Hélène Le Gal : "L'immersion dans un pays permet une autre analyse des situations"
Que ce soit à Ouagadougou, au sein de l’administration centrale ou dans le premier cercle présidentiel, Hélène Le Gal a mené une grande partie de sa carrière diplomatique au plus près des réalités africaines. C’est donc en toute logique qu’elle poursuit sa mission, depuis septembre dernier, au cœur de l’ambassade française à Rabat. Rencontre.
Propos recueillis par Yasmine Laaroussi, Muriel Foenkinos et Nicolas Scheffer
Cette interview a été publiée dans le n°18 d'Émile, paru en janvier 2020.
Tout d’abord, dit-on « Madame l’ambassadrice » ou « Madame l’ambassadeur » ?
Madame l’ambassadrice.
Être une femme dans un milieu d’hommes, cela a-t-il une incidence sur votre travail ?
Je ne me définis pas en tant que femme, mais par mon CV et mon expérience. Toutefois,« on ne naît pas femme, on le devient », comme le disait Simone de Beauvoir [rires], et même si je ne me suis jamais positionnée en tant que femme, plus le temps passe, plus mon environnement m’amène à le faire, alors qu’on ne se pose pas la question pour un homme.
Dans le cadre de vos missions, des personnes vous ont-elles fait sentir que votre genre vous désavantageait ?
En poste, si les personnes en question ne font pas affaire avec moi, elles ne font pas affaire avec la France. Il y a des misogynes dans toutes les cultures [rires], mais c’est assez feutré parce que dans la relation avec les partenaires étrangers, on incarne son pays et il n’est pas envisageable que le genre pose un problème. Selon moi, le défi est surtout franco-français. Il y a une grande concurrence pour les postes, notamment à des fonctions importantes aux Affaires étrangères. Cela en bouscule certains de voir des femmes y accéder et parfois, j’ai un peu le sentiment de déranger.
Revenons à vos débuts. D’où vous vient votre appétence pour la diplomatie ?
Elle s’est cristallisée à Sciences Po. Avant cela, j’avais déjà envie d’ailleurs, de l’international sans que cela ne se traduise dans un domaine précis. Mon cursus rue Saint-Guillaume, avec sa pluridisciplinarité et son ouverture sur le monde, m’a orientée vers les affaires étrangères. N’ayant aucune expérience dans le domaine, j’ai passé l’un des concours du Quai d’Orsay en me disant que si ça ne me plaisait pas, j’aurais toujours la possibilité de changer d’orientation. Une fois que j’ai commencé à enchaîner les missions et les postes, j’ai été confortée dans mon choix. Ce métier offre une large palette de possibilités, il permet d’accomplir une vraie carrière grâce aux changements réguliers d’affectation.
Votre métier consiste-t-il à tisser des relations privilégiées avec certains interlocuteurs locaux ou s’adresse-t-on avant tout à la France avant de s’adresser à vous personnellement ?
La France passe avant la personne. Le diplomate incarne son pays, il est celui qui fait passer les messages dans les deux sens. La personnalité de l’ambassadeur peut influer sur les priorités qu’il donnera à son action : l’un mettra l’accent sur la relation économique, un autre sur la culture. La relation interpersonnelle peut jouer bien sûr, en fonction des affinités, mais c’est à la marge. Nous sommes avant tout le représentant de notre pays.
Quelles sont, selon vous, les qualités d’un ambassadeur ?
La première, c’est l’écoute. On est plongé dans la réalité de nos interlocuteurs et celle de leur pays, dont on doit connaître tous les tenants et aboutissants. Je parle d’écoute au sens large, et de compréhension, afin de restituer au mieux une réalité de terrain aux autorités françaises. Être immergé dans un environnement permet une analyse différente de celle que nous aurions eue depuis Paris ou à travers la presse. La deuxième qualité consiste à savoir faire la promotion de notre pays, en trouvant les mots et l’angle justes, qui doivent s’adapter à chaque interlocuteur.
À propos d’écoute et de compréhension… Vous aviez commencé à apprendre l’hébreu lors de votre première mission à l’ambassade d’Israël, en 1994. Pensez-vous qu’il soit nécessaire d’apprendre la langue du pays dans lequel on est en poste ?
C’est toujours mieux de pouvoir s’exprimer avec nos interlocuteurs dans leur langue, mais cela dépend du pays où l’on se trouve. J’ai appris l’hébreu parce que j’ai passé sept ans en Israël, entre mon premier séjour (dans les années 1990) et mon poste d’ambassadrice. Mais au quotidien, je parlais l’anglais dans mes entretiens professionnels.
Quant au Maroc, il s’agit d’une vraie mosaïque linguistique (entre l’arabe, l’anglais, la darija [dialecte marocain, NDLR] et le berbère) et les Marocains parlent fréquemment français entre eux. Je n’ai pas encore commencé à apprendre la darija, mais je viens d’arriver et il y a tellement de priorités que je n’ai tout simplement pas eu le temps [rires] !
Quelles sont-elles, ces priorités ?
Elles sont de deux sortes. Je suis dans un pays où la relation bilatérale avec la France est très dense et couvre un nombre de domaines importants dont j’essaie de prendre la mesure en rencontrant toutes les personnes impliquées. J’ai aussi une mission importante dont nous n’avons pas encore parlé. Un ambassadeur, en plus d’agir à l’extérieur, a un rôle de manager de l’équipe française dans le pays où il accomplit sa mission. Or au Maroc, nous avons six consulats, 13 instituts culturels, des agences et des opérateurs de l’État comme l’AFD (Agence française de développement), etc. C’est un gros travail interne de donner l’impulsion et de coordonner une des plus grandes équipes de France.
Un ambassadeur doit-il aimer le pays dans lequel il réside ?
L’amour n’est pas forcément instantané, mais il faut au moins avoir de l’empathie. Un ambassadeur qui se sentirait mal à l’aise dans un pays aura plus de mal à avoir la capacité d’écoute nécessaire. Il faut comprendre de manière positive les défis auxquels nos interlocuteurs sont confrontés, les blocages éventuels. L’amour pour un pays se construit au fil des rencontres, il faut garder l’esprit ouvert pour apprendre à le connaître et à l’apprécier.
Mettre en poste un ambassadeur qui va plus facilement se braquer peut-il être une stratégie diplomatique ? Cela arrive ?
Dans neuf cas sur 10, notre rôle est positif : il consiste à valoriser ce qui fonctionne et à identifier des domaines où il y aurait des marges de progression. Il peut y avoir des situations délicates à gérer, mais ce sera toujours sur instruction, ce n’est pas l’ambassadeur lui-même qui se braque. Notre capitale nous dit quand ça ne va pas et il faut le faire savoir aux autorités locales. Nous ne sommes pas toujours porteurs de bonnes nouvelles…
Justement, vous étiez ambassadrice en Israël quand Donald Trump a décidé de déménager l’ambassade américaine, suscitant un émoi mondial. Quelle a été votre réaction ?
Le rôle de l’ambassade, dans un cas comme celui-là, c’est d’analyser les effets d’une telle annonce en dialoguant avec les interlocuteurs locaux et de faire un travail de prospective et d’anticipation : la décision américaine peut-elle générer une crise majeure de type nouvel intifada ? Va-t-il y avoir une mobilisation, au-delà des Palestiniens, de l’ensemble du monde arabo-musulman ? Il s’agit aussi de relayer les décisions officielles prises par la France.
Sur cet épisode, le président de la République française avait lui-même exprimé son opposition au président Trump. Je l’ai fait savoir aux autorités israéliennes, mais aussi dans la presse, parce que j’estimais que c’était un message destiné à l’ensemble de la population.
Il se trouve que j’étais en contact régulier avec l’ambassadeur américain en Israël – l’ancien avocat de Donald Trump – parce que, justement, il était proche du président. Cela me permettait de sentir dans quel sens les décisions se dirigeaient et peut-être d’anticiper d’autres décisions unilatérales des Américains sur la question israélo-palestinienne. J’essayais également d’en savoir plus, par exemple, sur le fameux plan américain qui a accompagné une bonne partie de mon séjour en Israël et qui n’a toujours pas été rendu public.
Est-ce différent d’exercer dans une ambassade qui a un lien extrêmement fort avec la France, comme c’est le cas au Maroc ?
C’est le même métier partout, mais ici, c’est vrai, c’est un peu spécial : beaucoup de nos interlocuteurs marocains ont fait leurs études en France. Les Marocains représentent le deuxième contingent d’étudiants étrangers en France juste après les Chinois ! Il y a aussi des interactions permanentes liées notamment aux diasporas – il y a près d’un million de Marocains en France et les médias français sont très suivis au Maroc.
En Israël, je donnais souvent des interviews pour expliquer la politique économique du gouvernement parce que ce n’est pas forcément connu et il y a cette espèce de prisme, fréquent dans les pays anglo-saxons, d’une France bloquée. Ici, je n’en ressens pas le besoin, la politique française est connue, mon rôle consistera plutôt à rectifier certaines choses qui me paraissent erronées afin de renforcer notre complémentarité. Cela permet de centrer davantage le travail sur les projets bilatéraux et donc de gagner du temps.
Dans la diplomatie, l’anglais prend-il le pas sur le français ?
Cela dépend du pays. Au Maroc, la langue de la diplomatie, c’est plutôt le français. Mais il est certain qu’au niveau mondial l’anglais est majoritaire car c’est soit la langue du pays, soit la langue internationale qui y est la plus parlée. Toutefois, le français est en progression du fait qu’il est aussi une langue africaine ; il est d’ailleurs plus parlé sur ce continent qu’en France. Demain, avec la poussée démographique africaine, on parle de plus de 850 millions de locuteurs français dont 80 % en Afrique !
Quand j’étais en poste à Bruxelles, à la représentation permanente auprès de l’UE, dans les groupes de travail de la PESC (Politique étrangère et de sécurité commune), on pouvait s’exprimer indifféremment en anglais ou en français, les délégués étant censés comprendre les deux langues. Je ne m’exprimais qu’en français – nous avons pour instruction de parler français dans les réunions formelles à Bruxelles –, mais certains délégués ne me comprenaient pas. Je mettais donc des stratégies en place avec des collègues qui défendaient les mêmes positions que les miennes pour qu’ils s’expriment en anglais juste après moi.
Deux grandes priorités de la France en Afrique sont le terrorisme et la guerre au Sahel. Comment le Maroc et la France coopèrent-ils sur ces sujets ?
Nous avons un défi commun qui est celui du développement de l’Afrique. Il y a évidemment des pays en crise sur ce continent, notamment dans le Sahel, avec un très fort engagement militaire de la France, mais l’Afrique compte 54 pays et le véritable enjeu, c’est leur développement. Nous y menons des politiques, notamment via l’Agence française de développement, nous avons des entreprises sur place, le Maroc aussi.
Il faut rappeler qu’à un moment donné, le Maroc descendait jusqu’à Tombouctou. À travers sa conception de la religion musulmane, un « islam du juste milieu », le Maroc forme beaucoup d’imams africains. C’est aussi un hub de formation pour les étudiants africains. Enfin, il peut y avoir des partenariats inter-entreprises – beaucoup d’entreprises françaises sont implantées en Afrique de l’Ouest et travaillent avec des banques marocaines, elles-mêmes très présentes sur place. La coopération entre la France et le Maroc est multidimensionnelle.
Il semble que les renseignements au Maroc soient très efficaces, comment travaillez-vous avec eux ?
En effet, le Maroc n’a pas connu d’attentats de grande dimension depuis 2004. En réalité, il y a des démantèlements très réguliers de cellules terroristes ou préparant des attentats sur le sol marocain. Les services partagent bien entendu ces renseignements avec leurs homologues français. Il y a une coopération très dense. Chaque service a des relations avec le service correspondant local et, en tant qu’ambassadrice, je coordonne l’ensemble des activités que nous menons ici.
Venons-en à la question du Sahara occidental, un dossier capital pour les pays du Maghreb et assez peu présent dans le débat public en France. Quelle est la position française officielle sur le sujet ?
La France soutient les Nations unies, qui ont mis en place, au fil des années, tout un cadre autour de cette question. Nous sommes actifs à New York sur le dossier et nous soutenons les discussions entre les parties. Nous soutenons aussi le plan d’autonomie qui a été présenté par le Maroc comme étant la solution, il y a une dizaine d’années. Ce serait une bonne base de travail pour aller vers une solution définitive, mais nous constatons que les choses stagnent. Nous suivons ce qu’il se passe, mais nous ne faisons pas de diplomatie parallèle.
Un souvenir particulièrement marquant de votre carrière ?
J’ai eu l’occasion, dans mes fonctions à la présidence de la République [Hélène Le Gal a été conseillère Afrique du président François Hollande de 2012 à 2016, NDLR], d’avoir la sensation d’avoir été la cheville ouvrière ayant permis de sauver des vies en faisant pencher une décision. Cela m’a confortée dans mes choix.
Hélène Le Gal en 12 dates clés
1967 Naissance à Bagneux
1987 Diplômée de Sciences Po (Service public)
1988 Deuxième secrétaire à l’ambassade de France au Burkina Faso
1994 Première secrétaire à l’ambassade de France en Israël
1998 Première secrétaire à l’ambassade de France en Espagne
2000 Conseillère technique de Charles Josselin, ministre des Affaires étrangères, chargé de la coopération et de la francophonie.
2002 Conseillère de Pierre Sellal à la représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne à Bruxelles (comité politique et sécurité).
2005 Sous-directrice Afrique centrale et orientale au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères
2009 Consule générale de France à Québec
2012 Conseillère Afrique du président François Hollande.
Septembre 2016-août 2019 Ambassadrice de France en Israël
Depuis septembre 2019 Ambassadrice de France au Maroc