Boris Cyrulnik : "Aujourd'hui, lutter contre la mort est une valeur prioritaire"
Neuropsychiatre, conférencier, et auteur, Boris Cyrulnik consacre sa vie à réparer les blessures des personnes dévastées par les épreuves. Enfant de parents morts en déportation, il a forgé sa propre résilience avant d’en développer les outils qu’il transmet à travers ses conférences et ses ouvrages. Dans La nuit j’écrirai des soleils paru chez Odile Jacob en avril dernier, Boris Cyrulnik cherche à convaincre des bienfaits de l’imaginaire, de la puissance du rêve, des pouvoirs de guérison que recèle l’écriture. La crise sanitaire des derniers mois nous interroge sur la manière dont nos sociétés vivent et pourront surmonter ce choc. Quels traumatismes peut-on déjà observer ? Sommes-nous tous logés à la même enseigne ? Peut-on parler de résilience collective et comment penser l’avenir en commun ? À l’aune de cette séquence de confinement, ce sont les nombreuses interrogations que nous avons partagées avec Boris Cyrulnik.
Conférence animée par Bernard El Ghoul, délégué général de Sciences Po Alumni
Propos recueillis par Florian Darras, Albane Demaret et Sandra Elouarghi
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La première interrogation concerne la parole dont vous connaissez le pouvoir mieux que quiconque. Depuis deux mois, la société entière ne parle que d’une chose : l’épidémie de Covid-19. Cette forme de répétition excessive n’est-elle pas anxiogène pour la population ? Quels sont les traumatismes que cela a pu créer ?
Nous sommes dans une situation exceptionnelle. Il s’agit de la première fois dans l’histoire humaine qu’on arrête l’économie mondiale pour économiser des vies. Auparavant, on laissait mourir les gens, c’était « la nature ». Jusqu’à la fin du XIXème siècle, un bébé sur deux mourait. Jusqu’à la découverte de l’obstétricien Ignace Semmelweis, les femmes mouraient régulièrement en couche et avaient une espérance de vie de 36 ans. Mais c’était alors « la nature », la « condition de l’enfant et de la femme ». À l’occasion de cette crise, on a assisté à un basculement vers le contraire : jusqu’au fait donc de stopper l’économie pour sauver des vies, jusqu’à provoquer nous-même la catastrophe.
Alors comment parler de cela ? Il y a deux mauvaises solutions : la première est de ne pas en parler du tout. C’est ce qui se passe généralement après un trauma : les gens sont hébétés, ils ont du mal à parler. Après la guerre, les hommes qui en reviennent n’en parlent presque pas. Il est difficile pour eux d’évoquer ces souvenirs insupportables qu’ils préfèrent taire. Il s’agit d’une mauvaise solution car elle ne permet pas de régler la souffrance. L’autre mauvaise solution, c’est de trop en parler. On se met alors sur le tapis roulant du syndrome psycho-traumatique qui consiste justement à redire, à réviser la mémoire, à la renforcer, à dire l’horreur sans arrêt. La bonne solution est entre les deux, il faut parler à son rythme : ne pas se taire, et ne pas non plus trop en parler, au risque de provoquer l’obsession. Il faut avant tout chercher à comprendre. C’est pourquoi j’ai été heureux d’accepter votre invitation car je pense que c’est ce qu’on va essayer de faire.
Le discours change : on ne rumine pas, on ne reste pas en souffrance, mais on élabore. Vous avez souligné la parole, parce que la parole c’est créer un monde, le monde des mots. On fabrique une représentation verbale. On élabore, du sens latin du mot ex labore, c’est-à-dire qu’on travaille, on est des laboureurs : on va sur le terrain pour chercher à comprendre ce qui s’est passé, et pour chercher quelques solutions pour se remettre à vivre.
Se remettre à vivre, ce n’est pas revivre comme avant, car cela remettrait en place les conditions d’apparition du virus, et dans deux ans, on se retrouverait une fois de plus face à un nouveau virus avec une nouvelle formule chimique qu’on ne saura pas soigner. Cela s’est déjà passé régulièrement dans l’histoire humaine, où depuis le néolithique, ce sont toujours les mêmes conditions qui fabriquent les pestes buboniques, les pestes noires, le choléra, etc... : le stockage alimentaire et le déplacement des êtres humains. Ces deux facteurs créent le virus, le bacille et les pestes. Il faut donc que les économistes, les philosophes, les artistes, se mettent en chantier pour essayer de trouver d’autres manières de vivre ensemble. Cela ouvre quelques décennies passionnantes.
Malheureusement il va y avoir de la casse parce que deux mois de confinement et d’arrêt de l’économie vont provoquer des faillites, des suicides, des angoisses, des dépressions, des syndromes psycho-traumatiques, des violences conjugales et familiales qui ont déjà commencé d’ailleurs. Donc, il y aura en même temps une blessure et, je l’espère, l’organisation d’une nouvelle manière de vivre ensemble.
On a le sentiment pendant cette crise qu’on a redécouvert la mort. Le Covid-19 a fait près de 30 000 morts en France, alors que chaque année meurent dans l’hexagone 600 000 personnes dont 150 000 du cancer dont on parle beaucoup moins. Qu’est-ce qui fait l’exceptionnalité de cette crise ?
Je vais dire une chose affreuse : en France, il y a 30 000 morts dus au virus, mais aussi chaque année 80 000 morts par la cigarette, et pourtant on n’a pas arrêté l’économie. On n’a pas fermé les bureaux de tabac. On a ici un problème philosophique absolument passionnant. Jusqu’à maintenant, on se soumettait à la mort puisque la mort fait partie de la vie ; seuls les êtres vivants meurent. Et la mort a un bénéfice adaptatif sur le plan évolutif : d’une manière générale c’est « bien » que l’on meure, parce que si la mort n’existait pas, le vivant s’userait et c’est la vie entière qui disparaîtrait.
L’environnement varie énormément, on le sait depuis qu’on fait de l’archéologie, de la géographie et de la géographie des sols. On parle beaucoup de la variation que notre technologie est en train d’infliger maintenant, avec l’effet de serre, les transports… C’est vrai, mais sans être humain, il y aurait quand même des variations écologiques : il y a eu des réchauffements et des glaciations répétés, suivis à chaque fois d’une métamorphose de la condition du vivant. C’est-à-dire que la catastrophe que nous sommes en train de connaître oblige à la métamorphose du vivant. Cela va donc poser un problème philosophique et technique, et les techniciens auront un rôle majeur à jouer.
Mais dans cette évolution-là, une nouvelle notion philosophique apparaît. Jusqu’ici, on acceptait la mort, je l’ai dit plus tôt. La mort des enfants, par exemple : quand on fait l’analyse des sépultures, il n’y a quasiment que des squelettes de petits enfants. Des squelettes de femmes jeunes aussi, et les squelettes d’hommes sont plus âgés, 50-60 ans, qui étaient polyfracturés. Ces squelettes racontent la condition qui fût la nôtre : celle des bébés était de vivre ou de mourir, celle des femmes de donner la vie le plus possible avant de mourir, celle des hommes de survivre plus longtemps, avec des bagarres au quotidien - avec des animaux, avec l’écologie ou entre hommes. La mort faisait partie de la civilisation, on l’acceptait, c’était la nature mais c’était aussi notre manière de fabriquer du social, grâce à la violence, grâce à la guerre. Les hommes y sont par ailleurs plus doués que les femmes. Probablement que la domination masculine que les femmes subissaient jusqu’ici et qu’elles contestent aujourd’hui est due au fait qu’elles sont moins douées pour la violence que les hommes. Cependant, si la violence était un facteur de socialisation jusqu’à la guerre d’Algérie, elle est aujourd’hui un facteur de désocialisation. Il s’agit d’un premier changement culturel énorme, un premier changement de la hiérarchie des valeurs morales. On valorisait les hommes violents, on en faisait des guerriers, on les admirait, ils tuaient et se faisaient tuer, on acceptait la mort.
Cette mort va commencer à être refusée à partir du XIXème siècle et la découverte de Semmelweis concernant la prophylaxie de l’accouchement. Cet homme, qui a dit que les femmes ne devaient pas mourir, qu’il fallait des méthodes pour qu’elles survivent en couche, est lynché à mort pour avoir dit cela. Cette première révolution est suivie d’une seconde, concernant la mort des bébés. On va mettre au point l’hygiène des bébés : stérilisation des biberons, les laver plus souvent… Le taux de mortalité infantile va fortement décroître. Aujourd’hui, le taux d’accident est d’un sur mille naissances. Un taux plus élevé signifie que le système social est déréglé. Emmanuel Todd avait fait sur ce sujet un brillant diagnostic : il a réussi à déterminer la chute du système communiste en observant la mort périnatale arriver dans les pays de l’Est. Tout cela, ce sont des raisonnements systémiques. Une convergence de causes provoque un effet, l’aggrave ou le combat, c’est le raisonnement probabiliste. Dans la lutte contre le virus aujourd’hui, on voit les mathématiciens jouer un rôle majeur : ils modélisent la diffusion du virus, ce qui influence grandement la décision de nos responsables politiques. On a une nouvelle manière de réfléchir.
Enfin ici je réponds à votre question : aujourd’hui, lutter contre la mort est une valeur prioritaire. Dans ce cadre, on voit que dans le système éducatif, les enfants bien élevés ont une espérance de vie très supérieure aux enfants mal-élevés ou pas élevés, vivant dans des milieux pauvres en argent, en culture et en logement. Ces enfants vont devenir des adultes qui vont mourir très jeunes, à 65-70 ans, contrairement aux enfants de parents possédant des diplômes.
Ces diplômes sont le nouvel organisateur social, et il ne s’agit plus de la violence, de la force physique, ou du bien de l’aristocrate, la terre. Ce n’est plus le magasin ou l’usine de papa, maintenant c’est le diplôme qui fait la nouvelle hiérarchie sociale. Ceux qui sont bien nés, donc qui ont deux parents qui ont un niveau socio-culturel élevé, auront donc un bon métier, un bon logement, donc des conditions d’existence qui les feront mourir 20 ans après.
Le confinement a t-il contribué à aggraver la situation de personnes qui étaient d’ores et déjà fragilisées, vulnérables, et a-t-il contribué à accroître les inégalités ?
Déjà avant, comme je l’évoquais, il y avait des inégalités de développement qui étaient dues à des inégalités précoces, voire très précoces. Dans un rapport que nous devions rendre à notre président avant le confinement, nous avons souligné le fait que dans les 1000 premiers jours, c’est-à-dire, la période de la conception et de l’apparition du langage, l’enfant est sculpté pour acquérir des facteurs de protection. Si ces 1000 jours sont ratés, ils le sont la plupart du temps à cause de facteurs socio-culturels, on sait que ces enfants-là sont des « mal partis » de l’existence. Entrés en maternelle à l’âge de 3 ans, les « mal partis » auront alors un stock de 200 mots, quand les « biens partis » auront un stock de 1000 mots. Devinez lesquels vont fournir la population des bons élèves ? Les 200 mots ne comprendront pas les consignes, ils vont échouer et finir par haïr l’école, ne vont pas acquérir de diplôme, auront un petit métier, et à la fin, les inégalités auront été reproduites.
Il peut y avoir des compensations bien-sûr : Sciences Po avait été le premier à le faire à l’initiative d’un célèbre directeur qui m’avait par ailleurs invité à travailler avec lui. Le projet a été de faire entrer à Sciences Po des gosses sans diplôme. On m’a expliqué ensuite qu’ils ont obtenu les mêmes résultats que les gosses qui sont rentrés à Sciences Po avec des diplômes. C’est une deuxième injustice qui a réparé une première injustice.
On voit que maintenant, beaucoup vont se casser la figure à la sortie du confinement : les restaurants, le tourisme… Beaucoup de petites entreprises qui permettaient à des gens de vivre avec dignité alors qu’ils n’avaient pas de diplômes majeurs. Ces gens-là vont faire faillite, et même si on les aide un peu, voire beaucoup – cela va coûter très cher au gouvernement – et bien ce ne sera pas suffisant pour les relancer pour toute leur vie. Il va donc y avoir des désespoirs humains, et il y a déjà des angoisses, des dépressions dont un pic a déjà été évalué. Un pic de violence et de maltraitance familiale, également, qui a été l’un des premiers indicateurs : dès 48 heures, les hommes plus que les femmes, ont explosé. Le résultat est qu’à la sortie du virus, les inégalités sociales seront aggravées. Les enfants « mal partis » auront encore plus de mal à rejoindre le flux des enfants « bien partis ».
Dans votre dernier ouvrage justement, La nuit j’écrirai des soleils, vous évoquez des « tuteurs de résiliences ». Qui sont-ils et ont-ils été utiles pendant la période de confinement ?
« Tuteur de résilience », cela veut dire que le chaos est déterministe. C’est-à-dire que c’est pendant le chaos qu’un nouveau déterminant va se mettre en place. S’il n’y a pas de chaos - et c’est ce qu’il se passait depuis 1945 - on assiste à une adaptation régulière et constante. Une évolution sans grande transformation. Or là, on va être contraint d’envisager une évolution avec transformation, si l’on veut éviter de recréer les conditions d’apparition du virus.
Les « tuteurs de résilience », ça peut être des métiers secondaires. Par exemple, on a découvert sur internet des gens qui ont un talent stupéfiant, de créativité, d’humour… Dans les conditions de désespoir, l’humour est un précieux mécanisme de défense, comme le disait déjà « papa Freud » au XIXème siècle.
Les « tuteurs de résilience », ce sont des gens dont souvent on ne soupçonnait pas l’importance. Lorsque je travaillais avec les enfants sans famille, les enfants abandonnés, on me disait souvent « J’étais dans une institution où personne ne nous parlait, sauf le jardinier, sauf une aide-soignante ». Une personne à qui on n’attachait pas d’importance mais à laquelle l’enfant, lui, en attachait. C’était la seule rencontre humaine pour lui dans un univers chaotique, privé de famille, privé de relations humaines. Et cette femme, l’aide-soignante, ou cet homme, le jardinier, qui parlait gentiment à un enfant privé de relations affectives était pour l’enfant une rencontre majeure. Beaucoup d’entre eux ont été galvanisés par de telles rencontres. Un homme adorable que je connais, Bruno Roi, aujourd’hui professeur de littérature, était l’un de ces enfants. Québécois, il était dans une institution chrétienne, qui s’est transformée en hôpital psychiatrique parce que le prix de journée était meilleur, si bien que les enfants étaient élevés avec des schizophrènes, des malades d’Alzheimer, et des gens agités. Donc l’environnement de ces enfants était fracassé. Pour Bruno Roi, il y a eu la rencontre avec une sœur. Faisant passer un test de quotient intellectuel à l’enfant, elle a triché et répondu à la place de l’enfant, alors que le psychologue s’était absenté. L’enfant est alors sorti de l’institution pour faire des études, et il a pu se développer. Des exemples comme ça, c’est totalement hors doxa. Idem pour le confinement.
C’est finalement ce qu’on a découvert pendant le virus : des petits métiers dont on ne soupçonnait pas l’importance et qui se sont révélés essentiels : les éboueurs, les postiers, ceux qui allaient aider les personnes âgées à domicile, et surtout bien sûr, les infirmières, les aides-soignants dans les hôpitaux, qui ont été d’un courage physique et d’une générosité qu’on trouve toujours dans les catastrophes. S’il y a des traîtres ou des pervers qui existent, l’immense majorité de la population reste courageuse.
On a célébré pendant le confinement, tous les soirs, à 20h, les soignants, nouveaux héros de notre société. Au-delà de cet hommage légitime et spontané, est-ce que notre société avait besoin de communier autour d’une figure symbolique, spécifique ? Est-ce que nous avions besoin de ce rituel finalement ?
J’ai été ambivalent envers cette réaction. Qu’on remercie les soignants, qu’on reconnaisse leur courage, c’est évident. Ils ont fait leur boulot, ils l’ont bien fait et certains l’ont payé très cher. Mais on en a fait des héros, et notre président maintenant prévoit même de leur donner la légion d’honneur, ce que je ne comprends pas.
Un héros c’est quelqu’un qui se dit : « Vous êtes dans le chaos, je suis prêt à mourir pour vous sauver ». Les héros apparaissent en temps de guerre, en temps de conflit grave, ou en temps de chaos social. Le sauveur, qui se présente comme tel, est néanmoins généralement un dictateur. Il dit savoir où est la vérité. C’est ce qu’a fait Hitler dans les années 1920. Il a dit savoir d’où provenait l’effondrement de l’Allemagne, après le traité de Versailles, savoir d’où venait le mal. Il a déclenché un processus qui a mené à la Seconde Guerre mondiale, et les Français en ont été complices, apprenant aux enfants dans les écoles la haine des Boches. Il s’agissait du même processus que ce qui a mené à la guerre de 1914, qui était déjà elle-même la revanche de la guerre de 1870. Si on remet en place les mêmes conditions, on prépare la prochaine guerre. Il en va de même pour le virus.
Le héros, pendant la guerre de 1914, il est jeune. Il ne faut pas oublier que ces jeunes qui partaient, ils avaient tous entre 17 et 21 ans. La majorité était à 21 ans. On a donc envoyé un million et demi de jeunes se faire tuer en enfer, alors qu’ils n’avaient même pas le droit de vote, c’étaient des adolescents. On les a envoyés se faire tuer. Et quand ils partaient on leur donnait des fleurs, on disait qu’ils partaient la fleur au fusil. Mon œil ! Ils partaient à la guerre avec l’angoisse au ventre, et ce sont les gens qui leur mettaient des fleurs dans les mains et au fusil qui disaient d’eux qu’ils étaient des héros. Une héroïsation qui les a menés au massacre et au sacrifice. Or je pense que les soignants ne voulaient pas mourir. Ils voulaient soigner et ils l’ont très bien fait. Merci les soignants. Ce ne sont pas des héros, ce sont des gens qui ont très bien fait leur travail. Donc je pense que quand le gouvernement veut leur donner des jours de vacances supplémentaires, c’est très bien, ils le méritent. Mais quand on veut donner la légion d’honneur en disant que ce sont des héros, non. Ils ne voulaient pas mourir, ils voulaient sauver des malades, faire leur métier.
Vous nous disiez que beaucoup de séquences sur internet vous avaient fait sourire, voire rire. Au terme de cette période de confinement quel regard portez-vous sur les réseaux sociaux ?
Je vais avouer que cela a fait évoluer mon opinion. Pour moi, le réseau social était une poubelle où on déversait des choses ignobles. J’en ai été victime comme tous mes amis autour de moi. Le seul bénéfice que j’y voyais était Google, qui me permettait d’éviter de chercher dans la bibliographie. Un petit bénéfice pour beaucoup de maléfices. J’ai néanmoins découvert pendant cette période que les réseaux sociaux ont permis de maintenir un lien. Je m’étonne de la proximité rendue possible par Zoom ou Skype, qui fait que je peux parler avec vous aujourd’hui.
Dans le rapport pour le Président que je mentionnais plus tôt, on critique vivement les écrans. Notamment concernant l’usage qu’en font les petits enfants, parce que cela retarde leur langage et empêche l’empathie. La critique est également présente concernant les adolescents, les garçons notamment plus que les filles qui, lorsqu’ils sont anxieux, se réfugient dans les jeux vidéo et se coupent de la socialisation qui est capitale à leur âge. Je suis donc toujours très critique, mais je suis obligé de reconnaître que je suis impressionné par l’impression d’intimité que cela peut créer. Je regardais hier soir une émission de François Busnel, et je trouvais charmant de voir que les écrivains maintenant sont chez eux, on les voit avec des livres derrière eux, avec des photos de leur famille. Je trouve que cela donne une impression d’intimité que j’ai découverte grâce au virus.
Vous avez commencé à évoquer tout à l’heure le « monde d’après », dont on a beaucoup entendu parler ces dernières semaines dans la bouche des hommes politiques, des hommes de science, voire des hommes de foi. Cette espérance frénétique en un avenir meilleur semble souvent en décalage avec la difficulté que nous avons à protéger le monde d’ici et de maintenant. Faut-il faire attention aux imprécations messianiques qui nous annoncent des lendemains qui chantent ?
Oui, je me méfie, j’ai peur des utopies. Soit l’on reprend, et on recrée les conditions d’apparition d’un virus, soit il y a le chaos, qui fait monter l’anxiété et finit par faire élire démocratiquement un dictateur qui va préparer la prochaine catastrophe. Ou alors, des gens vont nous proposer des utopies. Et la plupart du temps, les utopies sont criminelles. Pas toujours néanmoins. Je prends pour image la métaphore de l’étoile du berger, qui indique la direction. Cette dernière doit rester au ciel : il faut aller dans sa direction, sans se séparer du réel, qui existe bel et bien. Il faut tenir compte des contraintes sociales. On a parlé tout à l’heure de l’hitlérisme, mais il y en a eu bien d’autres, pratiquement toutes les utopies se sont terminées par des massacres humains. Mais elles sont sans doute nécessaires.
Et il y a également eu des utopies merveilleuses. Par exemple, moi qui habite à la Seyne près de Toulon, où il y a toujours eu des chantiers navals, je trouve l’histoire d’Ambroise Croizat formidable. Cet homme, élu local, ouvrier des chantiers a eu cette idée folle de faire la sécurité sociale. Il a invité des copains ouvriers et ils se sont mis à délirer de manière complètement utopique en imaginant une sécurité pour tous, une sécurité sociale. De Gaulle par la suite a validé cette idée, et leur a fourni les techniciens administratifs pour réaliser ce projet de sécurité sociale. Donc ce sont des prolos, des ouvriers des chantiers qui ont eu cette idée et c’est De Gaulle qui en a fait une institution que tout le monde nous envie et qui est assez curieusement moins chère que la protection américaine qui est hors de prix et très peu efficace. Elle sélectionne des gens sur l’argent et laisse mourir ceux qui n’en ont pas…
Nous parlions plus tôt de la lutte contre la mort : voici un lieu où l’on laisse mourir ceux qui n’ont pas d’argent. Mais il n’y a pas que les Américains. J’ai été il n’y a pas si longtemps en Russie, avec Xavier Emmanuelli dans le Samu social international. On trouve à Moscou et à St-Petersbourg des enfants dans les rues qui n’ont ni papier ni argent, qui ne sont pas pris en charge ni soignés. Nous sommes donc constamment en train de faire une hiérarchie morale.
Pour l’utopie, il est donc nécessaire d’avoir des rêves, coupés de la réalité sensible, presque délirants, à condition de savoir ensuite remettre les pieds sur terre. Parfois, des utopies merveilleuses comme la sécurité sociale deviennent réelles, souvent, cela donne des catastrophes.
Vous indiquiez au début du confinement que cette période allait nous permettre de replonger dans le passé pour mieux nous projeter dans l’avenir, à savoir redécouvrir et dépoussiérer des valeurs anciennes, celles de nos grands-parents, pour mettre en place un nouveau vivre ensemble. Au terme de ces deux mois, conservez-vous ce sentiment ? Des prises de conscience et valeurs nouvelles ont-elles émergé ?
Clairement oui. On a touché du doigt à quel point notre ancienne philosophie de la condition humaine était fausse. En Occident plus que dans d’autres cultures, on considère que les êtres humains sont au-dessus de la nature. La chrétienté n’est pas étrangère à cette représentation puisque c’est clairement écrit dans les textes sacrés. Dans d’autres cultures, on considère que l’Homme fait partie de la nature, il n’est pas au-dessus d’elle. Or, le fait de penser que l’Homme était au-dessus de la nature l’autorisait à l’exploiter sans limites. Ce qui était écrit dans les textes sacrés a été transféré aux textes économiques : on peut exploiter les océans sans limites, on peut tuer les animaux, les manger, faire de l’élevage industriel, sans aucune limite. Et on se rend compte maintenant que c’est faux, l’homme fait partie de la nature, et si l’on détruit la nature, si l’on détruit les animaux, on partira avec eux.
J’ai travaillé auprès des indiens de Fortaleza, au nord du Brésil, qui m’ont invité. Nous avions du mal à communiquer. Ils ont néanmoins pu m’expliquer que les animaux faisaient partie de la structure de parenté : les chiens étaient les petits frères par exemple. On ne connaît pas tous les animaux, mais on sait qu’ils descendent de tels ou tels mammifères, où ils vivent. Ils sont un peu considérés comme des cousins très lointains, et on ne peut pas tout se permettre avec un cousin très lointain. Nous, nous nous permettons tout. Descartes et son copain Malebranche disaient « ce sont des machines ». Quand j’étais en première année de médecine, à côté de Sciences Po, on nous faisait faire des dissections sur des cobayes. On les ligaturait sur une planche, on leur plantait le scalpel sous le sternum et on ouvrait jusqu’au pubis pour voir les viscères à l’intérieur. Et bien sûr le cobaye criait. Et un jour je plante mon scalpel, il crie, je lâche mon scalpel. Le jeune professeur de biologie arrive et me dit « Mais pourquoi vous avez lâché le scalpel ? ». Alors je réponds que c’est parce que ça lui fait mal. La jeune femme me répond en me demandant si je crois que mon vélo souffre lorsqu’il grince. Elle pensait philosophiquement que l’animal était comme une machine, il criait comme un vélo qui grince… Elle ne pensait pas qu’un animal pouvait avoir des émotions, ce qui est la norme juridique en France depuis 2015 : les animaux sont désormais reconnus comme des êtres d’émotion. Et dans le milieu d’éthologie que je fréquente, on sait maintenant, on prouve que les animaux sont capables de représentations. Ça veut dire qu’ils ont aussi un monde mental, qui n’est pas un monde humain bien sûr, un monde de chien n’est pas un monde de chat, et n’est pas un monde d’être humain, évidemment. Nous sommes soumis à nos représentations philosophiques. C’est en ce sens que je proposais l’idée que les philosophes auront un rôle important à jouer, pour changer notre doxa, nos références philosophiques. Donc il va y avoir des débats passionnants. Je suis très content de ma réponse mais je ne suis pas sûr d’avoir répondu à votre question (rires).
Si, c’est clair. Pour rebondir sur ce point et poursuivre dans cette dimension philosophique, nous avons une question de Samuel sur la fin de vie, qui souhaite revenir sur le débat autour de la mort. Quelles sont les conditions nécessaires à l’ouverture d’un débat serein sur le prix de la vie et sur le choix individuel, le choix de chacun et chacune d’entre nous à finir sa vie avec dignité ?
C’est un autre débat passionnant et pas facile. Dans mon utopie personnelle, j’espère que dans les semaines qui viennent on aura des débats sur la fin de la vie. La mort c’est la vie, puisqu’on meurt parce qu’on est vivant. Je pense que dans ces débats, il ne faut pas que les médecins aient toute la parole, seulement une partie. Il faudra qu’il y ait un discours philosophique. Il faudra également donner la parole à toutes les religions, puisque la spiritualité fait partie de la condition humaine. On parle donc on se représente, et on se soumet à des représentations impossibles à percevoir, c’est la définition de la parole, c’est la création de l’idée de Dieu : il n’y a pas d’êtres humains sans idée de Dieu. Cependant la religion n’est pas la spiritualité puisque la religion est très liée à la culture. Si vous arrivez au monde en Égypte aujourd’hui, statistiquement, vous avez beaucoup plus de chances de devenir Musulman que Bouddhiste. Cela signifie pour moi que la religion est culturelle alors que la spiritualité est humaine. Donc il faudra donner la parole aux religieux, mais, comme les médecins, seulement une partie de cette parole. Il faudra enfin donner aussi la parole à des petites gens : des éleveurs, des vétérinaires… Des gens qui ont à voir avec la mort, puisqu’ils donnent notamment la mort à des animaux malades.
Cette discussion, j’en suis convaincu, on va finir par l’avoir. Elle présente un problème éthique fondamental. Lorsque Aleksandr Makovsky finit son internat de médecine à Paris, il part aux États-Unis faire un stage. Il ne peut alors plus rentrer en France parce que la guerre est déclarée. Il s’engage dans l’armée suédoise. Le nazisme finit par s’effondrer, et après son retour en France, il veut mettre en place en France ce qu’il a vu aux États-Unis : des services de néonatalogie. Qui s’oppose à la création de ces services ? L’Académie de Médecine, les Universités, qui disent qu’il ne faut surtout pas s’occuper de ces enfants nés avant terme : il faut que la sélection naturelle joue. Il faut que les plus aptes, les plus forts, survivent. Ce qui ramène au problème philosophique nazi : la sélection du plus fort. Alors que Darwin avait employé lui la sélection du plus apte, ce qui n’est pas forcément la même chose. Ces questions sont sans fin. Dès lors, qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce qu’on accepte l’idée de la mort des plus faibles ? La mort des vieux, la mort des prématurés ? Le débat éthique où la parole devra être partagée est là. Et je pense que ces débats seront passionnants, sans être trop passionnés : les débats trop passionnés arrêtent la pensée.
Une question vous est posée également sur l’enseignement qui est à l’heure actuelle significativement bouleversé, avec des mélanges de présentiel et de distanciel. Dans ce contexte, et pour les mois à venir, comment continuer à motiver les élèves et quelle place accorder aux associations qui luttent contre le décrochage scolaire ?
Cela va être un problème immédiat. Mais vous savez pendant la guerre de 1940, les études s’étaient effondrées puisque presque tous les hommes étaient à l’armée, et cela avait été une révolution culturelle pour les femmes. Je connais des hommes qui sont partis au service militaire en 1937. À cette époque le service militaire était de 3 ans. Ils sont rentrés 3 mois en permission, il y a eu la mobilisation générale, ils ont fait la guerre de 39-40 où l’armée française a été écrasée, ils ont été prisonniers de guerre pendant 3-4 ans. Pendant 7 ans, ces jeunes hommes n’avaient rien appris. Les femmes avaient tout fait marcher : les usines, les administrations, les hôpitaux, et elles avaient fait des études. Donc en 1945, ce n’était plus les mêmes femmes : elles avaient gagné une place dans la société. Il a donc fallu tout de suite réparer une injustice énorme, c’est-à-dire leur donner le droit de vote, qui a été le point de départ de la nouvelle condition des femmes. Il y avait eu d’autres points de départ avant, mais il s’agissait là d’un premier succès. On peut en déduire qu’une catastrophe enclenche l’apparition de modes nouveaux, qu’il est difficile de prévoir.
Aujourd’hui, les élèves sont arrêtés. Et ils sont arrêtés à un âge où on sait désormais grâce aux études sur les rythmes biologiques de l’apprentissage, que de longs arrêts sont problématiques. En effet, trois mois de vacances c’est beaucoup trop long, puisqu’il faut ensuite plusieurs mois pour se remettre à aviver les processus d’apprentissage. Il faudrait s’arrêter 15-20 jours, un mois au grand maximum avant de se remettre au travail sinon on perd l’entrainement cérébral. Les étudiants se sont arrêtés à un moment où ils apprennent, ils s’entrainent cérébralement très vite. Il faut ajouter à cela une différence majeure : les filles étudiantes entre 18 et 22-23 ans ont terminé leur fatigue de croissance. Depuis l’âge de 16 ans, les hormones sont en place, la taille est en place, le cerveau est en place, ce sont des jeunes femmes capables de gérer leur temps et de se gouverner seules, de s’adapter au milieu si le milieu est défaillant. Les garçons font ce travail entre 20 et 25 ans. Parce que la puberté des garçons apparait beaucoup plus tard. Au moment du bac et pendant quelques années après, les garçons sont en pleine fatigue de croissance. Ils auront alors plus de mal à raccrocher en cas de décrochage social.
J’ai travaillé au Japon il y a deux hivers. Les Japonais sur-stimulent les enfants. Le résultat c’est que 30% des garçons décrochent. Ils préfèrent renoncer à l’aventure sociale et même à l’aventure sexuelle plutôt que de vivre ces cadences infernales. On m’a dit souvent : l’école, l’université au Japon, est devenue une nouvelle forme de maltraitance. Et en Chine, en Corée du Sud où ils suivent le même chemin, le suicide des femmes est faramineux. Jamais, dans aucun pays au monde, il n’y a eu un tel taux de suicide des femmes. Est-ce que ça vaut la peine de sur-stimuler les enfants à un prix humain aussi exorbitant ?
Pour en revenir maintenant aux nouveaux modes d’apprentissage, quand je m’occupais du pôle psychologie de l’École de la Magistrature à Bordeaux, j’avais fait une expérience de Mooc, un cours que j’avais bien préparé avec des séquences. Malgré des efforts de préparation de mon côté, l’expérience a déplu aux étudiants. L’explication, c’est que seuls face à l’écran, la plupart des étudiants décrochaient. Pour que les étudiants s’accrochent il fallait qu’il y ait une motivation émotionnelle, une rencontre avec des copains, avec un professeur. On a fait à Toulon une petite enquête sur les motivations des étudiants. Presque tous les étudiants ont répondu : j’ai choisi cette spécialité parce que j’ai admiré Monsieur Machin, Madame Truc. C’est une relation humaine qui a déclenché la motivation, c’est un groupe de garçons et de filles, qui rigole, qui se dispute, et se stimule… et c’est ce qui déclenche la motivation. Lorsque l’on se retrouve face à un écran, seuls les spécialistes en train de faire une thèse parviennent à continuer à travailler, parce qu’ils sont motivés par ailleurs. Les jeunes qui n’en sont pas encore au niveau de la thèse décrochent rapidement. On a fait, par ailleurs, une enquête de ce qui restait après un cours par écran : un mois après il ne reste presque plus rien. Alors qu’avec la même population, ayant fait un cours avec des mots, avec des hésitations, avec des rigolades, avec des indignations, on trouvait qu’il restait beaucoup de choses de ce cours : les étudiants y avaient bien plus appris.
Les relations humaines sont bousculées par ce virus, on parle de masques, de distance, de distanciation sociale, des gestes barrières… l’autre devient dangereux car potentiellement porteur et susceptible de me contaminer. Comment travailler d’ores et déjà à guérir ce traumatisme ?
Notre culture méditerranéenne fait qu’on s’embrasse beaucoup, on se donne l’accolade, on se serre, on se tape… chose que beaucoup de cultures ne font pas. Au Japon, alors que les Japonais ont une politesse absolument délicieuse, on s’incline, on fait très attention à l’autre, on ne s’embrasse pas, on ne se serre pas la main, les mères embrassent à peine leurs enfants. Bien éloigné de nos pratiques, ou de celle des populations d’Amérique du Sud… En ce qui concerner les Anglais, il n’y a pas si longtemps encore ils faisaient un petit hi pour se dire bonjour, ils ne se touchaient pas, ils avaient des gestes barrières, déjà. En Occident, avant cette lecture Méditerranéenne de la bise, que les femmes ont développé, quand j’étais gamin, il était absolument impensable de faire la bise à une fille et encore plus à un garçon. On se coiffait avant d’aller serrer la main à une fille. Donc il y avait déjà des gestes barrières. Les gestes de politesse occidentale avant que le bisou ne se répande sur la planète, c’était des gestes de soumission. Les hommes s’inclinaient pour recevoir l’épée des dominants sur l’épaule. On reconnaissait que le dominant était le seigneur, on s’inclinait. Les femmes s’accroupissaient pour se mettre en situation de déférence. Donc ça existait déjà dans notre propre culture, ça existait dans d’autres cultures, donc possiblement on va inventer d’autres gestes qui exprimeront la politesse et l’attention, l’admiration et le respect, sans forcément se donner l’accolade. Les rituels évoluent, et on trouvera des idées.