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L’assistance diminuée 

Dans chaque numéro d’Émile, un chiffre qui occupe le débat public est analysé. Guillaume Allègre (promo 04), économiste à l’OFCE-Sciences Po, spécialiste des inégalités et des politiques publiques, se penche ici sur le montant mensuel du Revenu de solidarité active (RSA). 

Par Guillaume Allègre (promo 04)

559 euros, c’est le montant mensuel du RSA versé à une personne vivant seule, hors forfait logement, depuis le 1er avril 2024. Cela correspond à seulement 40 % du SMIC mensuel net pour un emploi à plein temps (1  399 euros) et à 42 % du seuil de pauvreté (1  309 euros) (1). Le forfait logement du RSA est déduit du montant forfaitaire pour les personnes bénéficiant d’allocations logement et pour les personnes logées gratuitement, ou propriétaires de leur logement, soit la très grande majorité des allocataires. Pour ces personnes, il manque 750 euros mensuels pour atteindre le seuil de pauvreté. Pourtant, la croyance que ces personnes sont désincitées à la reprise d’emploi est tenace. En réalité, en tenant compte de l’ensemble des prestations (allocations logement, prime d’activité), l’écart mensuel entre le revenu disponible d’une personne seule bénéficiaire du RSA ou en emploi à temps plein est de 804 euros (2). 

Depuis l’introduction du Revenu minimum d’insertion (RMI), le niveau relatif du montant de base de celui-ci, puis du RSA, par rapport au SMIC, a tendance à baisser, car hors revalorisation exceptionnelle, le RSA est indexé sur l’inflation alors que le SMIC est indexé sur l’inflation et la moitié de la hausse du gain de pouvoir d’achat du salaire horaire moyen des ouvriers et des employés (graphique). Aussi, les coups de pouce au SMIC sont plus nombreux que les revalorisations exceptionnelles du RSA. Le graphique montre également que le niveau du RSA baisse par rapport à celui des deux autres minima sociaux : l’Allocation aux adultes handicapés (AAH) et le minimum vieillesse. En 2024, celui-ci est de 1 012 euros. Pour des personnes logées, les 559 euros du RSA correspondent à seulement un peu plus de la moitié (55 %) du montant du minimum vieillesse. À 64 ans, une personne isolée sans revenus, propriétaire de son logement ou logée à titre gratuit reçoit 559 euros de la solidarité nationale ; à 65 ans, cette même personne reçoit 1 012 euros. Comment expliquer un tel écart et que cet écart soit grandissant dans le temps ?

Des « trappes à pauvreté », vraiment ?

Dans un document de travail de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) (3), j’attribue l’écart croissant entre le RSA d’une part et l’AAH, le minimum vieillesse et le SMIC d’autre part, aux politiques visant à créer des incitations à la reprise d’emploi, pour toutes les formes d’emploi, y compris à temps partiel. En 1989, la loi instaurant le RMI a pour principal objectif de donner un minimum social aux personnes valides d’âge actif. Le but est alors essentiellement distributif. Il garde néanmoins les incitations en tête en fixant le niveau du RMI par rapport au SMIC à temps plein. Les débats font apparaître la volonté de garder une norme d’emploi à plein temps. Dans les années 1990, le nombre d’allocataires augmente rapidement et atteint un niveau non anticipé par les décideurs publics : de 500 000 allocataires en 1990, ce nombre dépasse le million en 1996. Face à cette montée rapide, le discours sur les « trappes à pauvreté » se répand. En 2001, l’introduction de la Prime pour l’emploi est une réponse à ce discours. Dans un premier temps, son montant est maximal à temps plein. La PPE étant accusée d’être mal ciblée, le RSA activité (2009) prend la relève et permet de garantir que le revenu disponible d’un foyer augmente lorsque ses revenus d’activité augmentent, même à temps partiel ou très partiel. Il est ensuite remplacé par la prime d’activité (2015) revalorisée lors de la crise des « gilets jaunes ». Durant cette période d’attention aux gains à l’emploi, le montant de base du RSA est peu revalorisé. Pourtant, malgré l’augmentation des gains à la reprise d’emploi via le creusement de l’écart entre le RSA et le SMIC et la montée en charge des compléments de revenus pour travailleurs pauvres, la part d’allocataires du RSA dans la population d’âge actif a augmenté, passant de 3 % en 2008 à 4,1 % en 2022. La réduction du niveau de vie relatif du RSA n’a donc pas eu d’effets visibles en termes de baisse du nombre d’allocataires. 

Que faire ? Dans l’ouvrage Comment verser de l’argent aux pauvres ? Dépasser les dilemmes de la justice sociale (4), je remarque que l’expression « trappe à pauvreté » a changé de sens depuis les années 1990. Avant la mise en place du RMI, la trappe à pauvreté était la pauvreté elle-même, un phénomène qui s’autorenforce dans un cycle de désinvestissements (formation, santé, logement, mobilité) et de paupérisation. Dans cette optique, les revenus d’assistance peuvent être perçus comme un socle permettant de ne pas tomber trop bas, de stopper le cycle de la pauvreté et de donner des moyens monétaires minimaux pour rebondir. Ils répondent au droit à « des moyens convenables d’existence » inclus dans le préambule de la Constitution, en 1946. 

La société poursuit plusieurs objectifs : maintenir un niveau de vie minimum suffisamment élevé pour les raisons évoquées ci-dessus ; faire en sorte que le travail soit rémunérateur, selon le principe « tout travail mérite salaire et augmentation du niveau de vie » ; créer les conditions pour que le travail permette de s’extraire de la pauvreté. Pour atteindre ces trois objectifs, il faudrait aujourd’hui relever le socle du RSA : c’est le meilleur instrument pour maintenir un minimum élevé et réduire la pauvreté des travailleurs qui partiraient de moins bas.  

Remettre la charge de la preuve à l’endroit 

Jusqu’où relever le RSA ? Au niveau actuel, la désincitation à l’emploi est faible. Mais à des niveaux supérieurs, il existe une incertitude. On pourrait prévoir une revalorisation exceptionnelle de 300 euros en cinq ans, soit 60 euros par an. Il faudrait aussi un suivi précis des effets par une commission d’évaluation indépendante et pluraliste, qui pourrait recommander de stopper les revalorisations si elle décèle des effets pervers. Cela remettrait la charge de la preuve à l’endroit : les moyens convenables d’existence sont un droit ; s’il existe des effets de désincitation pour les actifs, alors le niveau d’assistance pour ceux-ci peut être un peu plus faible… Cette discrimination serait justifiée par un objectif d’intérêt général (l’emploi). Mais ceci n’est vrai que si la désincitation existe vraiment. Autrement, le niveau aussi faible du RSA (559 euros pour les moins de 65 ans, 0 euro pour les moins de 25 ans) est réellement discriminatoire et constitue une atteinte au droit à des moyens convenables d’existence.  

Notes

1. Si on actualise le seuil de pauvreté 2021 sur l’inflation (maquette Sofi 2024).

2. « Non, on ne gagne pas plus avec des allocations qu’en travaillant », Guillaume Allègre et Muriel Pucci, Alternatives économiques, 9 octobre 2024.

3. « Les nouvelles lois sur les pauvres (1989-2023). L’injonction au travail, au risque de la pauvreté ? »

4. PUF, 2024.    

Cet article a initialement été publié dans le numéro 31 d’Émile, paru en décembre 2024.