire déplacer un camion à parabole et louer (très cher) de la bande passante satellitaire pour faire un direct dans le journal télévisé. Aujourd’hui, nous faisons la même chose avec un modem qui tient dans un sac à dos — voire dans certains cas avec un simple téléphone ! Nous partons en reportage avec une caméra de la taille d’un appareil photo et le banc de montage a été remplacé par un ordinateur portable. Forcément, cela donne une liberté et une réactivité incomparables à celles de la télévision d’il y a vingt ans. L’allègement de la technique entraîne une plus grande polyvalence, une plus grande productivité aussi : le même temps d’antenne est produit avec de moins en moins de personnes sur le terrain. Le rythme est souvent très intense, mais je me sens d’autant plus chanceux d’occuper l’un des rares postes de correspondant à l’étranger que les places sur le terrain se font chères.

Le métier se déplace beaucoup vers les bureaux, car avec la démocratisation des moyens de captation et de diffusion, les journalistes ne sont souvent plus les premiers ni les seuls à filmer un événement. Et à l’heure des manipulations de plus en plus aisées, l’enjeu d’authentification des contenus créés par le grand public est immense. À France Télévisions, nous avons inauguré depuis quelques années une cellule dédiée (« les Révélateurs ») qui a développé une expertise bluffante pour authentifier, dater et localiser des images sous lesquelles nous pouvons vite être noyés. Comme le « fact-checking », c’est en train de devenir une façon d’exercer le journalisme à part entière. 

La sortie du Royaume-Uni de l’Europe a eu lieu en 2020. On peut avoir l’impression, en regardant les grands indicateurs, comme le niveau du PIB ou le taux de chômage, que les effets économiques de cette décision majeure n’ont pas été catastrophiques. Pourtant, le taux de croissance, l’attractivité, la productivité et la balance commerciale déclinent. Pouvez-vous revenir sur l’ensemble des effets économiques du Brexit ? 

Le cataclysme économique prédit par certains n’a pas eu lieu, mais le bilan global du Brexit n’est guère positif. Les investisseurs sont allés voir ailleurs. Des entreprises britanniques qui produisaient à destination du marché unique ont elles-mêmes dû quitter le pays pour rester rentables. La main d’œuvre peu qualifiée est devenue rare ; c’est particulièrement visible dans les secteurs de l’agriculture et de l’hôtellerie-restauration où elle était centrale. Certains produits disparaissent des étals ou leur prix monte démesurément : depuis le printemps dernier, faire venir de la charcuterie, du fromage ou des fleurs de l’Union européenne est synonyme de coûts et de tracasseries administratives supplémentaires, et dès janvier prochain de nouveaux contrôles toucheront les fruits et légumes. Enfin, les Brexiteurs qui comptaient sur un accord commercial rapide avec l’Amérique du Nord pour redresser la balance commerciale se sont fourvoyés. 

Bien sûr, la pandémie de Covid et la guerre en Ukraine sont aussi passées par là et ont contribué à déstabiliser l’économie. Les effets directs du Brexit ne sont pas faciles à mesurer ; selon les estimations, il aurait fait perdre de 2 à 5 % de PIB depuis 2016. En fait, on peut voir le Brexit comme un cocktail qui laisse un arrière-goût très amer aux Britanniques. Le sentiment de déclassement est quasi-généralisé, les inégalités sont les plus grandes d’Europe occidentale et les deux-tiers des électeurs estiment à présent que quitter l’UE fut une mauvaise décision.

On a pu observer ces derniers mois que la coopération diplomatique et en matière de sécurité entre le Royaume-Uni et les États de l’Union européenne restait intense et convergente sur les dossiers de l’Ukraine ou encore sur l’Iran, par exemple. Or, ces sujets ne sont pas traités dans l’accord post-Brexit scellé entre l’UE et le Royaume Uni. Y a-t-il une perspective de rouvrir des négociations sur ce plan, comme sur les autres (libre circulation des personnes et questions commerciales notamment) avec l’arrivée d’un gouvernement travailliste au pouvoir ?

J’ai rencontré David Lammy, le nouveau Foreign Secretary, quelques jours après sa nomination en juillet. Ses intentions sont claires : son gouvernement veut un « reset » des relations avec la France et l’Europe. Il souhaite revoir l’accord commercial signé par Boris Johnson et l’accord vétérinaire qui entraîne de coûteux contrôles sanitaires. Il veut travailler sur la reconnaissance des qualifications professionnelles. Mais il y a une ligne rouge : le gouvernement travailliste n’organisera pas de nouveau référendum. De même, le chef de la diplomatie a beau être un ancien partisan du Remain, il ne veut pas non plus de retour dans l’Union douanière. Le Brexit est consommé, et les Travaillistes ne remettront pas sur la table un débat dans lequel ils n’ont pas réussi à convaincre en 2016. 

Les Français avec qui je suis en contact ont souvent du mal à le réaliser, mais le temps où l'on pouvait venir s'installer à Londres et chercher du travail est terminé. Il faut maintenant être sponsorisé par un employeur britannique, une procédure coûteuse, et ce n'est sans doute pas près de changer. Sur le dossier ukrainien, l’incursion récente des forces de Kyiv en territoire russe rend le gouvernement britannique beaucoup plus prudent. Pas question d’autoriser l’utilisation de missiles britanniques en territoire russe pour le moment. David Lammy a été moqué pour avoir lancé une campagne en ligne, « Faites du bruit pour l’Ukraine », qui incitait à taper dans ses mains et à donner des coups de klaxon… une forme d’aide un peu légère.

Le parti travailliste britannique vient de remporter les élections législatives haut la main, en reprenant notamment des voix dans les territoires qui lui étaient historiquement acquis dans les Midlands et l’Écosse. De même, l’électorat populaire a opéré un retour plus général vers le parti travailliste. Selon vous, au-delà de la lassitude et du rejet du parti conservateur, quelles sont les prises de positions travaillistes qui ont le plus résonné dans l’électorat ?

Au Royaume-Uni, on dit que ce n’est pas l’opposition qui gagne une élection, mais le gouvernement sortant qui la perd. Je crois que ça a rarement été aussi vrai que le 4 juillet dernier. On parle certes de victoire écrasante du parti travailliste en nombre de sièges de députés, mais il ne faut pas perdre de vue que le ratio « nombre de voix / nombre de députés » est le plus faible de l’histoire du pays : 34 % des voix pour 64 % des députés.

Pour les électeurs du parti travailliste, le rejet des Conservateurs a été décisif après quatorze ans d’austérité, le scandale du Partygate (affaire des fêtes clandestines à Downing Street ayant contribué à la démission de l’ancien Premier ministre britannique Boris Johnson en juillet 2022, NDLR) et le mandat éclair catastrophique de Liz Truss. Keir Starmer a fait campagne en mettant en avant l’alternance, mais il a lancé peu de propositions marquantes et aucune n’a vraiment « imprimé », comme on dit maintenant.

Il en a même fait un argument de campagne : ne pas promettre la lune, pour ne pas nourrir les frustrations ensuite. Et c’est peut-être justement ce qui a fait mouche : le retour d’un certain pragmatisme après l'extravagant Boris Johnson, et de la normalité après Rishi Sunak, l’ancien banquier deux fois plus riche que le roi. S’il y a néanmoins un sujet qui mérite toute l’attention du nouveau gouvernement, c’est celui du NHS (le système de santé britannique, NDLR), exsangue après plus d’une décennie d’austérité et la pandémie de Covid. Keir Starmer a promis d’être à son chevet… mais il s’est aussi engagé à ne pas augmenter les impôts. Sa marge de manœuvre est donc considérablement réduite.