Une société de plus en plus hostile à l'Islam ?
Les musulmans de France sont-ils particulièrement exposés au racisme et aux discriminations ? Immigrés, nés en France, hommes ou femmes, ouvriers ou cadres supérieurs : quels sont les profils les plus touchés ? La Délégation interministerielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah) a commandé une enquête sur le sujet à l’Ifop, en partenariat avec la Fondation Jean Jaurès. Cette enquête, la première commandée par un gouvernement, donne aux observateurs et aux pouvoirs publics une idée plus précise des discriminations subies par les musulmans en France, un phénomène encore mal connu. Ismail Ferhat, maître de conférences à l'Université de Picardie et membre de l’Observatoire éducation de la Fondation Jean-Jaurès, analyse pour Émile les résultats de cette enquête, publiés mercredi.
Quels sont les principaux enseignements de cette enquête ?
Tout d’abord, il faut replacer cette enquête dans le contexte ouvert il y a tout juste 30 ans par l’affaire du foulard dans la commune de Creil. Lors de celle-ci trois collégiennes portant le voile avaient suscité un débat d’ampleur national. Les débats autour de la laïcité, de la religion, mais aussi de l’égalité hommes-femmes, se sont depuis polarisés sur le sujet de l’islam. Le contexte de crainte terroriste (attentats de 1995, guerre civile algérienne, 11 septembre 2001, attentats de 2015…) a également pesé dans ces évolutions. Dans le même temps, au fur et à mesure des sondages, études et enquêtes disponibles, il est clair qu’une partie de l’opinion française s’est considérablement durcie vis-à-vis de la religion musulmane.
On peut trouver trois idées-forces dans l’enquête, même si ce n’est pas lui rendre justice tant elle est bien plus riche dans le détail. Premier élément fondamental, les musulmans interrogés se plaignent d’actes racistes et discriminatoires en proportion beaucoup plus forte que les non-musulmans sondés. Deuxième point crucial, ils relient ces faits de racisme et de discrimination à leur appartenance religieuse (supposée ou réelle) beaucoup plus que les autres victimes de ce type de délits. Troisième élément, qui peut être lue de manière ambivalente, les violences restent pour le moment largement verbales, mais la possibilité d’un basculement dans la violence physique n’est pas écartée à terme, comme le montre l’attaque de la mosquée de Bayonne.
40 % des musulmans interrogés affirment avoir été confrontés à des comportements racistes. Parmi eux, 16 % expliquent que ces discriminations ont été causées par leur appartenance, vraie ou supposée, à la religion musulmane.
24% des musulmans sondés ont été victimes d’insultes ou d’injures à caractère diffamatoire (contre 9% de non-musulmans) et 7% d’actes de violences physiques.
On constate que, paradoxalement, les plus diplômés sont davantage discriminés. Comment expliquer cela ?
Tout d’abord, ceci peut s’expliquer par un biais possible : les classes moyennes ou supérieures diplômées peuvent être plus mobiles professionnellement et géographiquement, et donc peuvent rencontrer plus fréquemment des discriminations au logement, à l’emploi.... Ajoutons que les plus diplômé(e)s peuvent peut-être plus aisément connaître la loi, poser des mots sur les situations et donc dénoncer une situation de discrimination. Ce n’est pas un hasard si les mouvements anti-apartheid en Afrique du sud, pour les droits civiques en Ulster ou aux Etats-Unis étaient portés par des diplômés issus de milieux relativement favorisés. Il n’est donc pas dit que l’expérience discriminatoire des musulmans de classes populaires ne soit pas sous-estimée.
Ceci dit, c’est un fait qui peut être lu de deux manières. D’une part, elle affaiblit l’idée que l’islam serait discriminé comme « religion des prolétaires », comme une partie des gauches françaises le pensait depuis les années 1970. En effet, ce sont les musulmans de classes moyennes (ce qu’on appelait les « beurgeois » dans les années 1990) qui semblent les plus visés par les actes racistes et discriminatoires. D’autre part, il pose un constat inquiétant : la promesse républicaine d’ascension par l’école et le travail ne semble pas fonctionner pour les musulmans de classe moyenne. C’est une situation qui peut être délétère à terme.
En présentant les résultats de cette enquête, Marlène Schiappa a déclaré : « C'est un constat d'échec de notre modèle d'intégration. C'est aussi ce qui nourrit le communautarisme. Quand des personnes se sentent exclues de la République, elles sont attirées par ceux qui s'organisent en marge de la République. » Partagez-vous son analyse ?
Trois éléments de réponse peuvent être tirés du rapport. Le premier, déjà évoqué, est le constat que le diplôme ou une position sociale favorable sont des facteurs aggravants. Ajoutons un deuxième élément crucial : les musulmans français sont plus visés que les musulmans étrangers. Il ne s’agit plus à proprement parler d’une question d’intégration telle qu’on l’entendait depuis les années 1980, et notamment avec la création du Haut conseil à l’intégration (HCI) à la fin de la décennie. Ce sont des Français, et surtout des Françaises, qui sont davantage visés par des actes racistes et discriminatoires en raison d’une confession musulmane supposée ou réelle.
Troisième aspect, qui me paraît à titre personnel - en tant qu’universitaire, formateur de personnels éducatifs et fonctionnaire d’Etat - inquiétant, c’est que l’expérience discriminatoire ou raciste exprimée par les musulmans et musulmanes interrogés concerne aussi le service public. C’est même la première cause évoquée (forces de l’ordre) dans les actes subis. Le système éducatif et les administrations locales suivent de près les habituels lieux de discrimination (emploi, logement) dans l’ordre des déclarations de l’enquête. Le constat est déstabilisant pour un service public qui se veut universaliste et ouvert à tous.
Quelles sont les pistes à envisager (politiques publiques, traitement médiatique…) pour enrayer le racisme à l’égard des musulmans de France ?
L’idée d’un renforcement des luttes anti-discriminations et antiracistes paraît tout à fait nécessaire étant donné les enjeux de l’enquête. C’est d’ailleurs une piste que le directeur de la Dilcrah, co-commanditaire de l’enquête, Frédéric Potier, soulève. Le second point est un vaste travail de formation et de sensibilisation au sein des services publics.
Enfin, indéniablement, les polémiques à répétition sur le foulard - qui a cristallisé depuis 30 ans les passions françaises sur l’islam - n’aident pas à apaiser la situation. L’exemple de l’interpellation d’une accompagnatrice voilée de sortie scolaire au Conseil régional de Bourgogne-Franche Comté (où elle avait parfaitement le droit de porter un foulard) par un élu Rassemblement national en est une illustration concrète.
Vous pouvez retrouver l’ensemble des résultats de l’enquête ici.
Méthodologie
Avec quels outils et selon quels principes l’Ifop a interrogé cette population particulièrement compliquée à investiguer en raison de son faible poids dans l’ensemble de la population et de spécificités socioculturelles qui posent d’importants problèmes techniques et méthodologiques (ex : manque de données de cadrage de la population, difficultés de maîtrise de langue d’administration de l’enquête par tous les potentiels répondants, défiance à l’égard des pouvoirs publics…) ?
La cible de l’enquête
Pour cette enquête, l’Ifop a fait le choix d’une approche basée sur l’auto-identification, c’est-à-dire de n’inclure dans l’échantillon que les individus qui s’identifient eux-mêmes comme musulmans, qu’ils soient « convertis » (issus par exemple d’une famille catholique) ou issus de familles musulmanes. Contrairement aux dernières enquêtes menées par l’Ifop auprès de cette population (Ifop-Marianne 2011, Ifop-Institut Montaigne 2016, Ifop-Le Point 2019,...), la cible de cette étude exclut donc les personnes déclarant avoir au moins un de leurs parents musulmans mais qui ne s’identifient pas à cette confession.
Le périmètre de l’enquête
Le périmètre de l’étude est l’ensemble de la population résidant en France métropolitaine âgée de 15 ans et plus, qu’elle soit de nationalité française ou étrangère. Tout comme les études précédentes réalisées auprès des musulmans (ex : enquête TeO en 2008-2009, enquête Ifop-Institut Montaigne en 2016…), ce champ de l’enquête ne comprend donc pas les musulmans résidant dans les territoires français d’Outre-mer (ex : Mayotte, la Réunion…). De même, le périmètre de l’étude est restreint aux personnes vivant dans un ménage ordinaire, ce qui exclut les musulmans (principalement d’origine étrangère) vivant dans certains types de logements non ordinaires comme les foyers de travailleurs, les cités universitaires ou les centres d’hébergement.
La méthode d’échantillonnage
L’Ifop a opté pour la méthode des quotas, ce qui implique d’avoir des données fiables et récentes sur cette population. Or, en raison de l’interdit qui frappe la collecte de données « religieuses » en métropole (le dernier recensement officiel de la religion remonte à 1872), la statistique publique (Insee, Ined) ne fournit pas la structure sociodémographique des personnes de confession « musulmane ». Dans ce cadre, l’Ifop a exploité la seule source fournissant des données fiables et récentes sur les caractéristiques des personnes de religion musulmane, à savoir l’étude Ifop - Institut Montaigne[19] réalisée par téléphone en mai 2016 auprès d’un échantillon représentatif de 15 459 personnes âgées de 15 ans et plus résidant en métropole.
Le mode de recueil
Au regard des spécificités de la population musulmane, l’Ifop a privilégié le téléphone, sachant que par rapport à internet, il réduit certains risques comme celui d’interroger des musulmans présentant trop de particularités (notamment en termes de niveau d’éducation, de profession et de niveau de revenu) pour être représentatifs de l’ensemble de leurs coreligionnaires. La gestion téléphonique des interviews permet aussi une répartition optimale des points d’enquête, ce qui s’avère essentiel pour toucher des personnes résidant dans des quartiers où les enquêteurs en face-à-face auraient des difficultés à travailler (ex : quartiers sensibles) ou à contacter en raison d’horaires décalés (ex : femmes de ménages, taxis, chauffeurs…).
La constitution d’un échantillon « témoin »
Afin de pouvoir mettre en perspective l’ampleur des discriminations subies par les musulmans avec celles affectant le reste de la population, l’Ifop a posé parallèlement certaines questions à un échantillon « témoin » offrant exactement les mêmes caractéristiques en termes de mode de recueil (téléphone), de taille d’échantillon (1000 personnes), de méthode d’échantillonnage (méthode des quotas), d’indicateurs (questions identiques) et de temporalité (août-septembre 2019).