Émile Magazine

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La fin du télétravail ?

Nombre d’entreprises souhaitent désormais un retour en présentiel de leurs équipes, faisant naître un débat sur les effets – positifs, comme pervers – du télétravail. Parmi eux, la visioconférence a modifié en profondeur nos vies de bureau. Alexandre des Isnards (promo 97), journaliste, spécialiste du monde du travail et auteur de La visio m’a tuer (Allary, 2024), lui consacre cette chronique. 

Par Alexandre des Isnards (promo 97)

« Collaborer, échanger et inventer est plus simple et plus efficace, les équipes ont tendance à être mieux connectées les unes aux autres. On va revenir au monde d’avant », a affirmé Jeff Bezos. Amazon peut l’interdire, Ubisoft le restreindre, le télétravail ne disparaîtra pas. Il se régule, s’aménage, mais il est entré dans les usages.

Ce mode de travail à distance s’est imposé lors de la crise du Covid et il est resté, une fois les confinements terminés. Même si on force les salariés à venir au bureau, ils télétravailleront encore, avec des collaborateurs à quelques mètres dans leur open space, car le télétravail, ce n’est pas que le travail à domicile, c’est le travail par écrans interposés. Avec les visios, « se voir en présentiel » n’est plus un pléonasme, c’est une option. Les plateformes de travail à distance sont devenues les ancres, les mémoires et les lieux de vie des projets ; elles sont dans le cloud plutôt que sur un serveur local. Les groupes de discussion sur WhatsApp sont plus fréquentés que les cafèt’ et les salles de réunions. On travaille sur Google.doc, en désynchronisé ou simultanément. C’est un mode de travail installé.

Travailler partout… même en vacances

Pour ceux qui s’apprêtent à débuter leur carrière à l’ère distancielle du travail, vous ne comprenez probablement pas que Bezos tente de revenir « au monde d’avant ». Et je vous comprends. Si vos cours étaient en distanciel, ne pas prendre le RER et assister à un cours magistral tout en faisant votre gym serait bien pratique. Mais peut-être qu’au contraire, vous regretteriez de ne pas retrouver vos amis à la péniche et que la bibliothèque vous paraîtrait bien vide. Mais vous n’avez plus besoin de la bibliothèque, tout est dans votre ordi, qui vous permet de travailler partout. Cela veut aussi dire que votre travail est partout. Même en vacances, où vous avez pourtant décidé de faire une pause dans vos révisions. C’est pareil en entreprise. Le Wi-Fi permet de faire des calls avec son équipe… mais peut gâcher les vacances de la famille, qui voudrait bien déconnecter. Le télétravail met une atmosphère de travail partout, tout le temps. Comment vivrez-vous tout cela ? 

« Zoom fatigue »

Vous, les « Gen Z », aurez à travailler avec des seniors comme moi quand j’étais salarié, habitués à retrouver leurs collègues le matin et qui, désormais, doivent se coordonner en amont pour savoir avec qui déjeuner. Peut-être aurez-vous un N+1 qui trouvera louche de voir votre statut sur Teams en gris (inactif) ? Ou une directrice comme celle qui refusa de céder à la demande de Théo ? Cet alternant UX designer, qui joue pourtant la carte de l’honnêteté en demandant un vendredi en TT (télétravail) pour partir surfer « tôt le matin et tard le soir » à Biarritz. Peut-être, comme lui, quitteriez-vous l’entreprise face à un tel manque de confiance. Après tout, si le boulot est fait, pourquoi imposer la pénitence de venir au bureau ? 

Mais si tout le monde s’exile au soleil pour travailler, le collectif s’érode. Dans La visio m’a tuer, je raconte aussi l’histoire d’un alternant obligé de venir au bureau pour des raisons de transmissions, mais qui se retrouve tout seul ce mardi, car sa tutrice et toute son équipe sont en télétravail ! Sa N+2 le prendra en charge, car le collectif a failli. Ça vous arrivera peut-être aussi. Peut-être allez-vous vivre la journée de Célia, dont l’agenda partagé est saturé de visios qui s’enchaînent. Vissée à son siège dans son studio, elle finit la journée avec une certaine « Zoom fatigue »…

Repenser notre rapport au travail

La mutation distancielle du travail porte des enjeux de synchronisation, de cohésion, de frontière vie pro-vie perso et même de santé mentale. À long terme, collectivement, cette nouvelle flexibilité du travail nous désynchronise, nous disperse, nous isole. Elle est aussi une opportunité pour repenser nos façons de travailler et notre rapport au travail. 

Cette chroniquee a initialement été publiée dans le numéro 31 d’Émile, paru en décembre 2024.

Crédit photo : Damien Grenon