Yannick Jadot : "En 10 ans, on a progressé mais la crise écologique a avancé plus vite."
Tête de liste des écologistes aux prochaines élections européennes, Yannick Jadot connaît déjà bien les rouages de Bruxelles. L’ancien directeur des campagnes de Greenpeace y est élu depuis 2009. Véritable pourfendeur des lobbies, il appelle les hommes politiques à prendre leurs responsabilités à bras-le-corps pour offrir un futur désirable et surtout viable. Grand invité du numéro 14 d’Émile, il nous parle des quelques victoires obtenues au Parlement européen, des combats qui l’animent et des enjeux qui nous attendent.
Propos recueillis par Anne-Sophie Beauvais et Maïna Marjany
Tel Aladin, vous possédez la lampe magique. Le génie qui en sort est prêt à réaliser deux de vos vœux en matière d’écologie. Quels seraient-ils ?
Le premier : que l’Europe parvienne à sortir des énergies fossiles et du nucléaire. Le nucléaire, parce que nous restons confinés dans un risque, auquel s’ajoute une faillite industrielle et financière profonde de ce secteur ; et les énergies fossiles, à cause du climat. Les énergies renouvelables ont démontré qu’elles sont moins chères, davantage créatrices d’emploi et tournées vers l’aménagement du territoire. Et, dans le monde actuel, je pense qu’il vaut mieux dépendre du soleil, du vent et de la biomasse que de Vladimir Poutine, des pétromonarchies du Golfe ou encore d’Ali Bongo.
Deuxième vœu : sortir des pesticides. C’est devenu un enjeu majeur de santé, à la fois pour les agriculteurs et pour les consommateurs. Derrière la question des pesticides se pose celle de la souveraineté alimentaire.
On parle souvent de ce qui reste à faire, mais si on devait dresser un bilan des 10 dernières années, quelles avancées positives avez-vous constatées ?
Il y a 10 ans, il y avait une convergence : d’abord le film d’Al Gore, Une vérité qui dérange, puis la création, en 2006 de L’Alliance pour la planète [un regroupement d’ONG, associations et collectifs français liés à l’écologie dissout en 2012, NDLR] qui alertait les politiques sur l’importance de l’enjeu écologique. Puis, le Pacte écologique de Nicolas Hulot, en 2007, et enfin le sommet de Copenhague sur le climat, en 2009. À cette occasion, les citoyens du monde entier se sont pris par la main, les responsables politiques se sont engagés pour sauver le climat. Puis cela s’est affaissé. Pourquoi ? Parce que lutter contre le dérèglement climatique, ce n’est pas simplement faire une grande déclaration pendant le G8. À un moment donné, il faut être prêt à transformer nos modes de production, nos habitudes et à se désintoxiquer du pétrole.
Concrètement, les bonnes intentions ne sont pas suivies d’actes ?
Au niveau européen, en 2008, on a quand même fait le paquet climat-énergie. Tout un cadre de directives pour réduire les consommations d’énergie dans les logements, diminuer le CO2 des voitures ou encore développer les énergies renouvelables afin d’engager l’Europe vers une formidable transition écologique à l’horizon 2020. Mais, 10 ans après, lorsqu’on a fait le paquet 2030, on a réduit de moitié les efforts en matière de transition énergétique, au moment où les énergies renouvelables sont compétitives et où les programmes de réduction des consommations sont performants. On est en train de basculer. Mais c’est aussi à ce moment-là que le vieux monde – les pesticides, le diesel, le pétrole – sort un arsenal considérable de lobbies pour tout bloquer.
Au final, on progresse ?
On a progressé mais, hélas, la crise écologique a avancé plus vite. Ce qui est encourageant, c’est que le monde qui va bien existe déjà : des entreprises ont intégré l’enjeu climatique, des citoyens et des élus agissent, des collectivités se sont emparées des innovations technologiques, sociales et démocratiques… Ce qui est frustrant, c’est que les dirigeants des pays sont en retard et laissent les solutions d’avenir en marge des politiques publiques. Mon objectif est de mettre ces expérimentations au cœur des politiques publiques.
Mais est-ce possible de tendre vers une société plus écologique sans changer l’ensemble de notre système économique libéral ?
Tout n’est pas lié au libéralisme. Dans notre pays, les subventions au modèle agricole productiviste représentent 13 milliards d’euros d’argent public par an. Le nucléaire, ce n’est pas non plus du libéralisme ; le premier grand accident, Tchernobyl, était une catastrophe nucléaire dans un monde communiste, Fukushima était une catastrophe nucléaire dans un monde ultralibéral. Ce sont donc des choix de politiques publiques qui peuvent être changés.
Notre modèle de développement consomme deux fois plus que les ressources disponibles sur la planète ; bien évidemment qu’il est trop polluant. Ce modèle-là est, en effet, incompatible avec la sauvegarde à moyen et long terme de nos conditions de vie. Je me bats donc pour la transformation de notre modèle, mais la crise est telle que je savoure chaque victoire, même à petite échelle. Quand je me bats au Parlement européen contre la pêche électrique et qu’on parvient à faire voter son interdiction dans les eaux européennes, je n’ai certes pas changé le modèle, mais c’est une première victoire des pêcheurs-artisans contre la pêche industrielle.
On se rappelle l’appel lancé aux dirigeants par 700 scientifiques français, en septembre dernier, en une du Monde, sous le titre « Il sera bientôt trop tard ». Pourtant, ce n’est pas suivi d’effet. Une forme d’indifférence s’est-elle installée ?
Je ne parlerais pas d’indifférence, mais d’une forme de fatalité. Prenons l’exemple de la séquence française « Make our planet great again ». Emmanuel Macron est élu, il récupère Nicolas Hulot, l’écologiste le plus populaire. On est dans la dynamique de l’accord de Paris, on a le sentiment que le climat est un sujet essentiel, les dirigeants font de belles tirades sur « notre avenir », « l’humanité qui se joue »… Mais, la minute d’après, ils passent à autre chose. Les engagements du président de la République sur le glyphosate, le broyage des poussins, la transition énergétique ne sont pas respectés. Comment voulez-vous qu’on ne rentre pas dans un moment de profonde défiance envers la politique quand autant est promis et si peu est fait ?
Dans une récente interview, le sociologue Bruno Latour conseillait de substituer la notion de protection des territoires à celle d’écologie afin que les citoyens se sentent plus concernés. Pensez-vous que cette échelle du « très local », près de chez soi, puisse mobiliser davantage ?
Cela fait des années que je pense ainsi. Dans la mondialisation actuelle, un certain nombre de nos concitoyens ont perdu leurs repères et ne savent plus vraiment qui décide. En plus, on leur explique que leur attachement à leur territoire n’a plus de sens, que c’est réactionnaire. Pendant longtemps, on a expliqué que la société ouverte était, au fond, une société qui n’avait plus d’appartenance. Or, nous avons tous des besoins d’appartenance : à une communauté d’amis, à un territoire, à une communauté professionnelle. La société ouverte doit atterrir, elle doit remettre les pieds dans la terre.
Pourquoi cela s’intègre-t-il dans le programme écolo ? Parce que la transition énergétique doit se faire à partir des territoires. La rénovation de nos logements est faite par des artisans locaux. Avec l’agriculture non industrielle, on implique plus de paysans sur tout notre territoire, avec des circuits raccourcis. À chaque fois que l’on fait ça, on redonne du pouvoir aux citoyens. Ils deviennent des acteurs de leur vie à l’échelle locale. De plus, quand on a des emplois et de l’activité économique à l’échelle locale, on a des services publics, de la culture et de la démocratie.
Des emplois et de l’activité économique à l’échelle locale, le Rassemblement national ne dit pas autre chose…
Cette vision des territoires où les citoyens deviennent les acteurs du changement est précisément une alternative à la vision des territoires « carte postale sépia » du Rassemblement national, qui nous explique que l’âge d’or, c’était avant, quand les pères dirigeaient la famille, les femmes n’avaient rien à dire, les homosexuels se planquaient et les immigrés – au mieux – courbaient l’échine.
Et cette échelle très locale peut-elle être compatible avec l’échelle européenne ?
Oui, à condition que l’Europe incarne un vrai projet de civilisation. Nous avons besoin de l’Europe car c’est l’échelon politique qui permet de résister à Donald Trump et à Vladimir Poutine, deux climato-sceptiques, mais qui permet également l’innovation technologique, la recherche, la politique industrielle et la politique d’investissement dans les territoires, qui deviennent alors des lieux de reconquête démocratique.
On a pourtant tendance à opposer les deux échelons.
Parce que ceux qui dirigent l’Union européenne depuis des années sont ce que j’appelle des euro-fainéants, des euro-lâches, qui sont les premiers fossoyeurs de l’Europe. Les institutions européennes sont devenues détestables car leurs dirigeants n’ont pas fait le pilier social, n’ont pas fait le pilier fiscal et démontent aujourd’hui un pilier environnemental que tout le monde nous enviait il y a 10 ans. Je pense, contrairement à Jean-Luc Mélenchon, qu’on peut changer l’Europe à traités constants. Prenons l’exemple de la PAC, qui est en train d’être réformée. On peut faire en sorte que les neuf milliards d’aide soient consacrés à la sortie des pesticides. Pas besoin de changer les traités, il suffit de décider à l’échelle européenne que la PAC va devenir une politique alimentaire durable, avec une agriculture qui soit respectueuse de l’environnement et de notre santé.
Vous êtes actuellement 52 écologistes sur 750 députés au Parlement européen. Ne vous sentez-vous pas isolés ? Les lobbies sont-ils encore plus offensifs qu’au niveau national ?
Sur nos sujets, on parle beaucoup des lobbies parce qu’une bonne partie des décisions sur les questions de santé et d’environnement sont européennes. Évidemment, ils se constituent là où ils peuvent peser. Mais à la fin, c’est au législateur de prendre la décision. Le Parlement européen a tout de même voté pour la sortie du glyphosate ou encore l’interdiction de l’huile de palme. Cette décision sur l’huile de palme a d’ailleurs été combattue par la France pour les intérêts de Total. Si certaines mesures passent, c’est parce que nous réussissons à construire des majorités au Parlement européen.
Pourquoi, selon vous, le parti écologiste se retrouve-t-il à gauche sur l’échiquier politique ?
J’estime que l’écologie se situe tout à fait en dehors du clivage gauche-droite classique, hérité de la révolution de 1789 et de la révolution industrielle. L’écologie projette un nouveau clivage entre productivisme et respect de l’environnement, entre société ouverte et fermée.
Donc, être écologiste, c’est par exemple adopter un discours favorable à l’immigration ?
Le projet écologiste est, en effet, aussi un projet de fraternité. Les discours que j’entends à droite aujourd’hui, et même au sein de ce gouvernement, sur la subversion migratoire, j’y trouve beaucoup de perversité politique.
Interviewé par le magazine We Demain juste avant sa démission, Nicolas Hulot expliquait que 2040 serait un moment de vérité pour notre avenir : soit l’effondrement aura eu lieu, soit nous aurons basculé du bon côté, avec un système écologique durable. Qu’en pensez-vous ?
Dans une trentaine d’années, il faudra nécessairement que nous soyons sortis du carbone et du nucléaire. Mais, pour cela, il faut agir maintenant. Il faut du courage politique, dès aujourd’hui, face aux lobbies pour enclencher les changements qui seront visibles en 2040. Je vois Emmanuel Macron ne jurer que par l’accord de Paris, mais ça ne veut rien dire s’il n’y a pas d’action concrète derrière. La force de cet accord est la convergence de la politique et de la science, avec l’objectif de ne pas dépasser deux degrés de réchauffement. Son immense faiblesse est qu’il s’agit d’une déclaration non contraignante.
Parvenez-vous tout de même à rester optimiste ?
Mais oui ! Sinon, je ne me battrais pas tous les jours. Et comme je le disais, le monde qui va bien existe déjà, à la marge ; il faut juste qu’il devienne majoritaire. ●