L'empire romain s'est-il vraiment effondré ?
Bertrand Lançon, historien de l’antiquité tardive et auteur de La Chute de l’empire romain, une histoire sans fin (Perrin), propose un éclairage inédit sur le déclin de cette civilisation.
Propos recueillis par Nicolas Scheffer
Pourquoi la chute de l’Empire romain fascine-t-elle autant, en tout cas plus que celle d’autres empires de l’histoire de l’Europe ?
Il y a tout d’abord la longévité et l’incroyable avant-garde de cet empire qui préfigure l’État moderne avec ses subdivisions administratives, l’existence d’un État fiscal, d’un droit écrit romain auquel on se réfère encore aujourd’hui. De plus, la taille de l’État suscite l’admiration : du Portugal à l’Euphrate (l’Irak actuel), de l’Écosse au Sahara. L’Europe n’a jamais réussi à atteindre la moitié de la taille de l’Empire romain. Alors, c’est une sorte de référent moral dans la culture générale, une utopie qui s’est réalisée, un bassin unifié sous une même autorité.
Votre thèse, c’est que l’Empire romain ne s’est pas effondré, mais qu’il s’est progressivement délité... Expliquez-nous en quoi.
Je ne nie pas que l’Empire romain d’Occident ait pris fin. Ce que je conteste, c’est que la fin de cet empire corresponde à un effondrement et à une chute. Une série d’événements conduisent progressivement à ce que l’Empire romain perde de son influence. Et même après sa destruction, l’empire s’est perpétué dans plusieurs royaumes d’Occident qui ont conservé le droit latin et le latin comme langue, il y a eu des accords avec les dirigeants locaux pour garder des cadres administratifs romains…
Depuis la Renaissance, des intellectuels européens tiennent absolument à ce que l’Empire romain ait été victime d’un collapse pour justifier un discours, comme un avertissement donné pour le temps présent. Ces auteurs nous expliquent que si un empire aussi puissant a pu s’effondrer, l’Europe pourrait en faire autant si nous ne faisons pas attention. Selon moi, de tels parallèles sont inappropriés.
Michel De Jaeghere, rédacteur en chef au Figaro, termine son ouvrage, Les Derniers Jours, par 70 pages d’avertissement. Il affirme que si on ne s’attaque pas à la question de l’immigration aujourd’hui, l’Europe connaîtra le même sort que l’Empire romain. Cela justifierait des positions politiques et une sorte de leçon, mais historiquement, c’est fallacieux. Les peuples étrangers qui entrent dans l’Empire romain, à la fin du IVe siècle, cela représente tout au plus quelques centaines de milliers de personnes, ce qui est proportionnellement très peu.
Mais finalement, n’est-ce pas le destin de toutes les grandes civilisations de s’éteindre ?
Saint Augustin pensait cela aussi. Juste après le sac de Rome par les Goths en 410, il explique que c’est le destin de tout État de prendre fin un jour mais qu’il n’y a pas lieu de s’alarmer pour autant. C’est une sagesse qui peut paraître pessimiste mais que, lui, veut totalement optimiste.
La vraie question, c’est : comment l’Empire romain a-t-il fait pour durer si longtemps ? Il y a une forme d’anomalie à ce qu’il ait duré cinq siècles en Occident et 1 500 ans sous la forme de l’Empire byzantin en Orient, ce n’est pas moi qui le dis, mais Jean Baechler dans Esquisse d’une histoire universelle.
Lorsque l’Empire romain s’est délité, est-ce qu’il existait la même peur parmi les contemporains qu’aujourd’hui au sein des collapsologues ?
C’est difficile de dire cela. Les sources du IVe et Ve siècles proviennent pour une grande majorité des évêques chrétiens qui ont une vision théologique de l’histoire. Pour eux, la vie sur terre n’est qu’une étape avant le Salut.
Ce qui est certain, c’est que l’abdication d’Auguste, en 476 – la date communément admise pour marquer la fin de l’Empire romain – s’est faite dans un silence assourdissant. On peut en conclure que ce changement de système politique n’a pas engendré de craintes particulières. Les Gaulois ne s’alarment pas de travailler avec de nouveaux chefs dont la culture reste romaine. Ils y trouvent même un avantage : celui de payer moins d’impôts.