Sylvie Bermann : "Le dialogue avec la Russie est le meilleur moyen de garantir la paix"
Véritable pionnière, Sylvie Bermann a été la première femme française nommée ambassadrice en Chine, au Royaume-Uni puis en Russie. En poste à Moscou de septembre 2017 à décembre 2019, elle revient dans cet entretien sur le dégel des relations franco-russes initié par Emmanuel Macron après son élection à la présidence.
Propos recueillis par Maïna Marjany et Nicolas Scheffer
Cette interview a été publiée dans le n°18 d'Émile, paru en janvier 2020.
La diplomatie était-elle une vocation pour vous ?
J’ai d’abord voulu écrire, être chercheuse… Mais, très tôt, je me suis intéressée aux relations internationales pendant mes études, tout particulièrement aux dynamiques de guerre et de paix, ce qui m’a ensuite amenée à travailler aux Nations unies. Sciences Po était alors la formation idéale pour devenir diplomate et passer le concours du Quai d’Orsay. À la fois grâce aux matières enseignées – les relations internationales, le droit international, l’économie, la culture générale – et également en raison des méthodes qu’on y apprend, qui permettent d’appréhender n’importe quel sujet pour ensuite disserter dessus.
La diplomatie est un milieu très masculin. Quand vous avez été nommée à Pékin, en 2011, vous êtes devenue la première femme française à occuper la fonction d’ambassadrice auprès d’un pays membre du Conseil de sécurité. Avez-vous eu l’impression de devoir vous battre plus que vos collègues masculins pour y arriver ?
Quand je suis entrée au Quai d’Orsay, il n’y avait quasiment aucune femme, mais je ne me suis pas interrogée plus que cela. Cela ne m’a pas freinée, j’ai pu gravir les échelons progressivement. En revanche, j’ai compris ce que signifiait l’expression « plafond de verre » lorsque j’ai été candidate à un grand poste : celui d’ambassadeur à Pékin. Il y a eu en effet des commentaires et des interrogations pour savoir si une femme aurait les épaules pour incarner une telle fonction. J’ai finalement obtenu le poste, notamment parce que j’avais une légitimité forte : j’avais étudié en Chine, je parle chinois, je connaissais déjà le pays et l’ambassade. J’ai été particulièrement heureuse de cette nomination, non seulement pour moi, parce que c’est une forme d’accomplissement, mais surtout pour mes jeunes collègues, car cela voulait dire que le plafond de verre était brisé et que de nouvelles perspectives de carrière s’ouvraient à elles.
Aujourd’hui, le président de la République et le ministre des Affaires étrangères mènent une politique volontariste dans la nomination de femmes, et je suis très heureuse d’avoir d’excellentes collègues à Londres et à Berlin, notamment.
Préférez-vous que l’on vous appelle « Madame l’ambassadeur » ou « Madame l’ambassadrice » ?
Sur la question, il y a deux écoles et je préfère « Madame l’ambassadeur » afin d’éviter les confusions. On appelle souvent la femme de l’ambassadeur « Madame l’ambassadrice », c’est un abus de langage assez fréquent dans les pays francophones. Lorsque j’étais présentée en ces termes, j’ai parfois entendu demander où était l’ambassadeur !
Vous êtes également la première femme à avoir obtenu la dignité d’ambassadeur de France, le 19 juin 2019.
Oui, c’est une dignité qui est accordée à certains ambassadeurs en exercice et que l’on conserve à vie. C’est la reconnaissance d’une carrière. Et elle est intervenue, pour moi, quelques mois avant mon départ à la retraite.
Vous avez réalisé une grande partie de votre carrière en Asie, notamment en Chine. La connaissance de ce continent a-t-elle été un avantage pour votre mission en Russie ?
Tout à fait. Même si ce sont des pays de cultures différentes, ce sont deux anciens empires qui ont un point commun : la domination mongole. L’histoire moderne les rapproche également – avec le communisme ; la Chine s’est beaucoup inspirée du modèle léniniste soviétique… Ces deux États, membres permanents du Conseil de sécurité, ont des dynamiques assez semblables, notamment en ce qui concerne leur refus de l’ingérence extérieure dans leurs affaires intérieures. Ainsi, il y a une grande proximité entre eux, non seulement à la suite du rapprochement entre Pékin et Moscou, mais aussi parce qu’il y a des modes de raisonnement assez semblables, sur le dossier syrien en particulier.
Qui sont vos interlocuteurs en Russie : l’appareil d’État, des représentants d’associations, des opposants ?
Un peu tout le monde, en fait ! L’ambassade de France en Russie, qui est une grande ambassade, travaille sur de nombreuses thématiques interministérielles : l’économie, l’agriculture, les transports, etc. On couvre absolument tous les sujets. Je vois des représentants de l’administration présidentielle, du gouvernement…
Je ne sais pas si on peut parler d’opposition, mais je rencontre également des personnalités libérales, des représentants d’ONG, des écrivains, des responsables d’établissements culturels comme l’Ermitage, le musée Pouchkine, la Galerie Tretiakov avec qui nous avons une importante coopération culturelle. Je discute également avec des oligarques et la communauté d’affaires russe, des scientifiques… De plus, je voyage beaucoup dans le pays pour défendre les intérêts de la France et promouvoir notre langue.
Quels sont les principaux objectifs de la France en Russie ? Sont-ils davantage économiques, politiques ou culturels ?
C’est très équilibré, on ne peut pas avancer sur un seul pied. Le président Macron s’est engagé résolument sur le plan économique, notamment lors de sa visite en mai 2018. La France est le premier employeur étranger en Russie, il faut donc défendre au mieux les intérêts des entreprises françaises. Sur le plan culturel et éducatif, la France est attendue et on cherche à faire notre promotion dans ce domaine.
Depuis son arrivée à l’Élysée, le président Macron a souhaité réchauffer les relations avec la Russie. Vous qui êtes en poste depuis septembre 2017, avez-vous remarqué un changement dans les relations avec la Fédération ?
Oui, je crois que nos relations bilatérales se sont intensifiées. Le président Macron a souhaité très tôt renouer le dialogue avec le président Poutine. D’abord en l’invitant au château de Versailles, en mai 2017, puis en acceptant, un an plus tard, son invitation au Forum économique de Saint-Pétersbourg. S’ajoutent à cela des entretiens réguliers. Le réchauffement des relations franco-russes est visible et je constate ici une attente du rôle que le président français peut jouer en Europe.
Ce réchauffement peut-il être complet alors que certains sujets ne sont pas encore réglés, tels que la guerre du Donbass ou encore le dossier syrien ?
Le président de la République est très clair sur un point : la Russie étant un membre permanent du Conseil de sécurité, il n’y aura pas de règlement de ces crises sans dialogue avec elle. Après, dialoguer ne veut pas dire être d’accord sur tout.
Sur la question de l’Ukraine, on a organisé, le 9 décembre dernier, un sommet au format dit « Normandie » à Paris, à l’initiative du président de la République. Emmanuel Macron a été en contact permanent avec le président russe Vladimir Poutine et le président ukrainien Volodymyr Zelensky, ce qui a permis d’ouvrir quelques opportunités. Un certain nombre de gestes ont été réalisés pour permettre la tenue de ce sommet et sortir du conflit dans le Donbass. Pour autant, tout ne se règle pas du jour au lendemain, mais une étape très importante a été franchie.
Concernant la Syrie, le président Macron est également en contact permanent avec le président Poutine pour permettre une solution politique. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’un comité constitutionnel a été mis en place.
Pour un dossier comme celui de la Syrie, quel est votre rôle d’ambassadeur ? Comment se passent concrètement les négociations ?
Je vois régulièrement les responsables du dossier syrien à Moscou, notamment les vice-ministres compétents, pour faire part de leur analyse au président ou au Quai d’Orsay. Dans le même temps, nous relayons les démarches et les demandes de Paris pour préparer les entretiens bilatéraux.
Sur la Crimée et l’Europe, reprendre un dialogue avec la Russie, n’est-ce pas aussi un moyen de garantir la paix sur le continent ?
Le dialogue avec la Russie est en effet le meilleur moyen de garantir la paix. Le Donbass est un véritable sujet : il y a déjà eu 13 000 morts, il vaut mieux essayer d’obtenir un compromis et des solutions plutôt que de refuser de négocier et d’isoler la Russie.
Depuis quelques années, la Russie essaie de se positionner en Afrique comme une troisième voie entre la Chine et les Occidentaux. Ce sujet est-il l’une des priorités de l’ambassade de France à Moscou ?
Bien sûr, c’est un dossier important compte tenu de l’engagement de la France en Afrique. Récemment, Moscou a organisé son premier sommet Russie-Afrique, les 23 et 24 octobre derniers, sur le modèle de ce que fait la France et qui avait d’ailleurs déjà inspiré la Chine auparavant. Dans certains pays, comme la République centrafricaine, il y a une coexistence de la France et de la Russie, notamment dans le domaine sécuritaire, et nous veillons à ce qu’il n’y ait pas de concurrence entre nos deux pays et que l’on œuvre ensemble au maintien de la paix.
Pour le moment, cette lutte d’influence sur le continent africain n’impacte pas trop les relations franco-russes ?
Non, c’est un sujet sur lequel nous avons décidé de parler en bonne intelligence au Conseil de sécurité à New York. Nos ministres de la Défense et des Affaires étrangères se sont notamment rencontrés et entretenus lors de la crise en Afrique centrale.
Les critiques d’Emmanuel Macron à l’égard de l’Otan, qu’il estimait être en état de « mort cérébrale », ont été mal reçues par les États-Unis et la Turquie, notamment. Qu’en est-il en Russie ?
Les Russes ne sont pas très heureux du rôle de l’Otan, ils sont donc satisfaits des déclarations du président de la République. Au-delà de la formule choc de « mort cérébrale », je pense que les propos du président sont assez fondés. Il n’existe plus, en effet, d’automaticité de la solidarité américaine, les intérêts français et américains ne coïncident plus systématiquement et le comportement de la Turquie pose problème… À Moscou, les déclarations du président français sont d’ailleurs toujours attentivement observées par les représentants russes. Parce qu’au-delà de la France, il y a l’Europe, qui est le premier partenaire de la Russie, et qui nous permet de peser dans le monde.
Cela rejoint ce que Laurent Bili, ambassadeur de France en Chine, nous dit sur l’importance de notre place au sein de l’Union européenne qui permet de faire entendre la parole de la France à Pékin. En va-t-il de même avec la Russie ?
Oui, cela pèse dans la balance : la relation particulière de la France avec l’Union, son siège au Conseil de sécurité où se décident la plupart des solutions sur les grandes questions du moment : les crises syrienne, ukrainienne, libyenne… mais aussi des enjeux globaux de lutte contre la criminalité, contre le djihadisme ou le réchauffement climatique. La France est ainsi considérée comme un acteur important, en tout cas global.
Vous parliez de lutte contre le réchauffement climatique. Alors que la Russie est un grand producteur de gaz, est-ce que la France soutient activement le développement des énergies renouvelables en Russie ?
Oui, tout à fait ! Je sors justement d’un séminaire organisé par la France sur la finance verte pour aider au développement des énergies décarbonées et renouvelables.
La gastronomie est souvent utilisée dans la diplomatie. La cuisine française est-elle un atout pour séduire vos invités en Russie ?
L’art de la table est très connu et apprécié en Russie, et de manière générale, les Russes adorent la gastronomie française. Dans toutes les ambassades françaises, chaque année, nous organisons un festival gourmand, qui s’appelle Goût de France (ou Good France, les deux orthographes cohabitent), au cours duquel nous essayons de faire découvrir le meilleur de notre gastronomie ! Mais à Moscou, nous avons un autre atout pour charmer nos invités : nous avons la chance d’avoir une des plus belles ambassades de France dans le monde, la maison Igoumnov, qui allie l’art néo-russe à l’esthétique française. Ce bâtiment plaît énormément ! l
Cet entretien a été réalisé le 9 décembre 2019.
Sylvie Bermann en 12 dates clés
1953 Naissance à Salins-les-Bains
1978 Diplômée de Sciences Po (Relations Internationales)
1979 Vice-consul de France à Hong Kong
1980 2e secrétaire à l’ambassade de France en Chine
1989 Sous-directrice de l’Asie du Sud-Est au Quai d’Orsay
1992 2e conseillère à l’ambassade de France en Russie
1996 Chef du service de politique étrangère et de sécurité commune de l’UE
2002 Ambassadeur de France auprès de l’Europe occidentale et du comité politique et de sécurité de l’UE
2005 Directrice des Nations unies, des organisations internationales, des droits de l’Homme et de la Francophonie au Quai d’Orsay
2011 Ambassadeur de France en Chine
2014 Ambassadeur de France au Royaume-Uni
2017-2020 Ambassadeur de France à Moscou